Libéraux et conservateurs : amis d’un jour, ennemis de toujours ?

La lecture de l’ouvrage de François-Xavier Bellamy offre un terrain fertile d’analyse de la relation entre libéralisme et conservatisme.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 1
Demeure - François-Xavier Bellamy

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Libéraux et conservateurs : amis d’un jour, ennemis de toujours ?

Publié le 6 septembre 2023
- A +

L’articulation entre libéralisme et conservatisme est complexe à appréhender, à plus forte raison pour les libéraux eux-mêmes, souvent partagés entre la tentation d’une alliance de raison avec la droite conservatrice, la reconnaissance d’affinités intellectuelles, certes circonscrites, mais bel et bien possibles avec le conservatisme, ou, au contraire, le rejet de toute compatibilité entre ces deux courants philosophiques et politiques.

S’il n’est évidemment pas question ici de brosser un tableau général des relations alambiquées entre libéralisme et conservatisme, il nous semble possible d’en dégager aussi bien certains points de convergence que des différences irréductibles à partir d’une lecture de Demeure. Pour échapper à l’ère du mouvement perpétuel, essai publié en 2018 par le philosophe et député européen (PPE) François-Xavier Bellamy.

 

La machine infernale du mouvement perpétuel

Résumons brièvement le propos de Bellamy.

L’auteur s’inspire des réflexions d’Antoine de Saint-Exupéry dans sa « Lettre au général X », dans laquelle ce dernier affirmait que c’est uniquement sur un terreau de stabilité, d’immobilité et de patience que peuvent germer les liens sociaux qui font eux-mêmes fleurir la civilisation, cette dernière étant « un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement ».

Or, selon Bellamy, la civilisation moderne détruit ces liens en raison de sa passion pour le mouvement, sa valorisation du changement pour lui-même, source d’un progressisme borné qui perçoit tout souci de ce qui nous préexiste comme un attachement mortifère au passé. Le progrès est bon en lui-même, peu importe le but vers lequel il tend ; les normes, structures et valeurs antérieures n’ont pas de raison particulière d’être conservées.

Ce refus de la continuité atomise ainsi la société, isole les individus et les coupe de leur passé en leur interdisant de jamais se reconnaître dans une « demeure ». Il engendre enfin un relativisme absolu qui rend impossible tout partage de valeurs et de règles communes au sein d’un groupe humain : en effet, si tout a vocation à évoluer, à se transformer pour « rester à la page », cela signifie qu’il n’existe aucune certitude tangible pour de bon, qu’aucune règle morale ou aucun principe ne peut être vrai de façon universelle, ou tout au moins collective.

Il convient donc, sans refuser tout changement (l’auteur récuse cette position réactionnaire), d’appliquer un principe de prudence, de circonspection, face au progrès, et de s’interroger sur son caractère bénéfique, et non de l’embrasser sans examen.

 

Une réflexion conservatrice non dénuée de passerelles avec la pensée libérale

« Être en mouvement est la vertu du moment : être dynamique, littéralement » (p. 12)

Or, cette passion du changement peut se révéler néfaste, dans la mesure où elle alimente, selon Bellamy, la propension à modifier les structures sociales par le haut, sans tenir compte de la fragilité de la stabilité de ces structures, et de leur lente sécrétion par l’ordre spontané.

L’auteur reprend ainsi la dichotomie hayékienne entre kosmos (ordre spontané) et taxis (ordre construit) ; de même, les pages dans lesquelles il souligne la modestie dont devraient faire preuve les penseurs et les dirigeants qui pensent pouvoir changer la société par une action d’ingénierie humaine, en prenant le risque de détruire cet « ordre lentement mûri, et irremplaçable dans sa complexité, sa souplesse, sa richesse, au regard desquelles nos capacités d’organisation sont bien peu de chose… » (p. 130), pourraient fort bien être issues de la plume d’un auteur de la plus pure tradition libérale.

Enfin, les préoccupations de Bellamy s’agissant de l’essor du relativisme peuvent trouver un écho chez des sensibilités libérales, lorsqu’il prône la reconnaissance de règles absolues, vraies de toute éternité (de tout temps, l’esclavage fut immoral), en considérant que « la justice est donc, dans son principe, extérieure au temps, étrangère au mouvement ; elle est éternelle » (p. 161) – réflexions qui ne sont pas étrangères en particulier aux libéraux les plus jusnaturalistes, ou plus simplement à ceux qui estiment que la liberté est un bien universel de l’individu, dont ce dernier a été titulaire de tout temps et en tout lieu.

 

Des points de rupture irrémédiables entre la pensée conservatrice de Bellamy et les principes libéraux

La fracture la plus évidente réside ainsi dans la nature holiste du raisonnement de l’auteur, de plus en plus prononcée au fur et à mesure de l’ouvrage.

En effet, la nuance fondamentale, nous semble-t-il, entre le conservateur et le libéral, est que le premier appelle, de façon plus ou moins explicite, à appliquer à l’ensemble de la société un principe de prudence dont le libéral peut sans doute admettre la pertinence, mais seulement à l’échelle individuelle. S’interrogeant sur la remise en cause croissante du dimanche chômé, tradition remontant à l’empereur Constantin, il invite à en prendre en compte les incidences sur la vie sociale, et rélève sa préférence pour le maintien du statu quo par l’État.

Selon nous, ce raisonnement ne peut satisfaire un libéral, sensible à la liberté de choix de chaque individu, qui doit être libre d’attacher ou non du prix au respect de la tradition et d’effectuer ses propres arbitrages.

En outre, à supposer que la libéralisation du travail du dimanche emporte effectivement des conséquences négatives sur l’ensemble de la société, entraver la liberté des individus afin de les éviter ne saurait être acceptable, à moins que les droits et libertés d’autres individus soient en jeu ; en effet, une telle sclérose volontaire des normes sociales reviendrait à empêcher toute évolution de la société, ce qui est pour le moins illusoire. Et la liberté ne peut pas être limitée au prétexte que de simples intérêts particuliers (en l’espèce, ceux des personnes attachées au respect des traditions, ou bien de certains syndicats) s’en trouvent affectés. Le conservatisme de l’auteur ne prend ainsi pas en compte l’hétérogénéité des préférences des individus, et prétend sortir l’État de sa nécessaire neutralité morale pour faire bénéficier à telle ou telle norme d’un traitement de faveur.

Par ailleurs, la distinction hayékienne entre kosmos et taxis, conjuguée avec sa théorie de l’ignorance, peut justifier ce refus de l’intervention de l’État pour préserver un ordre existant : le kosmos doit pouvoir évoluer au gré des préférences et des relations interpersonnelles des agents. De plus, la radicale individualité de la connaissance, qui suppose que nul ne peut prétendre détenir un savoir exhaustif, incite à l’humilité : en effet, dans ces conditions, qui pourrait définir si tel ou tel progrès est bon ou mauvais, et d’ailleurs pour qui ? pour quoi ? Aucune instance ne peut s’arroger ce droit, et c’est donc au marché des valeurs de trier celles qui passeront à la postérité de celles qui seront reléguées – le plus souvent pour le mieux – au rayon des antiquités. Les pages de Bellamy sur les questions de genre et de sexualité nous paraissent à cet égard peu convaincantes.

Deuxièmement, il nous semble que le pessimisme latent dans le propos de l’auteur entre également en opposition avec une forme d’état d’esprit libéral plus optimiste, ou du moins plus confiant dans les capacités de l’individu.

En effet, il estime que le mouvement perpétuel dans lequel s’inscrit l’individu moderne constitue une passion maladive de la course, l’empêchant, selon le mot repris de Pascal, de « demeurer en repos dans une chambre » ; il nous semble au contraire qu’il s’agit là d’une pulsion positive, une sorte de conatus sous la forme d’une marque de l’esprit propre à l’humanité qui ne se satisfait pas de sa condition initiale et cherche perpétuellement à améliorer son environnement et son mode de vie – quitte à délaisser des normes, des pratiques ou des traditions, fussent-elles séculaires, si elles entravent son libre développement.

Enfin, à titre plus anecdotique – mais ce détail n’est peut-être pas dénué d’importance –, le propos de Bellamy nous semble teinté d’une forme de naïveté à l’égard des conditions de vie au sein des sociétés pré-industrielles, notamment lorsqu’il cite des formules de Charles Péguy dans L’Argent (1913), selon lequel « il y avait [autrefois] dans les plus humbles maisons, une sorte d’aisance dont on a perdu le souvenir. […] On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait ».

Si l’on peut admettre que la civilisation moderne atomise le travail et accroît la solitude du travailleur, il semble plus que douteux que les conditions de vie aient été meilleures et plus propices au bonheur des individus.

Notre intuition – mais elle mériterait sans doute d’être mise à l’épreuve – est ainsi que les collectivistes, particulièrement à droite, accordent une importance plus grande à la dimension morale ou spirituelle de l’existence qu’à son volet matériel : cette hiérarchisation est palpable lorsque Bellamy écrit que « la crise du logement se résout avec des chiffres ; c’est un problème comptable. Mais quand la demeure est menacée, plane le risque de l’irréparable » (p. 14).

À en lire l’auteur, on croirait que « l’intendance suivra » : mais comment fonder une demeure si l’on ne dispose pas au préalable d’une habitation ? Accusés d’être matérialistes à l’excès, les libéraux semblent en réalité bien plus pragmatiques que les conservateurs.

 

En définitive, en dépit de points de rencontre, sinon de convergence, l’ouvrage de Bellamy met en exergue les différences fondamentales entre les philosophies conservatrice et libérale – mieux comprendre ce qui peut unir, et avant tout ce qui sépare, ces deux courants constitue, à notre sens, une nécessité pour définir une doctrine libérale cohérente et solide.

Voir les commentaires (6)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (6)
  • Il semble que le travail le dimanche soit un interdit tant à gauche (l’exploitation des travailleurs) qu’à droite (car Constantin l’a dit). Entre blocage de la société « parce que c’était mieux avant », et blocage pour « les acquis sociaux », on ne va aller loin…
    Une remarque sur le bonheur autrefois « plus propices au bonheur des individus ». Il est montré que le bonheur des individus ne dépend pas que de leur condition mais aussi de l’espoir d’amélioration future. Il est donc bien possible que ces gens aient été plus heureux: ils espéraient un monde meilleur, et à raison, le notre. Aujourd’hui, c’est l’inverse, on s’est persuadé que l’avenir sera horrible (réchauffement climatique etc…), et donc bien que nous soyons plus riche qu’autrefois, nous envions la pensée positive d’autrefois. C’est bien plus un changement sociétal que de revenus qui en est la cause.

  • « Le conservateur appelle à appliquer à l’ensemble de la société un principe de prudence dont le libéral peut sans doute admettre la pertinence, mais seulement à l’échelle individuelle. » : voilà un excellent résumé.
    Un programme politique conservateur, tout en pouvant satisfaire certaines aspirations libérales, ne peut par essence se définir comme étant libéral.

  • Dans une société qui n’est pas libérale, vouloir la conserver telle qu’elle est ne peut faire l’affaire du libéralisme.

    • En lisant Aurélien Montlaur, je me dis que Bellamy n’est pas conservateur, mais réactionnaire : c’était mieux avant, replongeons-y.
      Le conservateur, lui : c’est bien aujourd’hui, ne touchons rien.
      En somme, le réactionnaire veut jeter sa télé – ce qu’il se gardera bien de faire le Tartuffe ! – quand le conservateur garde sa télé en noir et blanc.

      • @abon la sagesse est de lire la source , lisez donc Bellamy au lieu de faire dans la caricature .

        • Ne doutez pas de ma sophia.
          En lisant/écoutant Bellamy, je me dis la même chose.
          Un homme que le mouvement, la croissance, le progrès effraient, ne m’est pas digne de confiance.

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

La démocratie libérale est un régime politique jeune et fragile. Elle commence véritablement à se concrétiser à la fin du XIXe siècle, et n’existe que dans une trentaine de pays dans le monde. Le primat de l’individu constitue son principal pilier qui est d’abord politique : garantir les droits naturels de l’Homme (la vie, la propriété, la liberté, la vie privée, la religion, la sécurité…) et limiter l’action de l’État¹.

La propriété de soi d’abord, la propriété des choses par le travail ensuite, la pensée critique (libre examen), la t... Poursuivre la lecture

Peste et famine vont sévir, le délire ultralibéral anéantir les acquis sociaux, et les sauterelles ravager les cultures. C’est, à peine caricaturé, la réaction de la plus grande partie de la presse française (notamment Ouest France, FranceTVinfo, France24, LaTribune, Alternatives économiques...) à l’arrivée au pouvoir, le 10 décembre, en Argentine de Javier Milei, élu sur un programme libertarien, c’est-à-dire de réduction drastique du rôle de l’État sur les plans économique et sociétal.

Le récit dominant en France serait que l’économi... Poursuivre la lecture

Le libéralisme classique français a été porté par des auteurs presque exclusivement masculins, et qui pour certains des plus fameux (Turgot, Bastiat, Tocqueville) n’ont pas laissé de postérité : ce qui devrait engager à ne pas rechercher leur opinion sur la sexualité. C’est pourtant ce que je ferais, et la démarche n’est peut-être pas vaine.

 

Les premières conceptions religieuses

Aux premiers âges de l’histoire de l’humanité, la sexualité, incomprise, est déifiée : des autels sont dressés devant des pierres d’apparence ph... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles