Par Oihab Allal-Chérif.
En 2023, avec les sorties des films Air, Tetris, et BlackBerry, l’entrepreneuriat est plus que jamais une source importante d’inspiration et de revenus pour les cinéastes. Dans ces films comme dans The Social Network, Le Fondateur, Steve Jobs, ou Walt Before Mickey, les entrepreneurs sont présentés comme des personnages géniaux, perfectionnistes, résilients, torturés, impétueux, rebelles, et avec des vies rocambolesques.
Adulés ou haïs, les aventures authentiques des entrepreneurs constituent donc une matière première idéale pour les scénaristes. L’un d’entre eux, Aaron Sorkin, a d’ailleurs remporté l’Oscar, le Golden Globe et le BAFTA du meilleur scénario pour The Social Network et un autre Golden Globe pour Steve Jobs.
Certes, ces films dont les entrepreneurs sont les héros ne sont pas des documentaires et peuvent prendre certaines libertés avec la réalité pour être plus divertissants. Cependant, bien qu’il s’agisse d’œuvres de fiction, ils révèlent des caractéristiques entrepreneuriales fondamentales.
Les similarités entre les personnalités, les parcours, les exploits et les difficultés des « héros » mis en scène dans ces films sont remarquables, et permettent à la fois d’en tirer des enseignements et de faire des mises en garde.
Des visionnaires audacieux
Les films consacrés à certains entrepreneurs nous montrent que ce n’est pas nécessairement eux qui ont eu l’idée géniale qui a fait leur succès. En effet, les entrepreneurs ont surtout la capacité de déceler les opportunités à partir d’une analyse de leur environnement. Ensuite ils font tout pour concrétiser le potentiel énorme dont ils sont souvent les seuls à avoir la vision.
Le film BlackBerry montre comment, en 1996, Jim Balsillie a su reconnaître une idée géniale à partir d’un pitch complètement raté de Mike Lazaridis, le génial CEO de la start-up Research in Motion, qui lui présentait son projet de téléphone-ordinateur. Si Lazaridis avait une connaissance exceptionnelle des technologies de télécommunication, il manquait de charisme et de sens commercial.
Balsillie n’a donc pas eu lui-même l’idée du BlackBerry, mais il y a tellement cru qu’il a décidé de le vendre à Verizon avant même qu’il n’existe à partir d’un prototype très basique. Balsillie devient le co-dirigeant de l’entreprise, investit tout son argent et hypothèque sa maison pour pouvoir lancer le seul appareil mobile à permettre l’envoi de courriel, puis à proposer la messagerie illimitée gratuite. À son apogée en 2010, le BlackBerry a représenté jusqu’à 43 % du marché des smartphones, avec un chiffre d’affaires de 20 milliards de dollars.
Le film Air met en lumière l’intrapreneur Sonny Vaccaro employé chez Nike, loin derrière Converse et Adidas sur le marché des chaussures de sport au début des années 1980. Le budget de la division basketball est limité car elle n’est pas rentable. Reconnu aujourd’hui comme une légende du marketing sportif, Vaccaro est pourtant un autodidacte. Son aisance oratoire et sa détermination lui ont permis de se différencier et de réussir ce que personne d’autre n’avait imaginé être possible.
Sonny Vaccaro va donc suivre le modèle de la raquette de tennis fabriquée par Head pour Arthur Ashe, avec laquelle il a gagné Wimbledon et qui porte son nom. À seulement 21 ans, Michael Jordan est déjà le meilleur joueur que Vaccaro a vu jouer. Plutôt que de répartir le budget basketball de Nike sur plusieurs talents comme chaque année, il va insister pour tout miser sur Michael Jordan, et pour créer une chaussure à son nom et inspirée par lui : « Michael Jordan ne porte pas la chaussure, il est la chaussure ».
Cette stratégie est parfois associée à son goût pour le casino et les paris sportifs, mais elle répond aussi à une logique entrepreneuriale. Les demi-mesures et les compromis ont beaucoup moins de potentiel que les solutions radicales et audacieuses. L’Air Jordan a rapporté 162 millions de dollars sa première année, pour 3 millions prévus. Aujourd’hui, la marque Air Jordan représente plus de 5 milliards de dollars de chiffre d’affaires, dont plus de 250 millions de royalties pour Michael Jordan.
Le film The Social Network montre comment Mark Zuckerberg se serait largement inspiré de l’idée d’autres étudiants de Harvard. En effet, les frères jumeaux Tyler et Cameron Winklevoss et leur ami Divya Narendra lui avaient demandé de les aider à finir la création du réseau social HarvardConnection, qui deviendra ConnectU. Plutôt que de terminer la programmation de leur projet, Zuckerberg a lancé le sien : TheFacebook, qui deviendra Facebook.
Bien entendu, l’un des plus grands exemples d’entrepreneurs reste Steve Jobs auquel deux films ont été consacrés : Jobs de Joshua Michael Stern sorti en 2013 et Steve Jobs de Danny Boyle sorti en 2015. Steve Jobs est le fondateur d’Apple, de NeXT et de Pixar, et l’inventeur du Macintosh I et II, du MacBook, de l’iPod et de l’iPhone. S’il avait 241 brevets enregistrés à son nom comme co-inventeur, il a aussi beaucoup combiné et perfectionné des idées et des fonctionnalités qui existaient déjà dans d’autres produits.
Un « non » qui veut déjà dire « oui »
Les entrepreneurs héros de cinéma font preuve d’une détermination extraordinaire et n’abandonnent pas, même face à plusieurs refus ou échecs de leur entreprise.
Pour eux un « non » n’est jamais définitif. Dans Walt Before Mickey, Walt Disney est présenté comme un travailleur acharné à l’obstination sans limite qui n’était pas intéressé par l’argent, mais obsédé par la qualité de ses productions. Même le dos au mur, il refuse de renoncer à son exigence pour plus de profit.
Le jeune Walt Disney, passionné de dessin, décide de créer dans une étable son propre studio d’animation, Laugh-O-Gram, après avoir été licencié d’un autre studio pour manque de créativité. Il n’a ni employé ni argent, ni client, mais il va recruter, trouver des investisseurs et des acheteurs et développer de nouvelles formes de dessins animés humoristiques pour se différencier. Cependant, sa méconnaissance des bonnes pratiques de management va le conduire à la faillite.
Ruiné, mais toujours déterminé à « faire de son rêve une réalité », il va créer un autre studio et tenter de vendre ses films à un distributeur qui va vouloir s’en approprier les droits. Pour rester propriétaire de son travail, Walt Disney va s’affranchir des règles du marché et décider de faire les choses à sa façon. C’est dans la plus grande adversité qu’il aura l’idée de créer Mickey Mouse. Les dernières paroles du film expliquent comment chaque obstacle a été pour lui un moyen d’apprendre et de se fortifier. Cela lui permettra de gagner 26 Oscars sur 59 nominations, deux records historiques.
Dans le film Le Fondateur, Ray Kroc est un vendeur de machines à milk-shake en porte-à-porte qui a l’habitude qu’on lui dise non du matin au soir. Quand il apprend qu’un restaurant veut commander huit de ses machines capables de fabriquer chacune cinq milk-shakes simultanément, il est surpris et décide d’y faire une visite. Il découvre un stand de fast-food fondé par les frères Dick et Mac McDonald dont l’efficacité, la simplicité, la qualité, et le prix l’impressionnent. Il est tellement fasciné qu’il dira plus tard qu’il a eu un coup de foudre.
La clé est l’organisation de la cuisine décrite par Dick McDonald comme « Une symphonie d’efficacité où aucun mouvement n’est perdu » et qui permet d’avoir ses burgers « en 30 secondes au lieu de 30 minutes ». Ray Kroc croit tellement en ce projet qu’il affirme que « McDonald’s peut devenir la nouvelle Église américaine » et fait tout pour franchiser la marque. Il définit de nouvelles pratiques : choisir des franchisés modestes et travailleurs plutôt que des grandes fortunes, louer les restaurants au lieu de les vendre, et faire sponsoriser les boissons par Coca-Cola.
À la fin du film, Ray Kroc explique lui-même comment à 52 ans il a pu bâtir un empire de 1600 restaurants dans 50 États des États-Unis et cinq autres pays avec un revenu annuel de 700 millions de dollars :
« Un mot : la persévérance. Rien dans ce monde ne peut replacer la bonne vieille persévérance. Même le talent : rien n’est plus commun que des hommes talentueux qui échouent. Le génie non plus : le génie méconnu est pratiquement un cliché. L’éducation non plus : le monde est plein d’imbéciles instruits. Seules la persévérance et la détermination sont toutes-puissantes ».
Henk Rogers, personnage principal du film Tetris, n’a pas développé le jeu Tetris lui-même. C’est au CES (Consumer Electronic Show) de Las Vegas en 1988 qu’il le découvre et y voit immédiatement le jeu parfait, tellement addictif qu’il reste avec le joueur même quand il n’y joue plus. Peu de temps plus tard, Henk Rogers teste en avant-première le prototype de la future console portable Gameboy. Dès lors, il est convaincu que l’associer avec le jeu Tetris permettra d’atteindre un nombre de ventes colossale et décide de tout faire pour obtenir les droits du jeu.
Cependant, tout est contre lui. Il doit aller négocier les droits de Tetris en Russie, pays hostile qu’il ne connaît pas. Pour gagner du temps, il part avec un visa de tourisme, crime qui pourrait le conduire en prison. Le KGB le surveille en permanence. Certains décideurs russes corrompus le menacent et le maltraitent pour le faire fuir. Ses partenaires essaient de le doubler et d’obtenir les droits avant lui. Son épouse est exaspérée car il délaisse sa famille, risque tout ce qu’ils possèdent, et met sa vie en danger pour atteindre son but.
Dans le film Air, Sonny Vaccoro est allé contre l’opinion du CEO et fondateur de Nike Philip Knight, de son manager et vice-président de Nike Rob Strasser, de l’agent et des parents de Michael Jordan, et même de Michael Jordan lui-même qui était un grand fan d’Adidas. Le premier modèle de chaussure de basketball Air Jordan a même été créé volontairement sans respecter les règles de la NBA en termes de couleurs, avec un engagement de Nike de payer les amendes de Michael Jordan à chaque match.
Le côté obscur de l’entrepreneuriat
Dans les différents films qui leur sont consacrés, Walt Disney, Steve Jobs, Henk Rogers et Jim Balsillie sont montrés comme des personnes très colériques pouvant avoir des crises de rage et de violence, ce qui souligne un caractère impulsif et un manque de maîtrise de soi. Ils avaient un niveau d’exigence et de contrôle excessif et mettaient une pression insoutenable sur leurs employés. Ils considèrent que pour être grand il faut faire des sacrifices, et ils imposent ces sacrifices aux autres.
Certains entrepreneurs ont pu adopter des comportements immoraux ou même frauduleux. Sonny Vaccaro va trahir la confiance de l’agent de Michael Jordan en allant chez le joueur négocier directement avec ses parents. Jim Balsillie va faire venir chez BlackBerry certains des meilleurs talents des entreprises de la tech comme Paul Stannos de chez Google et Ritchie Cheung de chez Motorola, mais il va le faire avec des options d’achat d’actions illégalement antidatées.
Ray Kroc va tromper les frères McDonald et les forcer à lui vendre leur concept, et même leur nom qu’ils devront retirer de leur propre restaurant en face duquel un McDonald’s va ouvrir, les poussant à la faillite. Il leur promet 1 % de royalties qu’ils ne verront jamais. Il va aussi tromper sa femme qui l’a pourtant soutenu à travers toutes les épreuves qui l’ont mené au succès.
Oihab Allal-Chérif, Business Professor, Neoma Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Un article publié initialement le 12 août 2023.
Laisser un commentaire
Créer un compte