Blue Origin et SpaceX au tout début de leur course à la Lune

La NASA a fait un choix audacieux pour la mission Artemis V, délaissant SpaceX pour Blue Origin de Jeff Bezos. Ce choix pourrait annoncer le début d’une nouvelle ère de la concurrence entre ces deux géants de l’industrie spatiale.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 1

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Blue Origin et SpaceX au tout début de leur course à la Lune

Publié le 31 juillet 2023
- A +

Blue Origin, la société spatiale de Jeff Bezos, a été choisie le 19 mai 2023 par la NASA pour assurer le transport des astronautes dans son vaisseau Blue Moon entre l’orbite lunaire et la surface de la Lune pour la mission Artemis V. Jeff Bezos avait beaucoup protesté contre le choix de SpaceX pour Artemis III 1 sans qu’il soit prévu une autre mission pour son propre vaisseau spatial (jusqu’à poursuivre la NASA en justice !). Il reçoit ainsi satisfaction. En faisant préparer un second HLS (Human Landing System), la NASA se donne, de son côté, une sécurité en cas de défaillance de SpaceX.

En réalité, à l’origine (appel d’offres 2019), la NASA avait prévu dans son budget deux partenaires privés pour descendre de l’orbite lunaire jusqu’à la Lune (puis en repartir) mais le Congrès n’avait retenu qu’une partie de ce budget.

La NASA ne pouvait donc choisir qu’un seul des compétiteurs. Et, compte tenu des offres reçues en avril 21, soit 2,89 milliards de SpaceX et 3,4 milliards de Blue Origin, le choix était clair, il ne pouvait se porter que sur l’offre de SpaceX qui, non seulement était moins chère mais proposait le projet qui semblait le plus avancé, celui du Starship HLS, adaptation du modèle de base du Starship (vol sans atmosphère pendant l’EDL et la remontée en orbite lunaire). En 2022, avec de nouvelles ressources votées par le Congrès, la NASA a pu lancer un nouvel appel d’offres et mettre ainsi fin, ce mois de mai, à la déception de Jeff Bezos et à la poursuite judiciaire de Blue Origin contre elle-même, en choisissant cette dernière contre un autre compétiteur, Dynetics, pour Artemis V.

Au-delà du souci d’introduire une concurrence, peut-être que la piteuse performance du Starship lors de sa première tentative de vol orbital et l’inquiétude qu’elle a pu générer chez la NASA, n’est pas non plus étrangère à cette évolution. Il est important aussi de noter que Blue Origin est le leader d’un consortium dont font partie Lockheed Martin, Draper Laboratory, Boeing, Astrobotic et Honeybee Robotics, et que Lockheed Martin aussi bien que Boeing disposent d’un fort levier politique, économique et social qui a sans doute renforcé la pression mise par Jeff Bezos sur la NASA. Il faut noter aussi que Blue Origin a introduit quelques améliorations dans le projet qui a été retenu, par rapport à l’offre précédente.

Dans les deux cas le véhicule HLS n’est prévu que pour le trajet entre la station d’attente des astronautes en orbite lunaire (que ce soit la capsule Orion et ensuite le Gateway) et le sol lunaire.

Dans les deux cas, les astronautes seront acheminés jusqu’à l’orbite lunaire pour rejoindre cette station depuis la Terre par un vol de SLS. Il ne faut pas oublier en effet que cette fusée coûteuse et peu performante est le lanceur « officiel » de la NASA et qu’il convient donc de l’utiliser au mieux.

Le second étage du SLS comprend la capsule, son module de service (européen) et un module propulseur qui après la mise en orbite terrestre, injecte l’ensemble dans une trajectoire vers l’orbite lunaire. Au départ et jusqu’à séparation du lanceur, il lui est relié par un Launch Vehicle Stage Adapter (LVSA). Le module propulseur situé au-dessus de ce LVSA a été pour Artemis I et sera pour Artemis II et III l’« Interim Cryogenic Propulsion Stage » (ICPS). Il s’agit du module de propulsion boosté du second étage de la vieille fusée Delta IV (vieille, car elle date des années 1990).

Pour les missions Artemis IV et les suivantes, cet ICPS sera remplacé par un « Exploration Upper Stage » (EUS) plus puissant (en développement chez Boeing) ce qui permettra d’installer le Gateway en orbite lunaire.

