Par Sophie Jacques.
Les êtres humains sont uniques pour ce qui est de leur habileté à développer des compétences linguistiques élaborées. Le langage nous permet de communiquer entre nous et de vivre dans des sociétés complexes. Il est la clé de nos capacités cognitives avancées et de nos prouesses technologiques.
En tant que psychologue du développement, j’ai beaucoup étudié le rôle du langage dans le développement cognitif des enfants, en particulier de leurs fonctions exécutives – les compétences cognitives qui leur permettent de contrôler leur comportement, de planifier leur avenir, de résoudre des problèmes difficiles et de résister à la tentation.
Fonctions exécutives
Le développement des fonctions exécutives se fait lentement au cours de l’enfance. À mesure qu’ils grandissent, les enfants parviennent mieux à organiser leurs pensées et à maîtriser leurs comportements et leurs émotions. En fait, l’être humain est la seule espèce connue à acquérir des fonctions exécutives avancées, bien que d’autres espèces comme les oiseaux, les primates et les chiens aient des fonctions exécutives rudimentaires semblables à celles des jeunes enfants.
La capacité des humains à développer des fonctions exécutives est associée au développement du langage. Le langage nous permet de former et de garder à l’esprit des représentations de nos objectifs et de nos plans, ce qui nous permet de régir notre conduite à long terme.
Ce qui n’est pas clair, c’est si le langage engendre réellement l’acquisition des fonctions exécutives, et si la relation entre le langage et les fonctions exécutives n’existe que chez les humains.
Comportement canin
L’étude des chiens offre l’occasion idéale pour les humains de se pencher sur ces questions.
D’abord, les chiens possèdent des fonctions exécutives rudimentaires. On peut les mesurer de diverses manières, notamment en interrogeant les propriétaires sur la capacité de leur chien à contrôler son comportement, ainsi que par des tests comportementaux qui permettent d’évaluer l’aptitude des chiens à se maîtriser.
Ensuite, non seulement nous exposons régulièrement les chiens au langage humain, mais les recherches indiquent qu’ils peuvent percevoir différents mots, et apprendre à y réagir. Par exemple, trois chiens – deux borders collies nommés Chaser et Rico, et un yorkshire-terrier nommé Bailey – ont appris à répondre à plus de 1000, 200 et 100 mots, respectivement.
Cependant, de nombreuses études sur le langage et les chiens sont de portée limitée, soit parce qu’elles étudient le comportement d’un seul chien, ou d’un petit échantillon de chiens, soit parce qu’elles étudient les réactions de plusieurs chiens, mais seulement à certains mots.
Une exception à la règle est une étude dans laquelle on a demandé à 37 propriétaires de chiens de rédiger la liste des mots auxquels, selon eux, leur chien répondait systématiquement. Les propriétaires ont indiqué que leur chien réagissait en moyenne à 29 mots, mais il s’agit probablement d’une sous-estimation.
En effet, des recherches utilisant une approche de rappel libre similaire avec des parents montrent qu’ils sont enclins à oublier de nombreux mots lorsqu’ils doivent dresser une liste des mots auxquels leur bébé réagit de manière constante.
Communiquer avec les chiens
La recherche sur les bébés humains offre une solution pour évaluer de manière systématique et fiable la réponse aux mots avec de grands échantillons de chiens.
La mesure des capacités linguistiques précoces des bébés humains la plus efficace et la plus utilisée est sans doute l’outil des inventaires MacArthur-Bates du développement de la communication, une liste de contrôle remplie par les parents des mots auxquels leur enfant réagit. Il est remarquable de constater que le nombre de mots sélectionnés dans les inventaires MacArthur-Bates permet de prédire le développement du langage des enfants des années plus tard.
En 2015, j’ai entrepris une collaboration avec la psychologue Catherine Reeve, qui était à l’époque étudiante aux cycles supérieurs et travaillait sur les capacités de détection olfactive des chiens. Notre objectif était de développer une mesure similaire du vocabulaire à l’usage des propriétaires de chiens, dont nous pourrions nous servir pour étudier les liens entre le langage et les fonctions exécutives.
Nous avons élaboré une liste de 172 mots classés en catégories différentes (par exemple : jouets, nourriture, ordres, lieux extérieurs) et l’avons donnée à un échantillon de 165 propriétaires de chiens professionnels et de compagnie. Nous leur avons demandé de sélectionner les mots auxquels leur chien réagissait systématiquement.
Nous avons constaté que les chiens d’assistance répondent en moyenne à environ 120 mots, tandis que les animaux domestiques répondent à environ 80 mots, avec une fourchette allant de 15 à 215 mots pour tous les chiens. Nous avons également observé que certains groupes de races, tels que les chiens de berger comme les borders collies ou les minis-chiens comme les chihuahuas, réagissaient à davantage de mots et de phrases que d’autres types de races comme les terriers, les retrievers et les races croisées.
Ce que nous ignorons pour l’instant, c’est si les chiens qui réagissent à un grand nombre de mots ont de meilleures fonctions exécutives. Nous avons récemment évalué 100 chiens avec une mesure comportementale des fonctions exécutives et demandé à leurs propriétaires d’identifier des mots sur notre liste. Nous en sommes à analyser les résultats.
J’ai commencé à m’intéresser à l’étude des chiens pour voir ce qu’ils pourraient nous apprendre sur le développement des enfants. Cette recherche pourrait également fournir des informations pratiques sur les chiens. Ainsi, il est très coûteux de former des chiots pour le travail d’assistance, et beaucoup d’entre eux ne sont pas retenus. Cependant, si les capacités précoces de réaction aux mots permettent de prévoir les capacités comportementales et cognitives ultérieures, notre mesure pourrait constituer un outil simple et rapide pour prédire quels chiens sont susceptibles de devenir de bons animaux de service.
Sophie Jacques, Associate Professor, Psychology and Neuroscience, Dalhousie University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
“Les êtres humains sont uniques pour ce qui est de leur habileté à développer des compétences linguistiques élaborées.”
Et encore une qui nous fait du sous-Descartes !
Il y a un éthologue dans la salle ?