Pourquoi la théorie du « salaire juste » n’a pas beaucoup de sens

La théorie du « salaire juste » présente de nombreux défauts qui montre que celle-ci est difficilement applicable.

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Pourquoi la théorie du « salaire juste » n’a pas beaucoup de sens

Publié le 7 septembre 2023
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Le concept de « salaire équitable » ou de « juste salaire » est vieux de plusieurs siècles. Il remonte au moins au Moyen Âge et se fonde sur l’idée que les prix « justes » des marchandises doivent être suffisants pour fournir « un salaire raisonnable permettant de maintenir l’artisan ou le commerçant à son niveau de vie ».

Dans sa forme moderne, l’idée d’un salaire juste est souvent appelée « salaire de subsistance ». Mais quelle que soit sa forme, la notion se résume à l’idée qu’un employeur doit payer à ses travailleurs un salaire suffisant pour couvrir entièrement le coût d’un « niveau de vie décent ».

Comme on peut le deviner, la popularité de cette idée au Moyen Âge a également influencé pendant longtemps la théologie morale chrétienne.

De nombreux groupes chrétiens, notamment de nombreux théologiens catholiques, ont insisté sur le fait que les employeurs ont l’obligation morale de payer un « salaire équitable ». En pratique, cela signifie que même si la valeur marchande des fruits du travail est inférieure à son niveau de salaire, le « bien commun » – « l’équité » ou la « justice sociale » dans le langage moderne – ne permet pas à l’employeur de réduire le salaire du travailleur en conséquence. En d’autres termes, l’employeur « doit » au travailleur un certain salaire – par souci de justice – même s’il ne reflète pas sa production réelle.

Cependant, lorsque nous considérons l’automatisation, nous constatons rapidement que la théorie du salaire juste contient un trou béant.

La théorie du salaire juste admet que si le travail peut être effectué plus efficacement à l’aide d’outils permettant d’économiser de la main-d’œuvre, le salaire du travailleur peut être réduit à juste titre. En fait, il peut être réduit à zéro. En d’autres termes, le travailleur peut être licencié et remplacé par une machine. Par exemple, si dix travailleurs munis de pelles peuvent être remplacés par un homme équipé d’un bulldozer, ces dix travailleurs cessent d’être nécessaires à la production des services de l’entreprise. L’employeur licencie alors ces employés superflus, et les théoriciens du juste salaire ne nous disent pas que l’employeur ne devrait pas le faire.

Même les défenseurs les plus enthousiastes de l’idée du « juste salaire » laissent l’employeur s’en tirer à bon compte dans ce cas. Pour la plupart de ces défenseurs, une fois qu’un travailleur est licencié, lui fournir un revenu quelconque ne relève plus – pour une raison ou une autre – de la responsabilité morale de l’employeur. Son revenu devient la responsabilité de la charité privée ou des programmes de prestations sociales de l’État.

Nous voyons donc que la théorie du juste salaire est incohérente et auto-contradictoire. La théorie nous dit que l’employeur ne doit un « salaire de subsistance » qu’aux employés n’ayant pas encore été remplacés par une innovation permettant d’économiser de la main-d’œuvre. C’est une distinction très étrange à faire. Si nous acceptons les prémisses de base de la théorie du salaire équitable, il n’y a aucune raison de conclure que les travailleurs remplacés par des machines perdent soudainement leur « droit » à un salaire décent.

 

Il n’y a pas de différence qualitative entre les réductions de salaire et les licenciements

Les théoriciens du salaire juste pourraient tenter d’établir une différence significative entre les licenciements et les réductions de salaire en affirmant que « dans le cas des licenciements, la théorie du salaire juste ne s’applique plus car le travailleur n’est plus tenu de se présenter au travail ».

Cette affirmation ne tient pas, car aucun travailleur non esclave n’est jamais « contraint » de se présenter à son poste. Tous les travailleurs – à l’exception, bien sûr, des soldats du gouvernement qui risquent d’être fusillés pour « désertion » – sont libres de démissionner, et de chercher un autre emploi à tout moment.

La seule différence réelle entre un travailleur licencié et un travailleur percevant un salaire « trop bas » est que le premier ne peut pas se présenter au travail, même s’il le souhaite. Il est contraint de chercher une formation ou un autre emploi ailleurs. Le travailleur à « bas salaire », quant à lui, a la possibilité de chercher du travail ou de continuer à percevoir un salaire là où il se trouve actuellement. C’est donc le travailleur dont le salaire est supérieur à zéro qui se trouve dans la meilleure position, car il dispose de plus d’options. Le travailleur licencié n’a que la possibilité de chercher du travail.

Dans les bizarres acrobaties mentales de la théorie du juste salaire, nous devons cependant croire que l’employeur ne devrait avoir de responsabilité qu’à l’égard du travailleur qui perçoit un salaire non nul.

L’absence de réponse à cette énigme dans la théorie du juste salaire s’explique en partie par le fait qu’il serait désastreux de prétendre que les employeurs doivent un juste salaire aux travailleurs que l’innovation et la technologie ont rendus inefficaces.

En réalité, la plupart des innovations en matière d’emploi et de production entraînent un chômage de courte durée, et obligent les travailleurs à changer de secteur et à se recycler. Il est admis que ces innovations augmentent le niveau de vie de la plupart des gens en réduisant les coûts de production.

Au-delà du court terme, bien sûr, les travailleurs se recyclent et trouvent un autre emploi. C’est la réalité depuis des millénaires.

Pourtant, si elle était poussée jusqu’à sa conclusion logique, la théorie du salaire juste signifierait que le remplacement des travailleurs par des outils agricoles plus efficaces, des bulldozers ou des robots irait à l’encontre du bien commun, ou de la justice sociale, parce que ces innovations réduisent le besoin de travailleurs dans certains domaines, ramenant ainsi leurs salaires en dessous du « salaire juste ».

En d’autres termes, une mise en œuvre cohérente de la théorie du salaire juste maintiendrait l’humanité à des niveaux de subsistance, grattant le sol avec des bâtons et des pierres pour gagner sa vie.

La théorie du salaire juste devient encore plus incohérente lorsque nous constatons que l’innovation et l’automatisation ne sont même pas les seules bonnes raisons pour un employeur de licencier des travailleurs. Il existe de nombreuses autres raisons de licencier des travailleurs, et même les défenseurs du salaire minimum peuvent constater l’absurdité de l’affirmation selon laquelle ces situations exigent qu’un « salaire minimum vital » continue d’être payé.

Par exemple, un entrepreneur peut changer son modèle d’entreprise pour un modèle qui nécessite moins de main-d’œuvre. Il peut remplacer son restaurant à service complet par un modèle de « service au comptoir » (c’est-à-dire fast casual) qui élimine le besoin de personnel de service et d’hôtesses. Ce propriétaire de restaurant devrait-il être tenu de payer un « salaire équitable » au personnel de service devenu inutile ? Une telle suggestion est manifestement absurde. Pourtant, si ce même propriétaire devait simplement réduire les salaires afin de réduire les coûts, et de maintenir l’établissement à service complet, les défenseurs du « salaire équitable » interviendraient et prétendraient que l’employeur « doit » un salaire plus élevé à ses employés. En revanche, si le restaurateur se contente de licencier le personnel de service, il n’y a pas de violation du principe du juste salaire.

En outre, les travailleurs peuvent se retrouver soudainement sans salaire si un entrepreneur décide simplement de prendre sa retraite et de fermer son établissement. Tous sont alors payés zéro dollar. Mais le « bien commun » ne nous dit-il pas que le chef d’entreprise âgé, ou qui prend sa retraite, a l’obligation morale de ne pas laisser les salaires des travailleurs tomber en dessous du niveau du « salaire de subsistance » ? Aucune personne raisonnable ne ferait cette affirmation ridicule.

Pourtant, les théoriciens du salaire juste ne parviennent pas à fournir une raison convaincante pour laquelle des salaires « trop bas » sont inacceptables, alors que licencier des dizaines de travailleurs pour que le propriétaire puisse prendre sa retraite est parfaitement acceptable.

 

Les dispositifs d’économie de main-d’œuvre sont plus anciens que la civilisation

Ce problème théorique n’est pas non plus propre à l’ère moderne.

Les dispositifs d’économie de main-d’œuvre sont aussi anciens que l’humanité elle-même. De la première hache de pierre aux hauts fourneaux médiévaux, en passant par les usines automobiles modernes, les êtres humains ont cherché des moyens d’accomplir davantage de travail en moins de temps, et avec moins de main-d’œuvre. Lorsque nous parlons de « moins de travail », nous entendons souvent par là qu’il faut moins d’ouvriers pour accomplir une tâche spécifique.

C’est ce que nous constatons de plus en plus avec l’essor de l’intelligence artificielle et des machines de plus en plus complexes, capables de construire des voitures et de préparer des repas avec de moins en moins de supervision humaine. La société Amazon utilise de plus en plus de robots pour déplacer les marchandises dans les entrepôts. Les robots de restauration rapide arrivent bientôt. Et même le secteur des services utilise des robots pour assurer le service en chambre dans les hôtels.

À l’ère de l’automatisation et de l’innovation rapides et fréquentes, je m’attends à ce que les partisans du salaire juste ignorent complètement la question et se tournent plutôt vers les demandes adressées aux contribuables pour qu’ils fournissent un « revenu de base universel » afin que les travailleurs perçoivent un « salaire juste » sans avoir à travailler du tout.

Cela semble être la finalité naturelle et attendue de l’idée de « salaire juste ».

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  • C’est curieux de commenter la notion de salaire juste en se plaçant du côté de celui qui le paye.
    La salaire juste n’a de signification que pour celui qui le reçoit, bien sûr.

    • …. Bah oui, pour celui qui paye il n’y a pas de « salaire juste », puisqu’il n’y a que des charges … toute l’argumentation developpée ici est de fait inepte.
      La petite saillie sur le « revenu de base universel » de la fin n’est d’ailleurs pas étonnante, c’est une des caractéristiques de ses détracteurs de ne s’attacher qu’à la signification sémantique de l’expression.

