L’Europe spatiale peine à rattraper SpaceX

Malgré ses tentatives de modernisation, l’Europe spatiale est en retard par rapport à ses concurrents, notamment SpaceX. Pierre Brisson tente de comprendre et d’analyser les raisons de ce retard.

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L’Europe spatiale peine à rattraper SpaceX

Publié le 21 novembre 2023
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Les 6 et 7 novembre, les ministres des 22 États-membres de l’ESA, réunis en sommet interministériel à Séville, ont tenté une mise à jour (au sens de l’anglais reset) de leur organisation. Il est plus que temps, car l’Europe spatiale s’est littéralement effondrée. Le problème est de savoir s’il n’est pas trop tard.

 

Quelques chiffres résument la situation

Arianespace, pour le compte de l’ESA (Agence Spatiale Européenne), a lancé, entre le premier vol en 1979 et aujourd’hui, 261 fusées Ariane (catégorie « 5 » depuis 2003) produit par la société ArianeGroup, dont seulement deux Ariane-5 en 2023 et trois Ariane-5 en 2022. Les meilleures années d’Ariane ont été l’an 2000 avec doue lancements réussis, et 2002 avec one lancements réussis. Depuis, jusqu’en 2020, le nombre tournait autour de cinq ou six par an. De son côté, SpaceX, le rival d’ArianeGroup, a lancé entre le premier vol en 2010 et aujourd’hui, 272 Falcon dont 60 en 2022, et 78 depuis le début de l’année 2023.

Aujourd’hui, il n’y a plus de lanceur moyen Ariane-5 (le dernier lancement a eu lieu en juillet 2023) et la mise en service de son remplaçant Ariane-6 est sans cesse retardée. Son complément, le lanceur européen léger, Vega-C, est, lui, cloué au sol après l’échec de son premier vol commercial du fait d’un défaut de conception de la tuyère de son second étage.

Le motif officiel du sommet était (en langage européen) de « déterminer comment rehausser les ambitions spatiales de l’Europe. À cette occasion, l’ESA devait élaborer une stratégie européenne pour l’exploration, le transport et le développement durable dans et depuis l’espace. Les raisons en étant qu’exploiter tout le potentiel de l’espace pour améliorer la vie sur Terre devait contribuer à garantir la prospérité, la compétitivité et le talent de l’Europe et ses citoyens, et permettre à l’Europe d’affirmer la place qui lui revient dans le monde ».

Qu’en termes pompeux ces choses-là furent dites !

 

Une administration multinationale n’a pas de stratégie

Le communiqué parle de « stratégie européenne », et là commence le problème, l’Europe n’est pas une entreprise, l’Europe n’est pas un État, l’Europe est une administration commune à plusieurs pays ayant des ambitions différentes. L’ESA est le reflet de cette nature composite, et il n’y a rien de plus frileux et opposé à la prise de risque qu’une administration multinationale. Pour un projet aussi ambitieux que le spatial, ce n’est vraiment pas le cadre idéal.

Certes, l’attrait du gain n’est évidemment pas absent dans l’esprit des Européens puisque, dit-on, le marché du spatial orbital (donc sans le spatial lointain) pourrait être de l’ordre de 150 milliards de dollars dans les dix ans qui viennent. Mais le Spatial n’est pas un business comme un autre.

Dès l’exposé des motifs, on voit que quelque chose ne va pas. « Exploiter tout le potentiel de l’espace » ne peut avoir en premier lieu pour objet « d’améliorer la vie sur Terre » en étant « plus vert ».

Exploiter le potentiel de l’espace, c’est regarder vers les planètes et les étoiles, et non d’abord vers la Terre, c’est porter le rêve de la conquête spatiale, c’est une exigence et une ascèse, donc une économie de moyens pour un maximum de résultats, pas pour « créer des emplois », mais pour créer de la vraie richesse, c’est-à-dire investir, comme l’ont été toutes les grandes aventures humaines, et surtout pour réaliser un rêve. Bien sûr qu’il y aura des retombées de la conquête spatiale pour la vie sur la Terre, mais Magellan n’est pas parti dans son tour du monde pour améliorer la vie en Espagne ou au Portugal. Et à notre époque Elon Musk se soucie peu d’améliorer la vie sur Terre, il veut donner à l’Homme la possibilité de vivre sur la planète Mars, ce qui ne l’empêche pas de gagner beaucoup d’argent dans l’effort rationnel qu’il a entrepris.

Un seul motif cité par le communiqué m’intéresse en tant qu’économiste libéral, c’est « garantir la compétitivité de l’Europe et de ses citoyens » (quoi que je n’aime pas le terme « garantir » qui présuppose qu’on puisse figer un avantage dans une compétition, alors que la compétition est une lutte sans merci et sans garde-fou, et que dans ce contexte, on ne peut compter sur quelque avantage acquis ou « rente » que ce soit).

Après ce préambule, voyons ce qui a été décidé à ce sommet.

 

Décisions au sommet

D’après le directeur général de l’ESA Josef Aschbacher, un « soutien financier » permettra d’assurer « la viabilité économique et la compétitivité des fusées Ariane 6 et Vega-C, stratégiques pour l’accès autonome de l’Europe à l’espace ».

Il s’agit d’« une subvention annuelle d’un maximum de 340 millions d’euros pour Ariane-6 et de 21 millions d’euros pour Vega-C ».

Quand on sait qu’un lancement d’Ariane-6 devrait coûter 100 millions d’euros (mais cela dépendra beaucoup de l’économie d’échelle fonction du nombre), et qu’un lancement de Falcon-9 coûte 50 millions d’euros, on voit bien l’inanité de la subvention européenne. NB : le coût de développement de l’Ariane-6 a été de l’ordre de 4 milliards d’euros ; celui du Falcon-9, de 400 millions de dollars. Plus que l’argent, ce sont les objets pour lesquels il est dépensé et l’organisation de l’entreprise qui est en jeu.

Par ailleurs, la fusée Ariane-6 ne sera toujours pas réutilisable. Avec ce nouveau lanceur l’Europe continuera à « jeter à la poubelle son Airbus après avoir traversé l’Atlantique » (image personnelle que je trouve très parlante !).

Chez le compétiteur SpaceX, un des Falcon-9 a déjà été réutilisé 18 fois !

Jusqu’à tout récemment, l’ESA ou ArianeGroup ne voulaient pas de réutilisation, car il fallait consacrer entre 10 à 15 % d’ergols à la redescente sur Terre du lanceur, et parce que cela aurait rendu plus coûteuse à l’unité une production de moteurs qui auraient été moins nombreux du fait de leur réutilisation. C’est un raisonnement valable dans une économie statique, mais pas dans une économie en développement. De ce fait SpaceX a produit plus de moteurs qu’ArianeGroup car elle a construit plus de fusées, même réutilisables, et sa consommation d’ergols supplémentaire a été totalement négligeable par rapport au gain obtenu par les économies d’échelle résultant du nombre de vols. Par ailleurs produire des lanceurs pour les « jeter à la poubelle » n’est pas l’expression d’un souci particulier de l’environnement, comme prétendent avoir ESA et ArianeGroup.

Enfin, la capacité de transport d’Ariane-6 ne sera pas énorme, 20 tonnes en orbite basse. Ce n’est vraiment pas une révolution. Si le Starship vole il pourra porter 100 tonnes à la même altitude, le Falcon Heavy, porte effectivement 64 tonnes et le Falcon-9, 22 tonnes.

Une note positive cependant.

L’Allemagne a obtenu que la fourniture des équipements et prestations soient soumise à la concurrence. Vous avez bien lu le mot « concurrence ». Jusqu’à aujourd’hui les pays membres se répartissaient politiquement les contributions du fait de leur participation à l’ESA (on appelait ça le géo-retour). Ce n’était pas la meilleure incitation à produire mieux et moins cher, puisque chaque pays avait son petit domaine assuré et protégé.

Désormais, des appels d’offres seront lancés, et les meilleures offres seront retenues, indépendamment de la nationalité du fournisseur. Indirectement, cela donnera toutes leurs chances au NewSpace européen, c’est-à-dire aux indépendants, notamment allemands, qui avec des moyens très limités ont décidé de se mesurer aux sociétés officielles aujourd’hui protégées. La NASA le fait depuis « toujours » (depuis la première présidence Obama mais cela fait déjà longtemps).

Quel progrès ce sera pour l’Europe, mais il est plus que temps !

Airbus-Safran (ArianeGroup) profitera sans danger de cette concurrence car elle est de loin la plus puissante en Europe. Par contre, les Italiens de l’entreprise Avio, avec le VEGA-C (anciennement produit par ArianeEspace), vont se trouver en concurrence réelle très vite avec les petites sociétés du NewSpace européens, notamment l’allemande « Isar Aerospace » dont le premier lanceur devrait voler fin 2023, mais aussi la franco-allemande « The Exploration Company » qui propose sa capsule Nyx.

C’est de là que viendra le progrès mais la progression sera rude. L’ESA prévoit une aide allant « jusqu’à 150 millions d’euros pour les projets de lanceurs les plus prometteurs ».

Vu les coûts ce ne sera qu’une grosse goutte d’eau.

 

Avec cette politique, l’Europe n’est pas sortie d’affaire

Le lanceur Ariane-6 sera toujours non réutilisable (mise à feu au sol prévue le 23 novembre. Cela devrait permettre de confirmer une date de lancement au printemps 2024. On en parle depuis 2009, et le premier vol devait avoir lieu en 2020 !). Il n’est toujours pas prévu de transport de personnes, et sur ce plan, la dépendance aux Américains restera totale.

Un tout petit espoir cependant : il est à nouveau question d’un transporteur robotique, du type SUSIE (Smart Upper Stage for Innovative Exploration), qui sera, lui, réutilisable, et qui devrait servir à aller et revenir de l’ISS (pas pour les hommes mais pour les équipements et les consommables).

La présentation du véhicule avait fait sensation à l’IAC de 2022 car elle avait donné l’impression que l’Europe se réveillait enfin. Mais on n’en avait plus entendu parler. Une somme de 75 millions d’euros y a été affectée lors de ce sommet. Il faut espérer maintenant que ce projet aille plus loin que le vaisseau cargo ATV (lancé une fois il y a 15 ans déjà, mais non réutilisable) ou que l’avion fusée Hermès (finalisé il y a 30 ans mais qui n’a jamais volé).

Cependant, il ne faut pas exagérer son importance ni ses perspectives. SUSIE ne pourra apporter que quatre tonnes dans l’ISS, et il ne pourra en rapporter que deux. Ce n’est rien comparé aux capacités du Starship (100 tonnes), et c’est moins que la capacité de la capsule Dragon de SpaceX (6 tonnes) qui fonctionne aujourd’hui.

On nous dit que ce véhicule pourrait fonctionner en 2028, mais c’est à cet horizon que l’ISS devrait être désorbitée ! Alors, ce concept va-t-il être développé jusqu’au bout, ou bien va-t-il disparaître comme l’ARV (Advanced Reentry Vehicle) qui devait succéder à l’ATV (Automated Transfer Vehicle) et qui a disparu des écrans autour de 2010 alors qu’il avait fait comme SUSIE, l’objet d’un « démonstrateur » ?

À partir de SUSIE, l’ESA dit qu’elle envisage de développer un véhicule habitable et réutilisable… mais il y a un double saut à effectuer (puissance et viabilisation) et aucune date ne peut bien sûr être avancée.

 

En résumé, on a l’impression que le constat est fait, mais que le virage prendra beaucoup de temps à se concrétiser. Peut-être trop de temps car, en attendant, SpaceX ne va pas dormir sur ses lauriers. Ariane-6 va arriver déjà démodée sur un marché ultra-concurrentiel (en dehors des Américains, il y aussi les Indiens ou les Chinois, même les Japonais) et, franchement qui va se servir de SUSIE quand Dragon donne pleinement satisfaction pour le type de transport visé ? Ce ne sera qu’un test pour autre chose (le transporteur habitable) mais probablement sans rentabilité à la clef. Que de temps et d’argent perdus par l’Europe par pur dédain des autres ou très clairement par arrogance (« parce que nous sommes les meilleurs »).

Liens :

https://www.cieletespace.fr/actualites/la-fusee-europeenne-vega-c-ne-revolera-pas-avant-octobre-2024

https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/a-seville-le-sommet-sur-l-europe-spatiale-accouche-d-un-plan-de-sauvetage/

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  • Beaucoup comparent les lanceurs d’Elon Musk avec ce qui se fait en Europe. Mais c’est une erreur. Les lanceurs américains bénéficient d’énormes financements de l’État américains via la NASA et les prix des lancements des satellites militaires américains sont plus de 5 fois plus élevés que les prix des lanceurs civils. Il s’agit là d’une subvention cachée de l’État américain.
    En Europe, le problème est très simple : chaque pays veut son retour sur investissement de sa participation qui doit se faire dans un domaine où il n’a aucune compétence pour profiter de transfert de technologie des maîtres d’oeuvre. La mise en compétition des fournisseurs ne changera rien au problèmes de coût. En effet, les états ont déjà mis en œuvre la parade : L’Allemagne a obligé Safran a transférer la production des moteurs Vulcain en Allemagne en échange d’une partie du financement d’Ariane (il fait partie du deal avec B. Lemaire avant la réunion en Espagne) .
    Le second point qui va contourner la mise en concurrence est l’exigence de l’ESA qui, dans ses appels d’offres, oblige les maîtres d’oeuvres à faire appel à des PME européennes pour le développement des équipements ; au lieu de faire appel aux grandes entreprises qui ont déjà le savoir faire.
    Le troisième point enfin est la pression des États sur l’ESA pour qu’une entreprise de leur pays soit choisie pour développer un équipement qu’elle ne sait pas faire (transfert de technologie) : lors des appels d’offres, l’ESA incite très très très fortement à choisir telle ou telle PME si le maître d’œuvre veut rempoter le contrat.
    Le marché européen ne bénéficie ainsi ni d’une mane financière équivalente à celle des USA ou de la Chine (parce que les politiciens de l’Europe n’y voient aucun intérêt pour leurs réélections à terme), ni des conditions de marché pour optimiser les coûts de développement et de série.

    • La réalité c’est que si l’administration américaine paye plus cher ses lancements par SpaceX que le secteur privé, c’est que SpaceX est maître du marché parce que ses coûts de lancements sont plus faibles que ceux de ses concurrents, que sa fiabilité est impeccable et surtout que ses disponibilités sont extrêmement flexibles et abondantes.
      SpaceX fait pratiquement les prix qu’elle veut en Occident. Chers pour les uns, moins chers pour les autres, encore moins cher pour Starlink (qui sont des vols « in-house »), tout dépend de son pouvoir de négociation (ça joue dans le sens fournisseur-client aussi bien que client-fournisseur) et aussi de la spécificité de chaque vol. L’Europe qui doit passer par les fourches caudines de SpaceX en attendant la disponibilité de son Ariane-6, va payer ce que SpaceX va lui demander pour Galileo. Elle n’a pas le choix.
      Par ailleurs, ArianeGroup est aussi « aidée par son administration » puisque des vols institutionnels (protégés) d’Arianespace ont été négociés par l’Europe: quatre par an pour Ariane-6 et six par an pour Vega-C. Pour une société qui a effectué trois lancements en tout et pour tout en 2023 et le même nombre en 2022, ce n’est pas négligeable.

  • Comme pour le reste, l’Europe finit par être un handicap.

  • je ne sais jamais quand je lis ces article pourquoi on me parle de cela..

    en tant qu’investisseur potentiel ? consommateur? contribuable? français européen?

    reste que j’ai un apriori très négatif quand on me parle d’espace.. en raison des question e prestige national qui on toujours été présents dans ces affaires..

    • Monsieur Lemière : Dans le cas présent vous avez la comparaison entre ce que peut donner une administration multinationale avec toutes ses lourdeurs et ses objectifs confus et une entreprise privée dirigée par un homme passionné avec des objectifs clairs. La conduite d’Elon Musk comme cas d’école de comportement économique libérale ce n’est pas mal…et ça démontre l’ingouvernabilité donc l’inefficacité des mastodontes administratifs plurinationaux.

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