L’ICPS sera porté par un lanceur SLS Block 1. L’EUS sera porté par un lanceur SLS Block 1B puis par un SLS Block 2 également plus puissant. Tout cela donne satisfaction au consortium ULA (dirigé par Boeing) qui développe le SLS mais ne suffit pas. En effet si on l’envoyait seule sur la Lune, la capsule Orion serait bien incapable d’en repartir par ses propres moyens.

Nous ne sommes hélas plus à l’époque d’Apollo, ou plutôt la NASA n’a pas développé les moyens technologiques dont elle disposait à l’époque d’Apollo pour transporter aujourd’hui des charges plus volumineuses et plus massives qu’alors. Par ailleurs, le but n’est plus plus maintenant seulement d’atterrir sur la Lune dans une coquille de noix, de faire un petit tour et de repartir, mais il est de s’y installer.

Il faut donc prévoir d’y déposer des hommes et des équipements en quantités beaucoup plus importantes que du temps d’Apollo. Donc pour les missions Artemis III, V et suivantes (celles qui descendront sur la Lune), le SLS a besoin d’un relai, et c’est là qu’interviennent les HLS, même si avec le Starship on aurait pu se passer du SLS pour Artemis III. Pour Artemis V, le New Glenn (de Blue Origin) avec une coiffe très spacieuse sera plus adapté que le SLS pour transporter le Blue Moon depuis la Terre jusqu’à l’orbite lunaire (même si une adaptation ne serait pas impossible). On peut donc en déduire que le SLS doit plutôt être vu comme un back up au cas où ni le Starship HLS ni le New Glenn ne pourraient voler (le Blue Moon serait incapable de revenir en orbite terrestre).

Au-delà de la querelle ayant opposé SpaceX et Blue Origin, il faut voir que la solution Blue Moon est très différente de la solution Starship HLS (au-delà du fait que ce seront tous les deux des transporteurs réutilisables). Dans le cas du Starship HLS, SpaceX offre un énorme vaisseau qui pourrait aussi bien venir directement de l’orbite terrestre et descendre sur la Lune avec tous les ergols, vivres et équipements nécessaires (SLS inutile comme dit ci-dessus).

Dans le cas du Blue-Moon on a affaire à un vaisseau beaucoup plus petit qui devra être ravitaillé par un toujours mystérieux « Cislunar-Transporter » (conçu et réalisé par Lockheed Martin mais sur lequel on n’a pratiquement aucune information) lancé séparément par une fusée New Glenn (ou une autre fusée classique, voire un SLS). On peut dire pour simplifier que le Starship HLS est un vrai monobloc tandis que le Blue Moon est un faux monobloc qui ne peut fonctionner sans son Cislunar Transporter.

Ceci ne veut pas dire que le Starship HLS ne devra pas être réapprovisionné en ergols et autres nécessités en orbite terrestre avant de (re)partir pour la Lune mais il sera beaucoup plus logique de le faire sur cette orbite terrestre (plusieurs allers-retours de Starship tankers possibles) plutôt que plus loin. C’est tout le contraire pour le Blue Moon pour lequel ce Cislunar Transporter sera indispensable là où évoluera le Blue Moon, dans la région lunaire.

Le Blue Moon comme son « Cislunar-Transporter » (séparément) sera lancé par une fusée New Glenn (compte tenu de sa structure, il lui serait impossible de décoller seul de la Terre et de franchir l’atmosphère terrestre). Il aura une grosse différence de masse et donc de poids avec le Starship HLS. La masse du Blue Moon ne sera que de 45 tonnes dont 15 pour la masse sèche (sans les 29 tonnes d’ergols et sans charge utile). Le Blue Moon comprendra trois parties. La partie basse est un module habitable reposant sur un réacteur avec moteur qui permet aussi bien le freinage pour l’EDL que la propulsion pour la remontée en orbite. On pourra y loger quatre astronautes. Au-dessus seront situés les ergols, dans deux réservoirs, celui d’oxygène puis d’hydrogène (le plus léger).

À noter l’intérêt du choix de l’hydrogène comme carburant et de la position du réservoir au-dessus du module-habitat puisque ce gaz constituera un excellent écran contre les radiations solaires (SeP – Solar energetic Particles, essentiellement protons). Pour mémoire, la masse du Starship HLS est de 3600 tonnes dont 200 tonnes sèches. La masse du Blue Moon correspond au maximum de la capacité d’emport du New Glenn (ce qui a évidemment été calculé exprès).

Le Starship HLS est certainement surdimensionné pour les premières missions puisqu’il pourra apporter 100 tonnes de charge utile sur la Lune alors que le Blue Moon (lui, sous-dimensionné ?) sera limité à 20 tonnes (ou 30 tonnes en version non réutilisable). Par ailleurs, il faut noter une différence non négligeable : l’accès à l’habitat du Starship n’est possible qu’après une ascension de 38 mètres depuis le sol (les énormes réservoirs sont en dessous) alors que l’habitat du Blue Moon sera tout près du sol (les réservoirs sont au-dessus). Donc chacun des deux types de vaisseau HLS présente ses avantages et ses inconvénients.

Malheureusement, si le Starship n’a pas encore fait ses preuves, la fusée New Glenn ne les a pas faites non plus.

Théoriquement elle pourrait mettre 45 tonnes en orbite basse terrestre (LEO) contre 150 tonnes pour le Starship, et 13 tonnes en orbite géostationnaire (GEO). Il est certes probablement moins difficile de mettre au point le New Glenn que le Starship puisque le premier est moins révolutionnaire que le second (toutefois son premier étage doit être réutilisable, comme le SuperHeavy du Starship). La poussée au décollage ne sera que de 17 100 kN alors que celle du Starship sera de 74 500 kN. On peut donc envisager que le New-Glen ne connaisse pas les mêmes difficultés que le Starship au décollage ; encore faudra-t-il l’essayer.

Il est possible que le Starship ne puisse pas encore voler comme prévu en 2023 et pour la mission Artemis III qui lui a été attribuée (Artemis IV, prévu pour septembre 28 pour installer le Lunar Gateway ne descendra pas sur la Lune). Vu le faible avancement du New Glenn aujourd’hui, il est quasiment impossible que Blue Origin puisse remplacer SpaceX pour la mission Artemis III (décembre 2025).

Artemis IV n’engagera que le SLS (nouveau block 1-B). Si le Starship ne peut voler en 2023, la mission Artemis III serait donc très compromise. Mais l’objectif 2029 pour Artemis V laisse à Blue Origin plus de temps pour se préparer. Après Artemis V, la concurrence jouera à plein et l’on verra si on continue à utiliser les deux types de HLS ! Peut-être le fera-t-on pour s’adapter aux différents types de mission (transport des hommes ou transport des marchandises, séjour long ou séjour court) ?

Sur le web

 

  1. La mission Artemis V est prévue pour 2029. Artemis IV concernera exclusivement l’assemblage du Gateway (station orbitant la Lune, comme l’ISS orbitait la Terre) et Artemis II ne requiert pas plus de HLS qu’Artemis I puisque pas plus que cette dernière, elle ne prévoit de descendre sur la Lune. C’est donc le SLS, seul, qui assurera les missions Artemis II et IV comme elle a porté la mission Artemis I.
Voir les commentaires (6)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (6)
  • Tout en fait dépendra de la réussite du Starship. Le SLS risque de ne plus avoir aucun intérêt si Spacex réussi aussi bien que pour la Falcon 9 , Crew dragon ou Starlink. La fusée New glenn n’a pas encore volé et son développement n’est pas convaincant, c’est le moins qu’on puisse dire.

  • Je trouve le sujet passionnant ! Merci de nous partager toutes ces infos.
    Mais je suis un peu noyé, beaucoup d’acronymes non définis, de systèmes, de missions différentes.
    Cela mériterait quelques schémas, ou énumérations plus détaillées. Un planning des différentes missions Artemis pour que l’on voie facilement ce qu’ils feront, un schéma du New Glenn chargé vs HLS/SLS.

