L’héritage méconnu du pacifisme de l’abbé de Saint-Pierre

Le pacifisme, vieux comme le monde, trouve un de ses précurseurs oubliés dans l’abbé de Saint-Pierre. À l’heure où les conflits resurgissent, ses idées pour une paix durable méritent une nouvelle considération.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 2
L'abbé de Saint-Pierre

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

L’héritage méconnu du pacifisme de l’abbé de Saint-Pierre

Publié le 15 octobre 2023
- A +

À quand remonte le pacifisme ? Comme rejet de la solution violente pour résoudre les différends, il est aussi vieux que le monde. On a voulu le mettre sous l’égide de Cinéas, qui demandait impertinemment à un conquérant de l’Antiquité où il s’arrêterait, et pourquoi il ne voulait pas tout simplement gouverner en paix son domaine.

Comme système de pensée, comme principe de philosophie politique, la paix a des fondateurs aux noms oubliés : c’est Émeric Crucé (ou peut-être De La Croix), à la biographie pleine d’incertitudes, dont l’ouvrage de 1623 promeut la paix et la liberté du commerce ; c’est encore et surtout l’abbé de Saint-Pierre, qui en vrai s’appelait Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre.

Mais qui a jamais entendu ces noms ?

Le XXe siècle s’est achevé avec la folle prétention d’avoir relégué dans le passé la question de la guerre, et d’avoir inauguré le règne ininterrompu de la paix. Aujourd’hui que ce rêve vole décidément en éclats, la paix a à nouveau besoin d’être construite, et pour être construite, d’être d’abord pensée et repensée.

 

Les défenseurs de la liberté ont toujours eu à cœur de défendre la paix. Qu’il s’agisse de peindre les ravages de la guerre, ou de dénoncer en elle une aberration économique, tous parlent à l’unisson. Mais quand vient le moment de proposer des moyens pour en amener l’extinction, chacun fait œuvre singulière. Le « projet de paix perpétuelle » de l’abbé de Saint-Pierre, exposé au début du XVIIIe siècle, a fait date ; c’est un monument de notre patrimoine national qui mériterait plus de visiteurs.

Sa qualité intrinsèque vient peut-être du fait que l’abbé de Saint-Pierre réconcilie deux démarches souvent solitaires — celle de la morale et celle de la science. Saint-Pierre est un moraliste qui veut faire œuvre scientifique ; ses préoccupations sont morales, mais son argumentation est essentiellement scientifique.

Il demande : pourquoi les nations sont-elles en guerre ? C’est une question morale assez vaste. Car pourquoi les hommes eux-mêmes nourrissent-ils entre eux des dissensions, des haines, des ressentiments ? Pourquoi parfois commettent-ils les uns contre les autres des violences ? C’est, naturellement, qu’ils ont des différends.

La vraie question est celle-ci : pourquoi, lorsque deux citoyens d’un pays sont en désaccord, ne leur vient-il pas le plus habituellement la pensée de vider leur querelle dans le sang ? C’est qu’ils ne le pourraient pas impunément ; c’est qu’il existe une force supérieure à la leur qui les soumettrait et leur imposerait son jugement.

C’est pour disposer d’un tel arbitre, d’une telle protection, que les hommes ont formé des sociétés organisées. Avant cette forme d’arbitrage, il existe des sociétés, car l’homme est né social (d’abord, il a une parentèle, c’est une première société), mais elles sont sans arbitres, sans arbitrage. Les hommes commettent des violences les uns à l’égard des autres. Les plus faibles, femmes et enfants notamment, sont tenus dans une forme de soumission presque complète, qui seule les garantit des fatigues et des malheurs qui tiennent à la vie sans protection. Les plus forts eux-mêmes sont sans cesse sur leurs gardes, épiant leurs ennemis, et prenant des précautions remarquables pour ne pas être assassinés pendant leur sommeil.

 

Mais un jour, pour cesser l’ère des violences, on se choisit un arbitre, on place les rapports humains sous la sauvegarde d’une autorité supérieure ; en bref, on se donne des lois et surtout un exécuteur de ces lois. Alors, si les querelles ne cessent pas tout à fait, habituellement, elles ne se vident plus par la violence. Alors, on vit paisiblement, de travail, de commerce ; on cultive les arts.

La même chose se passe plus tard entre tribus, clans ou villages : d’abord, on ne reconnaît aucune loi, on se bat à mort pour tout différend ; mais enfin, on fait société, on se place sous la sauvegarde de lois communes, et la violence cesse presque entièrement.

Pour cesser l’ère de la guerre perpétuelle, il ne s’agit pas d’autre chose, explique l’abbé de Saint-Pierre, que de répliquer à l’échelle des nations ce progrès qui a eu lieu tour à tour entre les individus d’une même tribu primitive, puis entre diverses tribus ou villages. Car la paix perpétuelle, ce n’est pas autre chose que l’État de droit enfin étendu aux limites de l’humanité elle-même.

 

Dans les différentes versions de son projet, d’abord manuscrit, puis imprimé, l’abbé de Saint-Pierre a expliqué en longueur comment il concevait pratiquement cette réalisation.

Il s’agirait, en peu de mots, d’une union des souverains politiques, lesquels, dans une grande assemblée de leurs représentants, videraient par la discussion les démêlés qu’ils pourraient avoir. L’union se fonderait sur cette base, que les frontières entérinées par les plus récents traités ne subiront plus jamais d’altération, sauf accord des arbitres de l’union. Celui qui entreprendrait contre la paix perpétuelle de l’union, et violerait les frontières d’un autre pays, serait déclaré l’ennemi de l’union : on pourrait lui faire la guerre jusqu’à ce qu’il entende enfin raison, comme la police et la justice d’un État sévissent contre quiconque a la mauvaise idée de vouloir violer les lois.

L’idée fondamentale de l’abbé de Saint-Pierre a donné jour successivement à la Société des nations puis aux Nations Unies, avec des divergences importantes, qu’il est inutile ici de retracer. Pour penser la paix, revenir au texte même de son projet, étonnamment détaillé, peut servir. Car la solution de l’arbitrage, la solution de l’assemblée des nations, est une solution qu’on délaisse, qu’on méprise peut-être par aveuglement.

Voir les commentaires (4)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (4)
  • on peut constater aujourd’hui comment l’ONU et ses agences ne sont plus un lieu de discussion mais un lieu de contraintes dictatoriales par ceux qui en ont pris le contrôle…

  • Bonjour Cher Benoit, j’espère que tu vas bien. Tes chroniques sont toujours aussi pertinente, cependant pour celle-ci je t’avoue ne pas comprendre que tu puisses conclure en accordant crédit à l’ONU. Existe-t-il une organisation au monde à la fois plus corrompue et plus incompétente ? Pour moi qui ne souhaite que le triomphe de la subsidiarité je ne vois d’espoir, pour une paix durable, que dans l’autorité des maires de communes ou d’arrondissements pour autant qu’ils disposent des moyens (les ressources) qui leurs permettent d’exercer leur pleine autorité. Elus tous les 6 ans ou rejetés s’ils n’ont pas répondu à l’attente de leurs électeurs.

    • Bonjour Jacques. Merci pour ton commentaire. L’idée d’un État de droit à l’échelle international est une prescription courante dans la tradition libérale française, que je ne fais ici que reprendre, sans approfondir la pratique, qui aujourd’hui laisse à désirer. J’aime aussi l’idée de la « municipalisation du monde », comme disait Charles Dunoyer, mais il faudrait aussi que ces municipalités ne règlent pas leurs différends par la guerre, comme au Moyen-âge.

  • Au sujet de cette idée :
    En théorie c’est la paix, en pratique c’est la guerre !

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don
0
Sauvegarder cet article

Paix et liberté (dans cet ordre), fut le slogan et le programme adopté par Frédéric Bastiat en 1849, et il résume l’aspiration commune d’un courant de pensée tout entier.

 

Pourquoi les libéraux sont contre la guerre

Au point de vue utilitaire, la guerre est ruineuse : c’est proprement « une industrie qui ne paie pas ses frais » (Yves Guyot, L’économie de l’effort, 1896, p. 49).

Elle implique des destructions, des crises commerciales, des dettes publiques, qui ruinent les existences, découragent les initiatives et ra... Poursuivre la lecture

Par Mathew Lloyd. 

Un article de la FEE.

Au Royaume-Uni, le Premier ministre est conservateur - aile droite - et les résultats de l'ingérence de ce gouvernement dans l'économie, ainsi que la politisation de la vie quotidienne, ont eu un impact négatif sur les vies individuelles, le discours public et l'économie.

Aux États-Unis, le président est démocrate (aile gauche) et les voisins du nord, le Canada, ont un gouvernement libéral (aile gauche), même s'il n'est pas vraiment libéral au sens premier du terme. Ces deux pays c... Poursuivre la lecture

Par Jon Miltimore.

 

Pendant longtemps, je n'ai pas compris l'engouement pour Gandhi. Adolescent, je ne savais pas grand-chose de lui, si ce n'est qu'il s'était farouchement opposé à la domination coloniale de la Grande-Bretagne par la non-violence, et qu'il était suffisamment important pour être connu sous un seul nom (comme Madonna et Prince).

J'ai creusé un peu plus la vie de Gandhi après être tombé sur le livre d'Eknath Easwaran, Gandhi the Man : How One Man Changed Himself to Change the World (2011), en partie à... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles