À 36 ans, Brady Corbet est présenté comme un nouveau génie du 7e art. Son troisième long-métrage, à la durée aussi ambitieuse que le film, rafle les récompenses avec trois Golden Globes à la clef. Mais l’art sans lumière est un objet dangereux. Le film « The Brutalist » incarne sans nul doute la perte de sens qui ronge les États-Unis aujourd’hui. Au nom de quoi devrions-nous en subir la noirceur? Peut-être l’urgence de sauver le spirituel.
Laszlo Toth, juif hongrois, quitte l’Europe après la Seconde Guerre mondiale pour suivre son rêve américain. C’est un architecte du Bauhaus, surtout un Adrien Brody sublime, déboussolé. Son personnage est courageux, torturé : un visionnaire pris dans les ténèbres. Le corps du comédien et sa beauté font la noblesse de ce héros étrange. « Nul n’est plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être », entend-on en voix-off de la bouche de sa femme Erzsébet, qu’il a laissée derrière lui, citant Goethe. Elle lui écrit des lettres, continue de penser, quand lui se prend au piège d’un pays avide, où il est difficile d’espérer. Cette citation est une annonce.
Les revers du rêve américain
On suit donc le héros se dépêtrer pour trouver du travail, le perdre à cause de ses racines, en retrouver à cause de son talent, se lier d’amitié avec un Noir soumis à la misère et rebondir l’instant d’après. Laszlo Toth, après avoir eu l’aubaine de refonder la bibliothèque d’un riche entrepreneur, et d’être rejeté pour cela, est ensuite repêché par lui. Le début d’un succès. C’est cela, l’Amérique. Pays protestant, progressiste, avec l’ambition en idole ; la pauvreté ou la réussite sont les deux voies possibles. L’homme qui l’embauche admire son talent, sa pureté, dont il est dénué. Il l’introduit bientôt dans sa famille, l’installe dans une dépendance – à double sens – ferme les yeux sur sa toxicomanie, et se prend d’une nouvelle ambition : construire au bout de son immense propriété un vaste bâtiment ouvert au public, avec gymnase, salle de lecture et surtout une église. L’enjeu pour l’architecte est de tout concevoir en un seul bâtiment. Pour le financier, d’approcher la beauté de cet homme et de son art, et de la posséder. Une relation perverse s’instaure entre eux. Toth navigue entre un ego blessé et son aspiration artistique, entre la satisfaction d’être admiré et le dégoût que lui inspire ce peuple américain réfractaire à l’étranger et à ce qui élève vraiment. Sa propre déchéance physique et morale grandissante ne l’empêche pas de créer. L’église devient même le centre de son projet, qu’il verra des années plus tard présentée à Venise. Une séquence en Italie, dans la deuxième partie du film, résume toute l’ambivalence qui entoure le projet d’architecture, entre beauté et souillure. Toth, heureusement rejoint par sa femme, est rejoint par l’amour, sauvé par lui. Sa destruction était bien entamée. Admirable, cette femme est la seule à se battre vraiment jusqu’au bout, à défendre ce qu’il reste de pureté en son mari, puis à dénoncer un grave abus dont il a été victime. Le coeur d’une femme sauve le film, quand celui de l’église sera abandonné.
Laszlo Toth fait écho au personnage d’Howard Roark
Le réalisateur signe d’emblée son intention, montrer la destruction du beau et du spirituel. Laszlo Toth ayant existé, mais sous les traits d’un géologue fou, né également en Hongrie et connu pour avoir vandalisé la Pietà de Michel-Ange à coups de marteau. On ne sait pas si le personnage de l’architecte personnifie cet acte ou s’il en est le bouc-émissaire – on pense à un mélange des deux. Si Brady Corbet dénonce ou s’il se pose lui-même en destructeur. Les images glauques, le montage sonore trop encombré du début, la recherche du beau sans le voir, sont l’expression de son regard sur une Amérique néfaste pour l’artiste, le rescapé, qui entend donc du bruit. Et c’est cela qu’il montre, la beauté transformée en laideur. Mais l’on se pose tout de même la question. Le cinéaste dénonce-t-il ou bien est-il un Néron en action? Se délectant de plans géniaux, habiles, tous soignés au plus près, pour ensuite les soumettre à la destruction. Trois heures et demi de film nous plongent dans une bataille entre un architecte novateur venu d’Europe, avec son bagage d’attentes et de savoirs, de soif spirituelle, fuyant la destruction nazie, et la négligence de ce qu’on appelle le Nouveau Monde, voyant l’image comme un trophée et non comme l’image du sacré. L’architecte a en cela une certaine ressemblance avec le héros d’Ayn Rand dans La Source Vive, Howard Roark, refusant d’imiter l’architecture du passé avec son lot de poussières, créant une vision nouvelle pour l’avenir. L’auteur ayant elle-même fui la destruction de l’enfer communiste en Russie, exaltant, pour se reconstruire elle-même, l’architecture dont Goethe disait qu’elle était une « musique figée ». Les deux héros se battent pour défendre leur idée de l’architecture de façon quelque peu égoïste, donc altruiste ; et faire entendre l’architecture avec le sens, résonner l’apparence avec leur idéal, pendant qu’on les use sans jamais parvenir à les détruire vraiment. Ils se confrontent tous deux à l’étroitesse d’esprit, mêlée d’admiration. Là où le personnage randien s’en tire grâce à sa liberté préservée de haute lutte, Laszlo Toth gagne son combat, mais l’âme abîmée, fatiguée. Ils ont tous deux la supériorité de l’homme capable de mener une lutte solitaire, tous deux la capacité de construire, comme de détruire ce qu’ils ont créé, pour le faire échapper au regard des bourreaux – leur marteau à la main. La fin du film montre l’église quelque peu perdante et perdue. Force du film d’être jusqu’au-boutiste dans sa proposition artistique, même si elle fait mal. Faiblesse du film d’avoir cédé à la tentation. Le rôle de l’artiste est de croire et de donner la foi. Le cinéaste y parvient avec difficulté, tant son film illustre cet acte de la Pietà détériorée. C’est donc aussi un tour de force de nous le faire ressentir, l’ambivalence étant le fil rouge de ce film.
Malgré des plans d’une grande maîtrise, Brady Corbet nous laisse avec un regard désabusé, sinon abîmé. Mais avec la conviction que défendre la beauté et la liberté est un même combat.
« The Brutalist », de Brady Corbet, avec Adrien Brody et Felicity Jones, 3h35, en salles le 12 février
Film bien dans la mouvance wokiste actuelle !