    • Vous avez mille fois raison.
      Tant il me semble que le juste prix pour la logorrhée de Mr Institute soit le licenciement.
      Car le salaire juste est bien un concept propre au salariat.
      [Pour le patronat, si l’on veut, il s’agit d’un autre concept : juste un salaire]
      Le salaire juste est celui où le salarié consent à travailler pour l’entreprise qui va l’employer ou qui l’emploie.
      S’il estime que le compte n’y est pas, il va voir ailleurs.
      Bien sûr, ce niveau de salaire dépend de moult facteurs : le taux de chômage, les aides au non-emploi, les besoins financiers du salarié, l’estime qu’il a de lui-même…
      Le salaire juste, c’est la loi de l’offre et de la demande, vue de la demande.
      Fatalement, du côté de l’offre, on n’y entrave que pouic.
      Heureusement pour tous, offre et demande n’ont pas besoin de se comprendre pour parvenir à l’équilibre.

  • le problème est que ça crée une inertie économique énorme. La société ne peut évoluer que dans son ensemble…
    c’est un choix idéologique assez similaire à celui de lutter contre les inégalités de revenus d’ailleurs..

    c’est affirmer que le marché ne marche pas en oubliant de préciser qu’il ne marche pas à atteindre des butts idéologiques..
    c’est aussi dire que les changements doivent être évités ou alors complètement planifiés..

  • Si l’employeur est tenu au « juste salaire », c’est la quantité de travail qui détermine le prix de revient et donc le prix de vente. ( ça fleure bon le marxisme, ça )
    Et, s’il n’y a pas d’acheteurs à ce prix, il n’y a plus de « juste salaire », puisque l’entrepreneur fait faillite

    • oui…. le « salaire juste » est nécessairement idéologique…

      et là on se dit..mettant de coté la justesse mais la simple possibilité, alors c’est possible, aussi possible qu’une société communiste..qui est supposée avoir existé sauf que même dans les sociétés communistes le marché revenait par la fenêtre..

      Est ce qu’une société communiste fonctionnelle est simplement possible ???? ‘

      le communisme n’a jamais été qu’un levier argumentaire pour certains groupes d’avoir le pouvoir…’ la dictature..

  • Aujourd’hui, s’il n’y a pas de travailleurs prêts à accepter ses conditions, l’entrepreneur peut se débrouiller avec des machines et des robots. S’il n’y a pas d’entrepreneur prêt à lui offrir un salaire juste, le travailleur n’a pas d’autre ressource que de se retourner vers son Dieu qui lui a promis la justice et lui reprocher d’avoir fait un monde aussi contradictoire.

  • Chaque individu rejette la notion de salaire juste : qui paye un peintre pour refaire la peinture d’une chambre (à part des gens riches) ? Sûrement pas un SMICard qui touche le salaire juste minimum en France. Ainsi, les magasins de bricolage vendent d’énormes quantités d’outils pour que chacun fasse ses travaux chez lui parce qu’il n’a pas les moyens de payer un « salaire juste » supérieur ou égal au sien. Un plombier touche 70€ HT, soit 84€ TTC de l’heure. Qui touche un salaire juste d’un tel montant pour employer chez lui ce plombier ? Par contre, pour ce prix là, on trouve un robinet à monter soit même.
    Si cette notion existe, l’État a lui-même l’a détournée en y ajoutant des taxes qui font qu’il est préférable de faire le travail plutôt que de le faire faire. Et cela crée des gens inemployables. À cela s’ajoute l’assistanat qui permet à certains de refuser les travaux payés au salaire juste.

  • Je nous verrais bien, tous, remplacés par des robots personnalisés, et continuer de toucher notre salaire. Si tous les collègues de ma petite entreprise sont remplacés par des robots, l’entreprise continue de tourner, nous continuons de percevoir notre salaire. On sera même d’accord pour, à tour de rôle, remplacer le patron pour qu’il profite lui aussi de temps libre tout en maintenant l’efficacité de l’entreprise… 😉

  • Je ne conçois pas une appréciation de juste prix qui ne vienne d’un payeur. On connaît déjà le système du « commerce équitable » qui logiquement a dû améliorer la situation de nombreux petits producteurs. J’ai même vu le client d’un restaurant, mécontent qui est parti en n’ayant payé que la moitié de la note, avec ces mots : « C’est tout ce que cela vaut » ! Un entrepreneur connaît mieux le prix des choses du marché qu’un salarié qui tendra toujours à surenchérir car il ambitionne de vivre encore mieux. C’est probablement ce décalage qui cause la rupture de l’équité ?

  • salaire juste ? ça renvoie à profit juste …. ce qui renvoie aux débats capitalisme /marxisme…. je suis capitaliste , donc cette notion me parait stupide … une certitude…. ce n’est pas l’Etat qui peut fixer les salaires, an nom de la morale politique c’est le meilleur moyen d’augmenter les dépôts de bilan

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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