    • Et oui c’est compliqué. J’en suis désolé. Mais mon article ne peut pas être plus long , autrement il ne serait pas lu.
      .
      Si vous êtes passionné, je vous invite à aller sur mon blog (exploration spatiale – le blog de Pierre Brisson) vous y trouverez un index en bas de page avec tous les articles précédemment publiés sur ce blog, y compris au cours des 8 ans pendant lesquels il était hébergé par le journal suisse Le Temps). Vous y trouverez « tout » ce qui vous intéresse.
      .
      Ceci dit il y en a aussi un certain nombre déjà publiés par Contrepoints (que je remercie à l’occasion)!

      • De grâce, un schéma avec tous ces acronymes quelque part pour réussir à suivre. Le propos est effectivement passionnant, mais on dirait de la soupe en l’état.
        Les lecteurs de Contrepoints sont capables de choisir les articles qui les intéressent et de consacrer le temps nécessaire à leur compréhension.

        • Je ne vois pas ce que vous considérez comme insuffisamment clair. La définition des acronymes est donnée après chaque première utilisation.
          Je ne peux qu’ajouter ce qui suit, pour compléter:
          ISS = Station Spatiale Internationale.
          SLS = Space Launch System (le lanceur lourd conçu et réalisé par un consortium, « ULA », sous la direction de Boeing, en commande directe de la NASA).
          EDL = Entry, Descent, Landing (le parcours d’un corps depuis l’entrée dans l’atmosphère d’une planète jusqu’à son atterrissage).

  • « En effet si on l’envoyait seule sur la Lune, la capsule Orion serait bien incapable d’en repartir par ses propres moyens ». Précisons que cette incapacité est volontaire. Cela remonte à G W Bush, et à la fusée Arès V (annulée depuis). Elle était prévue pour être plus puissante que SLS, et donc le réservoir d’ergol d’Orion était suffisant.
    Lors du passage à SLS, Orion n’était donc plus adapté. Il a tout de même été décidé de ne rien changer! D’où des choix plus ou moins idiots:
    -L’orbite de la « Gateway », trop haute, nécessitant des atterrisseurs lourds.
    -L’impossibilité d’Orion de faire l’aller retour entre cette orbite, sans utiliser un étage supérieur plus puissant. D’où encore des retards…
    Rappelons qu’avec Blue Origin, il faudra pour aller sur la Lune en tout 6 vaisseaux:
    SLS, Orion, New Glenn, CisLunar Transfert, l’atterrisseur, et le module de retour.
    Manque plus qu’une ou deux stations spatiales (prévu!). Là, on voit que c’est bien un projet étatique dans toute sa splendeur.

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Les 6 et 7 novembre, les ministres des 22 États-membres de l’ESA, réunis en sommet interministériel à Séville, ont tenté une mise à jour (au sens de l’anglais reset) de leur organisation. Il est plus que temps, car l’Europe spatiale s’est littéralement effondrée. Le problème est de savoir s’il n’est pas trop tard.

 

Quelques chiffres résument la situation

Arianespace, pour le compte de l’ESA (Agence Spatiale Européenne), a lancé, entre le premier vol en 1979 et aujourd’hui, 261 fusées Ariane (catégorie « 5 » depuis 2003) pr... Poursuivre la lecture

La poussière ultrafine rend difficile, déjà au stade robotique, l’exploration de Mars. Elle risque de poser de sérieux problèmes aux missions habitées et à la vie humaine. Nos ingénieurs recherchent des solutions pour la Lune. Elles bénéficieront aussi à Mars car sur ce plan les deux astres sont semblables. Récemment l’Université d’Hawaï a proposé un tissu, LiqMEST, qui moyennant la dépense d’un peu d’énergie pourrait empêcher l’adhérence aux surfaces. La NASA s’y intéresse aussi bien qu’à d’autres solutions qui lui sont complémentaires. Elle... Poursuivre la lecture

La Station Spatiale Internationale (ISS) vit ses dernières années.

Actuellement il est prévu du côté américain qu’elle soit désorbitée en janvier 2031. Les Russes, eux, parlent maintenant de 2024 après avoir envisagé 2028 (c’était avant la guerre). Il faut se rappeler que les premiers éléments de la Station ont été lancés en 1998. Elle n’aura donc vécu que trente années. Mais il faut comprendre aussi que les conceptions et les technologies évoluent, et qu’au bout d’un moment il est plus efficace et moins coûteux d’arrêter d’entretenir ... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles