Cours criminelles départementales : une inconstitutionnalité manifeste ? (II)

Le Conseil constitutionnel a un atout dans sa manche : les principes de valeur constitutionnelle. Mais que cachent vraiment ces principes?

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Cours criminelles départementales : une inconstitutionnalité manifeste ? (II)

Publié le 4 octobre 2023
- A +

Première partie de cette série ici.

 

Le requérant de la seconde Question proritaire de constitutionnalité soutient comme argument que les cours criminelles départementales violent un « principe de valeur constitutionnelle » selon lequel les jurys sont compétents pour les crimes de droit commun.

Contrairement aux Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, les principes à valeur constitutionnelle sont très utilisés par le Conseil constitutionnel qui n’hésite pas en découvrir de nouveau, et à modifier leur support textuel. Ce faisant, mentionner ce type d’argument paraît plus crédible que celui des Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Et pour cause, le Conseil constitutionnel n’a pas posé de conditions pour découvrir ces nouveaux principes de valeur constitutionnelle.

 

Les principes à valeur constitutionnelle : norme de référence puissante et malléable pour le Conseil constitutionnel

Il convient de revenir sur ces principes de valeur constitutionnelle pour en comprendre leur nature. Pour ce faire, il faut repartir de la distinction entre énoncé et norme, en incluant la notion de source et de règle pour mieux comprendre.

La source juridique est l’élément premier du droit.

Dès lors qu’il s’agit de penser le phénomène juridique, les juristes se réfèrent, non à des normes, mais font d’abord référence à des sources.

La source juridique renvoie à la détermination du droit antérieure à sa mobilisation dans un texte. Elle permet de « poser le droit », un peu comme un peintre qui pose une peinture sur un tableau. Une fois que le peintre l’a fait, la peinture ne lui appartient plus, son travail est fini. C’est aux tiers d’apprécier ce tableau, mais le peintre ne peut revenir dessus.

C’est ici que s’opère la distinction primordiale dans la construction binaire du droit, entre l’énonciation et l’application du droit.

L’auteur qui énonce quelque chose ne peut être celui qui l’interprète. S’il le fait, ce n’est plus en tant qu’auteur, mais en qualité d’interprète. C’est en cela que le droit a un caractère allographique, comme peut l’être la musique ou le théâtre. Il est nécessaire d’avoir deux personnes : l’auteur de l’acte et l’interprète.

Sans approfondir plus en détail ce point que l’on verra après, il s’agit d’esquisser brièvement un schéma d’interprétation afin de mieux éclairer le raisonnement :

Énonciation primaire (auteur) → rattache à une source l’énoncé → est appliqué et interprété par les destinataires de l’énoncé (sujets, juridictions, administrations)

Au fond, l’énoncé est ce qui se trouve contenu dans une source, donc rattaché à elle.

La source est donc le véhicule de la validité d’un énoncé.

L’énoncé est donc une entité langagière insérée dans une situation d’énonciation, par nature singulière.

Dès lors, si l’on renvoie le droit à des énoncés, on le rattache à une opération de langage reliant deux opérateurs juridiques : un énonciateur et un destinataire. Et ce qui unit les deux opérateurs juridiques est une relation de signification. Cette relation de signification passe par l’usage de la source juridique.

L’énoncé est donc émis par un opérateur juridique premier (énonciateur primaire) puis l’opération de production du droit sera reprise par un opérateur juridique secondaire (énonciateur secondaire) lesquels font effectuer un continuum normatif, en ce sens que l’on aura une continuité entre ce qui est énoncé et ce qui est interprété.

Cela revient à dire que l’énoncé primaire ne suffit pas. En effet, ce dernier devra être complété par des énoncés secondaires (d’application et d’interprétation) par des opérateurs juridiques autres.

On voit que le processus de production de signification est binaire et divisé : d’un côté, ceux qui produisent les énoncés et d’un autre côté, ceux qui interprètent ces énoncés en produisant d’autres énoncés, normatifs cette fois.

Un énoncé ne produit pas des normes, mais contient potentiellement des normes en puissance. Même un énoncé descriptif peut, après interprétation, dégager une norme (énoncé : il pleut ; norme : il faut sortir un parapluie). Un énoncé performatif contiendra une pré-norme, qui déterminera plus facilement la signification qu’en donne l’interprète. Mais rien n’empêche l’interprète de s’en dégager, voire de dégager une norme contraire à l’énoncé. Le texte a donc un sens prédéterminé qui préexiste virtuellement à l’interprétation.

Mais l’intentionnalité du texte ne s’impose pas obligatoirement à l’interprète, qui plus est quand ce dernier est authentique. L’interprète va donc « coudre » une signification en s’appuyant sur un sens littéral, la règle.

Enfin, si la norme est le produit de l’interprète, exiger que les énoncés soient normatifs n’a guère de sens. L’interprète, notamment le juge constitutionnel, est un alchimiste : il transforme un énoncé non-normatif en une norme. Exiger donc d’une loi qu’elle soit une norme n’a guère de sens car, même d’une loi purement descriptive, contenant des « neutrons législatifs », le Conseil constitutionnel peut en tirer des normes (il pourrait par contre invoquer des arguments tenant à la sécurité juridique ou de l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité ou d’intelligibilité du droit).

On comprend plus aisément que les principes de valeur constitutionnelle sont le produit de la signification des énoncés constitutionnels. C’est parce qu’ils sont le pur produit de l’interprétation qu’ils ne sont mentionnés comme tel dans le « bloc de constitutionnalité ». Les mentionner ainsi ferait consacrer la thèse (ou la réalité) que la Constitution se confond avec son interprète. Ce qui, dans un pays de tradition textualiste, est difficilement concevable.

Par ailleurs, c’est en raison de cette tradition que le Conseil « rattache » les principes de valeur constitutionnelle à des énoncés textuels ou, plus régulièrement, les fait « découler » des énoncés. On voit l’importante des verbes connecteurs pour appuyer la légitimité du Conseil constitutionnel.

Prenons quelques exemples de ces principes de valeur constitutionnelle pour bien montrer la différence entre énoncé et norme.

Le Conseil constitutionnel déduit de l’article 4 de la Déclaration de 1789 une exigence constitutionnelle dont il résulte que, « tout fait quelconque de l’Homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par duquel il est arrivé, à le réparer ».

Tous les juristes assidus auront reconnu l’énoncé de l’article 1240 du Code civil (anciennement 1382). Or, l’article 4 de la Déclaration ne contient pas cet énoncé. Ce dernier dispose entre autres que, « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

On voit donc que l’énoncé de référence (l’article 4) est si vaste que le Conseil constitutionnel peut lui faire dire tout et son contraire.

Autres exemples.

De l’article 2 de la DDHC, il a fait découler les principes de valeur constitutionnelle de liberté du mariage, la liberté personnelle, la liberté d’aller et venir et la liberté de la femme à avorter.

De l’article 16 de la DDHC, il a fait découler les principes de valeur constitutionnelle du droit de la défense, d’un droit à un recours effectif ou encore, de l’impartialité et de l’indépendance des juridictions.

L’avantage des principes de valeur constitutionnelle est leur malléabilité. S’ils peuvent être rattachés textuellement à un énoncé, ils peuvent aussi se rattacher à d’autres énoncés, voire être le produit de plusieurs énoncés en même temps.

Par exemple :

  • la liberté du mariage (art 2 et 4 DDHC) ;
  • principe de publicité des débats en matière pénale (art 6,8,9 et 16 DDHC) ;
  • protection de l’intérêt supérieur de l’enfant (article 10 et 11 Préambule 1946).

 

On voit là tout le potentiel des principes de valeur constitutionnelle, la possibilité de se rattacher à n’importe quel énoncé constitutionnel. C’est un argument de poids pour le Conseil, qui n’est pas obligé de satisfaire à des conditions préalables, et peut donc décider librement de ce qu’il met dans les principes de valeur constitutionnelle.

Cette voie sera peut-être celle suivie par le Conseil pour répondre aux arguments. Les motifs d’inconstitutionnalité des cours criminelles départementales sont nombreux et celui-ci, comme argument « théorique », est le plus solide. On pourrait prendre le risque de supposer les fondements textuels d’un tel principe de valeur constitutionnelle, établi sans doute sur les bases des articles 6, 8 et 16 de la DDHC.

Voir les commentaires (2)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (2)
  • Ce qu’il y a de sympa avec le CC, c’est qu’il arrive souvent là où on ne l’attend pas.
    Dans l’affaire CCD vs CA, on reproche aux premières l’absence de jurés et à l’ensemble une rupture d’égalité.
    Or le principe d’égalité ne signifie pas que tout le monde doit subir le même sort. Soit ici : tous aux Assises ! Il signifie que le traitement d’un individu ne peut être lié à son statut social. C’est la mise à bas de « selon que vous serez puissant ou misérable », principe cher à l’Ancien Régime.
    Ainsi, dès lors que le même type de crime ne peut être tantôt jugé en CCD ou en CA, mais uniquement et toujours dans l’une ou l’autre, il me semble que l’équation judiciaire est respectée.
    La question à un million est celle des jurés populaires. Une tradition qui remonte à la Révolution française. Et c’est bien là que j’attends ma surprise du CC.
    Article 6 sur la fabrique de la loi ? Article 8 sur sa non-rétroactivité ? Article 16 sur la séparation des pouvoirs ? J’en doute.
    A la place du CC, je lorgnerais plutôt du côté de l’article 3 ou du préambule. Sauf si, pour lui, la CCD peut passer comme une lettre à la poste, au motif qu’elle participe à une meilleure efficacité de la Justice.

  • C’est la Loi qui décide la classification des infractions en crimes, délits ou contraventions, et qui décide donc du même coup par quelle juridiction leurs auteurs seront jugés. Rien ne l’empêche de faire passer une infraction d’une catégorie à l’autre. Y compris pour transformer des crimes en contraventions. Pourquoi lui serait-il interdit d’introduire une distinction dans l’une de ces catégories pour la faire juger par des juridictions différentes ?
    D’autre part, pourquoi serait-il inconstitutionnel que des gens soient jugés pour crime par une juridiction sans jury populaire, alors que de nombreuses personnes le sont pour d’autres infractions par des juridictions sans jury ?

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Commençons par un constat brutal mais nécessaire : l’édifice légal et constitutionnel de notre pays est contesté de part et d’autre pour des raisons différentes. Le Conseil constitutionnel en est le plus récent exemple mais, de plus en plus fréquemment, c’est la Cinquième République qui est mise en cause en tant que telle. Un système légal s’effondre, il en appelle un autre, qui sera ou vraiment libéral ou fasciste. L’entre-deux dans lequel nous nous trouvons depuis 1958, ce semi-libéralisme, mettons, est caduc : les signes en sont multiples.... Poursuivre la lecture

Avec le retour de la volonté présidentielle d’inscrire l’IVG dans le texte fondamental qu’est la Constitution du 4 octobre 1958, certaines critiques sont revenues sur le devant de la scène, notamment venant des conservateurs, qu’ils soient juristes ou non.

Sur Contrepoints, on a ainsi pu lire Laurent Sailly, à deux reprises, critiquer cette constitutionnalisation en la qualifiant de « dangereuse et inutile » ou plus récemment, Guillaume Drago dans le « Blog du Club des juristes », critiquer ce projet, reprenant pour ce dernier une publ... Poursuivre la lecture

Deux questions prioritaires de constitutionnalité (ci-après QPC) ont été renvoyées, par la Cour de cassation, devant le Conseil constitutionnel qui aura trois mois pour statuer à leur sujet.

Pour rappel, la question prioritaire de constitutionnalité, instaurée par la révision du 23 juillet 2008 et organisée par la loi organique du 10 décembre 2009, permet à toute partie à un litige de questionner la constitutionnalité d’une disposition législative applicable à son litige au regard des droits et libertés que la Constitution garantit (ar... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles