« Apprendre des expériences étrangères » #1 : Le libéralisme sisyphéen de l’Argentine

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Javier milei brandit sa tronçonneuse, symbole de la découpe budgétaire voulue.

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« Apprendre des expériences étrangères » #1 : Le libéralisme sisyphéen de l’Argentine

Publié le 12 août 2024
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L’élu ébouriffé et tapageur qui préside au destin de l’Argentine depuis décembre 2023 a levé un vent frais, si n’est un regain d’intérêt, pour le libéralisme. Phénomène paradoxal s’il en est, car s’il est vrai que le premier mandataire a surgi telle une pulsion « thatchérienne » sur la scène locale, et que celui-ci a pris la parole dans différentes enceintes internationales, il n’en demeure pas moins que cette portion méridionale de l’« extrême Occident » est loin d’avoir été un long fleuve tranquille en matière de pratique libérale et républicaine.

 

Depuis le début du siècle passé, l’Argentine a en effet emprunté un sinueux cheminement politico-économique dont l’effet aura été de rompre avec un certain nombre de postulats libéraux, pourtant gravés dans sa genèse constitutionnelle. L’appétit d’étatisme, sous ses multiples variantes socialiste, corporatiste ou marxisante, n’y est pas étranger. Indiscutablement, la récente poussée libertarienne doit son ardeur au retour de manivelle d’une obsession corporatiste qui s’est laissée submerger par sa soif de prédation et s’est enfermée elle-même dans une impasse. Mais elle est aussi le rejeton d’une famille idéologique qui a eu le mérite d’avoir maintenu la flamme de la pensée libérale, en phase avec les fondements de la pensée hispanique et en étroite relation avec différents courants conceptuels au niveau international.

À ce titre, Milei est moins un « réactionnaire » ou une anomalie d’« extrême droite » comme se plaisent à le décrire certains commentateurs, qu’une personnalité issue d’une famille idéologique ayant accumulé un propos critique sur les contradictions des modèles économiques et les rapports de la doctrine libérale avec les systèmes politiques. Il rappelle lui-même qu’il est l’héritier de l’école autrichienne, de celle de Salamanque, et des penseurs de son propre sol, autrement dit de Hayek, Von Mises, Rothbard, Huerta De Soto, Alberdi et Benegas Lynch. Son penchant radical s’enracine dans les tentatives avortées de restauration libérale qui se sont succédé en terre sud-américaine à partir des années 1960.

Au fond, l’Argentine démontre à sa manière que le libéralisme de façade, de la demi-mesure et de l’accointance avec les intérêts sectoriels et corporatistes, ne sont que lettres mortes à l’heure où le monde évolue dans un climat d’hyper-compétition, faisant cohabiter différents modèles de capitalisme d’État et d’autres idéologies combatives. Tocqueville et Jefferson n’avaient-ils pas souligné en leur temps l’impératif de ne jamais tenir pour définitivement acquis le progrès et les vertus de la liberté[1] ? De là, le message frondeur dirigé par Javier Milei au monde occidental, dans lequel une tendance à l’empiètement sur les libertés et à la perte de foi en soi-même est plus que palpable.

L’élan libertarien qui a germé très récemment remet sur le devant de la scène une période prestigieuse pour l’Argentine. Plus de deux siècles en arrière, quarante ans après l’indépendance de la Couronne espagnole et les guerres civiles qui s’ensuivirent, la nouvelle Constitution nationale de 1853[2] projette le pays vers de nouvelles bases. Juan Bautista Alberdi en est l’architecte principal et s’inscrit dans une génération esseulée des conflits seigneuriaux et ayant opéré une synthèse de différentes écoles de pensée libérale.

La Constitution nord-américaine est une source d’inspiration, dont l’une des innovations majeures, la fin du despotisme, sera déclinée dans le contexte local. La philosophie politique de l’école de Salamanque en est une autre, extrêmement riche sur le plan moral, politique et économique, dont le legs transmis par le règne hispanique restait refoulé jusqu’alors par les partisans de l’indépendance. À cet égard, il est utile de préciser que, contrairement à l’interprétation de l’historiographie européenne des XVIIIe et XIXe siècles, l’empire hispanique fut moins un empire colonisateur que « générateur », c’est-à-dire faisant reposer sa prééminence sur un métissage avec les peuples conquis et le façonnement d’un ordre social incorporant différentes composantes de la diversité autochtone. D’où la remarquable continuité temporelle de l’Amérique hispanique en comparaison avec celle d’autres empires, et en contresens, la mise à l’index de l’école de Salamanque qui traduisit le sabordage de l’Espagne du Siècle d’Or par les rivaux européens. Autre voie d’inspiration enfin, celle de l’école de Paris, en particulier Jean-Baptiste Say et Benjamin Constant, ainsi que l’incontournable école anglo-saxonne avec Smith, Mill et Bentham.

La Constitution de 1853 scelle donc un ordre politico-juridique républicain, dans un climat de sortie de guerre civile. Elle établit un rapport flexible entre l’autonomie des provinces intérieures et l’unité nationale, non réductible au clivage qui opposait hermétiquement l’approche fédérale à la posture unitaire. La matrice de pensée de Alberdi[3], de sa « génération 37 » et de la suivante, la « génération 80 », est à la fois politique et économique, attentive au sens de l’État, au nationalisme, à l’indépendance, aux dérives du despotisme, à la puissance et aux rapports dynamiques entre ces multiples composants, poursuivant en cela les perspectives esquissées par Salamanque.

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L’importante crise de la Baring Brothers (1890), tête de pont de la politique de domination par l’endettement promue par l’Angleterre, donne lieu à une réforme monétaire réussie en 1899, sous la houlette des économistes-entrepreneurs Ernesto Tornquist et Silvio Gesell. Forte de ce nouveau pacte générationnel et d’une démographie dynamique, l’Argentine se hisse parmi les dix premières puissances. Elle conservera ce statut jusque dans les années 1930.

La suite ressemble à une course descendante et s’apparente au mythe de Sisyphe, condamné à une existence pendulaire. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts et d’autres corpus idéologiques ont pris forme en Amérique du Sud sous l’effet de l’affrontement des nationalismes du XXe siècle et de la Guerre froide. Après 1930, le pays accumule quatre-vingts années consécutives de baisse du PIB par habitant et passe d’un taux de pauvreté à 5 % en 1976 à 50 % en 2023.

Durant cette période, trois projets à caractère libéral tenteront en vain de viabiliser leur modèle, au sein d’un virage généralisé de la classe politique vers l’étatisme et la social-démocratie. Celui du radical Arturo Frondizi en 1958, puis du péroniste Carlos Menem en 1989, et dans une moindre mesure celui du social-démocrate Mauricio Macri en 2015.

Point décisif, l’Argentine est immergée depuis 1959 dans un nouveau type de guerre civile, ou si l’on préfère, dans une « guerre par le milieu social » selon les termes du colonel français Jean Nemo, qui oppose le courant castro-communiste et néomarxiste à celui des libéraux et républicains. Depuis la révolution cubaine, l’ensemble du continent n’a pas cessé d’être traversé par cette tension conflictuelle. Pirouette de l’histoire, le courant castro-communiste est appuyé en sous-main par l’allié anglais et nord-américain. Les deux étendards de la démocratie libérale appliquent froidement leur intérêt géostratégique d’affaiblissement des puissances émergentes dans le cadre de la pax hemisferica, en même temps qu’ils coopèrent en superficie pour maintenir à flot l’armature libérale de leurs alliés ibéro-américains.

Cette stratégie à double-fond, qui n’est pas tout à fait nouvelle puisque le libéralisme à l’anglaise fut utilisé tôt pour bousculer l’emprise hispanique, rend encore plus évident un type de polarité trop masqué par la conception libérale au sein du système politique : l’intérêt de puissance, dans sa dimension nationale, et l’intérêt général en tant qu’expression plus ou moins diffuse de la volonté de la communauté. Le political warfare ou la guerre économique, entendu comme l’usage conflictuel de l’économie pratiqué en temps de paix, émane du premier élément. La démocratie libérale, en tant qu’expression des préférences sociales et de la créativité matérielle, découle du second, les deux pôles s’imbriquant l’un dans l’autre comme le souligne lucidement Shirine Sabéran[4], dans une perspective comparable à celles de Friedrich List ou Henry Carey.

Autrement dit, l’économie est construite comme un vecteur de puissance nationale. Tout projet économique, qu’il soit de souche libérale, national-protectionniste ou socialisante, manifestant ostensiblement sa volonté de puissance, est susceptible d’être interprété comme une nuisance par les garde-fous de l’hégémonie continentale. De facto, dans l’Argentine de l’après 1983, qui est aussi l’époque charnière de la défaite militaire face au Royaume-Uni lors de la guerre des Malouines, l’Argentine se rangera mentalement « sous la tutelle » de la social-démocratie et des institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale), dont la fonction inavouée est de restreindre sa marge de manœuvre. Après 1983, le coût de l’État, qui s’était maintenu sous le seuil du quart des dépenses publiques jusqu’à 1976, augmente à hauteur de la moitié du budget national. La dette publique explose, les forces militaires sont neutralisées, tandis que l’immense majorité de la classe politique embrasse les règles d’un étatisme en trompe-l’œil, mis au service de la prédation et des privilèges, diamétralement opposé à l’intérêt national et à la volonté populaire.

Dans un tel tableau, quelles sont les possibilités actuelles du gouvernement de Javier Milei ?

Elles sont minces, objectivement, et fortement tributaires de la capacité non seulement transformatrice, mais aussi subversive du camp libéral. Malgré des contradictions flagrantes et un déficit de rigueur, les mesures économiques entamées depuis décembre 2023 vont a priori dans le bon sens. Brossée schématiquement, la fresque antérieure donne un ordre de grandeur des enjeux à affronter. Il s’agit d’un choc de modèles dont l’issue dépendra de l’habileté à agir en cohésion sur différents fronts. Le problème n’est pas de tant de remettre en question l’État régalien que de remettre à plat un contrat social et de briser une culture politique, convertie à l’étatisme parasitaire et l’archaïsme institutionnel, s’étant évertuée efficacement à façonner une novlangue, à modeler une opposition contrôlée et à neutraliser les contre-pouvoirs.

Les libertariens n’ont pas devant eux un corps politique ayant commis une simple erreur d’aiguillage. Ils affrontent un conglomérat médiatique, économique et politique, de droite centriste, de gauche ou de tradition péroniste, dont plusieurs figures de proue ont absorbé un art du combat révolutionnaire. Leur but vise la conquête de l’État et de l’imaginaire collectif, en utilisant des moyens irréguliers qui entrent en collusion avec l’agenda des puissances extérieures. Face à une matrice de connivence ayant fait preuve d’une meilleure créativité stratégique et contaminé toute la sphère publique, y compris le secteur privé et le monde syndical, Javier Milei mise sur la restitution combative d’une réalité dérobée aux Argentins, en jouant sur les leviers conceptuels et communicationnels.

Sa popularité, à six mois de son investiture, montre que ce chantier fonctionne. Accessoirement, on notera que ces divers éléments émettent des signaux forts en matière d’aggiornamento du logiciel libéral à la conflictualité contemporaine.

Est-ce un hasard si la crinière du fauve et la tronçonneuse constituent les deux mèmes collés à chaud sur le personnage ? On y ajouterait volontiers ceux du livre ouvert ou des lunettes du lecteur, tant les idées et l’histoire sont remobilisées dans la bataille en cours. Le député libertarien, musicien et membre de la famille d’économistes citée plus haut, Bertie Benegas Lynch, lui, a choisi le portrait de Ludwig Von Mises pour orner l’instrument[5] avec lequel il clôtura le meeting politique de Javier Milei le 22 mai 2024. Chacun son symbole, pourvu qu’il indique le sens du combat.

[1] « Le prix de la liberté, c’est la vigilance éternelle ». Thomas Jefferson.

[2] Constitution argentine de 1853. Voir aussi l’ouvrage Bases y puntos de partida para la organización política de la República Argentina disponible sur ce lien: https://ws-export.wmcloud.org/?format=pdf&lang=es&page=Bases_y_puntos_de_partida_para_la_organizaci%C3%B3n_pol%C3%ADtica_de_la_Rep%C3%BAblica_Argentina

[3] Notamment dans l’ouvrage « Bases et points de départ pour l’organisation politique de la République Argentine ».

[4] Shirine Sabéran. La notion d’intérêt général chez Adam Smith : de la richesse des nations à la puissance des nations. Revue de Géoéconomie, pages 55 à 71, 2008/2 n°45, éditions Choiseul. https://www.cairn.info/revue-geoeconomie-2008-2-page-55.htm

[5] https://x.com/NAagencia/status/1793412737793765386

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  • Pourtant les exemples de réussite ne manquent pas dans le monde, mais la gauche s’obstine dans ses imbécillités socialistes, ruinant nombre de pays et leurs habitants. Preuve indiscutable que leur souci du peuple n’est que de l’hypocrisie. Il y a 30 ans la Pologne était dans une position dramatique, de nos jours c’est un exemple en Europe!

    • Les pays de l est ont pour certains rattrapé ( Lituanie Estonie Pologne) voir dépassé ( Slovénie Tchèquie) le niveau de vie d une partie du club med ( Espagne Portugal Grèce) et talonnent l italie juste derrière la France
      Eh oui les français vont devoir bosser plus s ils ne veulent pas finir en bas de l échelle européenne…… au lieu de sempiternellement râler 😁😁😁😁

      -1
      • ne pas finir en bas de l’echelle européenne n’est pas un projet libéral..

        le projet est la liberté économique.. mais surtout l’arret du gaspillage de l’argent public.

        bosser plus pour que l’etat dépense mon argent dans des trucs qui ne me concerne pas ..non.

        • Ah bon bosser plus n est pas un projet libéral……🤣🤣🤣🤣🤣
          Les conservateurs réactionnaires jouent avec des trucs et des yakafokons……🤣🤣🤣🤣

          -1
        • Il est exact qu’en France le problème est l’immense gaspillage de fonds publics qui a plombé la dette. Nos politiciens ne pensent qu’à dépenser et donc augmenter les prélèvements, ce qui n’est en fait que du racket.

          • Si le pib par habitant se dégrade nettement en France par rapport a nos voisins européens, la seule solution est d accroître notre volume de travail puisque notre productivité faiblit
            C est a notre portée de main
            Quant a juguler la gabegie étatique, commençons par diminuer les pensions de retraites et les remboursements santé……
            Nos populistes seront certainement d accord pour agir dans ce sens…..🤣🤣🤣🤣🤣🤣🤣

  • Milei sera jugé sur 2 ou 3 points, mesurables, loin de toutes considérations politico-philosophiques.
    L’inflation reflue-t-elle ? Le Budget sera-t-il maîtrisé sans augmenter la pauvreté du pays ?

    • 6 ans, il lui faut 6 ans…Thatcher les a eu grâce…à la guerre des Malouines

    • L’inflation reflue et le budget est excédentaire pour le moment. Par contre, détruire la super-structure (comme dirait Marx) occasionne d’énormes trous le temps que le secteur marchand fasse le boulot. Mais là transition est signe d’augmentation drastique de la pauvreté.

      Nous verrons bien à la fin de son mandat.

      • Comme les argentins vivaient au dessus de leurs moyens….la purge va engendrer mécaniquement une baisse de leur niveau de vie comme la Grèce a fait moins 30 % et 10 ans après son pib a fait seulement plus 10 %……
        Quand a parler pauvreté c est rentrer dans la langue de bois gocho si prolixe en France……😁😁😁😁

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