Présidentielle en Argentine : un entre-deux-tours électrisant

Après des résultats surprenants au 2nd tour de l’élection présidentielle argentine, retour sur la montée de Sergio Massa et la stratégie de Javier Milei.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0
Source : wikimedia

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Présidentielle en Argentine : un entre-deux-tours électrisant

Publié le 19 novembre 2023
- A +

Un article de Gabriel A. Giménez Roche, Enseignant-chercheur en économie, Neoma Business School.

Le 22 octobre dernier, le premier tour de l’élection présidentielle argentine a donné lieu à des résultats surprenants. La dynamique politique change rapidement dans ce pays de 45 millions d’habitants dont le poids économique, malgré les crises, reste considérable en Amérique du Sud.

La non-qualification plus ou moins inattendue pour le deuxième tour de la représentante de la droite traditionnelle, Patricia Bullrich, la « remontada » de Sergio Massa (candidat de la coalition de centre gauche sortante) et la performance moins bonne que prévu de l’ultra-libéral Javier Milei, favori des sondages mais arrivé en seconde position ont été les points saillants de cette compétition électorale qui culminera ce dimanche avec le second tour opposant Massa à Milei.

À quelques jours du scrutin, l’issue paraît fort incertaine.

 

La remontée de Sergio Massa

Dans un climat économique tendu, caractérisé par une inflation persistante, une croissance de la pauvreté, une dette publique en perpétuelle négociation, et un manque chronique d’attractivité pour les investisseurs internationaux, Sergio Massa, en tant que ministre de l’Économie en fonction, s’est retrouvé dans une position peu enviable aux yeux de l’opinion publique.

Souvent identifié comme l’incarnation des tribulations économiques nationales, Massa a cependant réussi une performance remarquable lors du premier tour. En août dernier, lors des primaires – une consultation propre au système politique argentin, durant laquelle les électeurs étaient appelés à présélectionner à la fois les partis qui seraient en lice au premier tour et leurs candidats –, il était arrivé en troisième position, derrière Milei et Bullrich, avec 27,27 % des voix. Mais le 22 octobre, avec 36,7 % des suffrages exprimés, il est passé devant tous ses adversaires, Milei récoltant 30 % des voix et Bullrich 23,8 %.

En prenant ses distances avec les responsables politiques ayant engendré la frustration populaire, et en particulier avec Cristina Kirchner (vice-présidente sortante du président Alberto Fernandez, en poste depuis 2019 et ex-présidente de 2007 à 2015), Massa a réussi à se redéfinir. Il réduit ainsi son image de symbole des déboires économiques, mais se pose comme le garant d’une certaine continuité des politiques sociales péronistes, délesté du poids de l’image de corruption associée au cercle « K » (en référence à Kirchner).

https://twitter.com/France24_fr/status/1724004179096834484?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1724004179096834484%7Ctwgr%5Ee4ec9c05e769acf919270a4cdc147b5c5d09b4ac%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Ftheconversation.com%2Fpresidentielle-en-argentine-un-entre-deux-tours-electrisant-217210

Il convient de souligner que, pour rallier des électeurs, il n’a pas hésité à user de promesses populistes de dernière minute. Son Plan Platita (plan « argent de poche ») comporte des engagements variés, allant de l’allégement fiscal pour les PME à des primes pour les retraités et les chômeurs. Ce plan, qui comprend quinze mesures différentes, générerait de nouvelles dépenses publiques et, par conséquent, un déficit accru – lequel, en Argentine, se traduirait probablement par une hausse de l’inflation, étant donné que son financement nécessiterait l’émission de monnaie supplémentaire.

Un autre facteur de la remontée de Massa est l’inquiétude suscitée par les discours incendiaires et radicaux de Javier Milei et de ses partisans. En promettant de mettre fin à toutes les subventions, de privatiser à grande échelle et de dollariser l’économie, le candidat libertarien a semé la crainte d’une flambée incontrôlable des prix parmi les Argentins. Cette appréhension a été partiellement alimentée, de manière discutable, par les alliés du gouvernement en place, qui n’ont pas hésité à prédire une dérégulation des prix subventionnés dans les transports publics, tels que les trains, en cas d’élection de Milei ou de Bullrich.

 

Les raisons de l’échec de Patricia Bullrich

Patricia Bullrich, qui avait initialement obtenu une solide deuxième place aux élections primaires avec 28,27 % des suffrages, a été, nous l’avons dit, évincée de manière inattendue au premier tour, ne recueillant que 23,8 % des voix. Les analystes politiques estiment que son élimination résulte d’une série d’erreurs stratégiques, notamment son attitude de mépris affiché envers les figures influentes des régions de Mendoza et de Córdoba, qui auraient pu lui apporter un soutien significatif au-delà de l’agglomération de Buenos Aires.

Un autre écueil majeur de sa campagne a été son incapacité à se positionner de manière crédible comme une candidate réformatrice, surtout face à un Javier Milei au discours plus tranché et à l’image plus convaincante de candidat anti-establishment.

Cependant, c’est peut-être l’ambiguïté du soutien de l’ancien président Mauricio Macri (2015-2019), figure de proue du parti Propuesta Republicana (PRO) et soutien de Bullrich, qui a le plus nui à sa candidature. Représentant des intérêts économiques argentins, Macri a semblé hésitant quant à la capacité de Bullrich à remporter les élections et n’a pas dissimulé son ouverture à une alliance électorale avec Milei avant même le premier tour, semant le doute sur son engagement envers Bullrich.

 

La campagne mouvementée de Javier Milei

Les résultats du premier tour ont marqué un coup d’arrêt pour Javier Milei, qui, après une percée surprenante aux primaires d’août, semble avoir atteint son apogée. En dépit d’une hausse de la participation de 69 % à 78 %, son score est resté stagnant autour de 30 %, révélant les limites de son expansion électorale au-delà de sa base de jeunes, surtout provinciaux, désabusés par la politique traditionnelle de Buenos Aires.

L’appel à une réforme économique séduit une partie de la population argentine, mais les propositions radicales de Milei, notamment sa volonté de procéder à des réductions budgétaires drastiques et immédiates, ont suscité une inquiétude palpable parmi les citoyens et les PME dépendantes des aides gouvernementales. Ses mises en scène provocatrices, où il manie des tronçonneuses symbolisant sa volonté de « couper dans le budget », ainsi que son style rhétorique agressif et souvent vulgaire, n’ont pas su convaincre un électorat modéré et indécis.

De plus, la position de Milei sur la scène internationale, en particulier sa menace initiale de rompre les liens commerciaux avec les principaux partenaires de l’Argentine, à savoir le Brésil et la Chine, en les qualifiant de « communistes », a été source de controverses. Face aux critiques, il a par la suite tempéré ses déclarations, mais le malaise persiste quant à l’impact potentiel qu’auraient les politiques qu’il promeut sur une économie argentine déjà fragile.

La candidature de Javier Milei a également été mise à l’épreuve par ses propres alliés, dont certains se sont révélés être des figures encore plus controversées. Parmi eux, sa colistière pour la vice-présidence, Victoria Villarruel, se distingue par un ultra-conservatisme marqué.

Contrairement à Milei, qui se revendique libertarien et généralement plus progressiste sur les questions de société, Villarruel porte l’héritage d’une famille impliquée dans la dictature militaire argentine (1976-1983). Son père a même pris part, à la fin des années 1980 à une rébellion contre le gouvernement démocratiquement élu de Raúl Alfonsín. Elle n’a jamais renié son attachement à cette période sombre de l’histoire argentine. Ses prises de position contre l’avortement et le mariage homosexuel, et en faveur du rétablissement de la conscription en Argentine se reflètent, de manière plus ou moins subtile, dans le discours de Milei. Cependant, Villarruel a dû tempérer ses propos dans le but de séduire un électorat plus modéré.

Les interventions les plus dommageables pour Milei lors du premier tour ont cependant émané de Lilia Lemoine et du duo père-fils Alberto Benegas Lynch. Lemoine, cosplayer, influenceuse et styliste personnelle de Milei, s’est illustrée par des prises de position anti-vaccins, terreplatistes et antiféministes, allant jusqu’à déclarer, quelques jours avant le premier tour, qu’en tant que députée potentielle du mouvement La Libertad Avanza, elle envisagerait de présenter un projet de loi autorisant les hommes à refuser la reconnaissance de paternité d’enfants nés hors mariage.

Quant aux Benegas Lynch, issus d’une famille de libéraux éminents en Argentine, ils ont suscité la controverse par leurs propositions sur le commerce d’organes humains et la privatisation des mers. Mais c’est leur plaidoyer pour la rupture des relations avec le Vatican, le pape actuel étant trop à gauche pour eux, qui a provoqué le plus de remous, attirant même les critiques de l’archevêque de Buenos Aires, Jorge García Cueva.

Suite à l’accueil mitigé des résultats du premier tour, l’équipe de campagne de Javier Milei a exhorté ses porte-parole à adopter une approche plus discrète pour ne pas compromettre les chances de leur candidat dans la course au second tour. Cette stratégie de retenue a été renforcée par l’appui de Patricia Bullrich et des figures de proue du parti Propuesta Republicana (PRO), qui, après une analyse post-premier tour, ont décidé de soutenir Milei. Mauricio Macri, à la tête du PRO, cherche à apaiser ses électeurs en présentant un Milei assagi comme l’alternative idéale pour déloger le péronisme du pouvoir. Cette situation a conduit à une collaboration quelque peu inconfortable des Macristes à la campagne de Milei.

Bien que les voix du PRO soient cruciales pour briser le plafond de verre de Milei, les partisans de la première heure craignent que cette alliance n’entraîne une modération excessive de leur candidat et l’infiltration de ce qu’ils considèrent comme la « caste » des politiciens traditionnels – une « caste » que Milei a souvent critiquée avec véhémence. En effet, Milei a été contraint de faire des concessions à cette « caste » du PRO, notamment en présentant des excuses à Bullrich pour les attaques personnelles émises lors des débats présidentiels, en minimisant ses propositions de dollarisation de l’économie et en écartant ses porte-parole les plus controversés. Ces ajustements stratégiques posent le risque de diluer l’essence même de l’image anti-establishment, qui a été jusqu’ici au cœur de son attrait électoral.

Bien que le ralliement de Bullrich et Macri puisse, sur le papier, assurer à Milei une majorité absolue des voix au second tour, la réalité politique est nettement plus complexe. La coalition Juntos por el Cambio, qui soutenait Bullrich, est une alliance entre le PRO et l’Unión Cívica Radical (UCR), un parti traditionnel, adversaire de longue date du péronisme.

L’UCR, avec ses racines socio-libérales et socio-démocrates, est porteur d’une idéologie qui contraste avec les critiques acerbes de Milei à l’égard du gouvernement de Raúl Alfonsín, le premier président élu démocratiquement après la dictature, et sous lequel la junte militaire avait été jugée.

Alors que le PRO de Bullrich et Macri a choisi de se ranger derrière Milei, l’UCR reste réticente et envisage même de soutenir Sergio Massa, malgré les liens de ce dernier avec le kirchnérisme. Il est important de noter que le PRO, bien qu’étant le partenaire dominant de Juntos por el Cambio, ne représente pas l’ensemble de l’électorat de la coalition. Avec plus de 20 % d’abstentionnistes au premier tour et un nombre similaire d’indécis, dont beaucoup pourraient se sentir plus proches de l’UCR, le paysage électoral reste ouvert. Ainsi, même si Milei semble mathématiquement en tête, son avance sur Massa est ténue et loin d’être assurée.

 

Le vainqueur aura la tâche ardue

Quel que soit le futur président, il devra faire face à la réalité implacable de l’économie argentine, qui nécessite des réformes immédiates, en particulier pour réduire le déficit public, moteur clé de l’inflation. L’Argentine continue d’être marginalisée sur les marchés internationaux de capitaux, ce qui complique encore la situation. Ni Milei ni Massa ne pourront s’appuyer sur une majorité parlementaire autonome au Congrès argentin. Pour obtenir une majorité absolue, des alliances seront indispensables avec les législateurs de Juntos por el Cambio, qui représente la deuxième force au Congrès après l’Unión por la Patria de Massa.

Dans ce contexte, un président Massa serait contraint de négocier avec l’opposition et d’entreprendre des réformes au sein de la structure gouvernementale actuelle. Un président Milei, quant à lui, se verrait incapable de réaliser ses réformes les plus extrêmes sans le soutien du Congrès. L’option d’un plébiscite, évoquée par Milei, ne relève pas du pouvoir exécutif mais du législatif, et son utilisation est strictement encadrée par le Congrès. En somme, la gouvernance de l’Argentine post-élections exigera un exercice d’équilibre et de compromis, quel que soit le vainqueur.

Sur le web.

Voir le commentaire (1)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (1)
  • Il y a deux erreurs courantes dans la vie.
    Croire qu’un ultra-libéral est d’extrême-droite. C’est celle de Libé.
    Croire qu’un libéral-conservateur est un libéral. C’est celle de CP.
    Massa ou Milei. M. les maudits. Seule certitude : je n’aimerais pas être un électeur argentin.

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don
6
Sauvegarder cet article
Inflation et plus-value dans l’immobilier

En règle générale, les calculs du prix de l’immobilier publiés dans les journaux et revues, ou cités sur les sites internet ou les chaînes de radio-télévision sont effectués sans tenir compte de l’inflation. Les interprétations des résultats qu’ils présentent n’ont guère de sens.

La hausse des prix de l’immobilier est de toute évidence incontestable, mais il est nécessaire de rétablir une mesure rationnelle et réaliste de cette augmentation.

Cette mesure est déduite de deux indices défin... Poursuivre la lecture

Mercredi 17 janvier dernier, le président argentin Javier Milei a prononcé un discours enflammé et disruptif au Forum économique mondial de Davos. Son éloge de la croissance et des entrepreneurs, tout comme sa mise en garde contre les dangers du socialisme ont déjà fait couler beaucoup d'encre. En réalité, l'économiste n'a fait que reprendre, à quelques expressions près, le contenu d'une conférence TED donnée en 2019 à San Nicolás, au cours de laquelle il expliquait comment, tout au long de l'histoire, le capitalisme s'était avéré supérieur a... Poursuivre la lecture

Peste et famine vont sévir, le délire ultralibéral anéantir les acquis sociaux, et les sauterelles ravager les cultures. C’est, à peine caricaturé, la réaction de la plus grande partie de la presse française (notamment Ouest France, FranceTVinfo, France24, LaTribune, Alternatives économiques...) à l’arrivée au pouvoir, le 10 décembre, en Argentine de Javier Milei, élu sur un programme libertarien, c’est-à-dire de réduction drastique du rôle de l’État sur les plans économique et sociétal.

Le récit dominant en France serait que l’économi... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles