Condorcet et l’égalité des genres : une vision révolutionnaire

À travers une relecture des textes de Condorcet, Alain Cohen-Dumouchel souligne la pertinence de sa réflexion sur la condition féminine dans le contexte actuel. Condorcet offre une perspective novatrice, remettant en question les préjugés culturels et plaidant pour un accès égal à l’éducation et la nécessité d’observer et de raisonner plutôt que de se fier aux traditions.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Condorcet et l’égalité des genres : une vision révolutionnaire

Publié le 5 juillet 2023
- A +

Figure iconique de la Révolution française dans sa dimension libérale, Condorcet est l’auteur de plusieurs textes sur la place des femmes dans la société.

En 1790, il publie : Sur l’admission des femmes au droit de cité. En 1793, alors qu’il est pourchassé par la Convention qui a ordonné son arrestation, c’est-à-dire sa condamnation à mort, il consacre plusieurs paragraphes de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain et de Fragment sur l’Atlantide, au même sujet.

Les extraits provenant de ces deux ouvrages, traitant de l’égalité entre les genres, sont réunis ici.

 

Relire les écrits de Condorcet dans le contexte actuel du débat féministe

Il est intéressant de relire ces écrits de Condorcet dans le contexte actuel du débat – on peut parler de crise – entre féminisme de l’équité et féminisme du genre.

Certains reprochent à Condorcet son culte de la raison, son optimisme sur l’avenir de l’humanité et sa vision qualifiée parfois de naïve de la toute-puissance de l’esprit humain.

C’est pourtant une tout autre image de sa pensée qu’inspirent ses réflexions sur la condition féminine, suffisamment originale à son époque pour retenir l’attention :

« Parmi les progrès de l’esprit humain les plus importants pour le bonheur général, nous devons compter l’entière destruction des préjugés, qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de droits funeste à celui même qu’elle favorise. On chercherait en vain des motifs de la justifier, par les différences de leur organisation physique, par celle qu’on voudrait trouver dans la force de leur intelligence, dans leur sensibilité morale. Cette inégalité n’a eu d’autre origine que l’abus de la force, et c’est vainement qu’on a essayé depuis de l’excuser par des sophismes. »

C’est donc la culture et la tradition qui sont d’emblée jugées responsables de cette inégalité de droits que regrette Condorcet. Face à cette injustice, il pose les principes de l’accès à un droit égal pour tous :

« … les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées ; ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux.  »

 

Premier objectif, un égal accès à l’éducation

Le premier objectif de la société nouvelle, débarrassée de ses préjugés, sera donc d’établir une égalité d’accès à l’éducation :

« Favoriser les progrès de l’instruction, et surtout […] la rendre vraiment générale, […] parce qu’on l’étendrait aux deux sexes avec plus d’égalité […] Qui sait si, lorsqu’une autre éducation aura permis à la raison des femmes d’acquérir tout son développement naturel, les relations intimes de la mère, de la nourrice, avec l’enfant, relations qui n’existent pas pour les hommes, ne seront pas pour elles un moyen exclusif de parvenir à des découvertes plus importantes plus nécessaires qu’on ne croit à la connaissance, de l’esprit humain, à l’art de le perfectionner, d’en hâter, d’en faciliter les progrès ? »

 

Observer et raisonner au lieu de se fier aux traditions

Vient ensuite la méthode à adopter.

Condorcet ne souhaite pas commettre les mêmes erreurs que ses contemporains :

« L’influence du sexe sur les qualités intellectuelles et morales n’est pas moins importante à déterminer. »

Déterminer et non postuler ; pour Condorcet, il faut observer, expérimenter, plutôt que croire à de supposées vertus de la tradition :

« Quelques philosophes semblent avoir plaisir à exagérer ces différences : ils ont en conséquence assigné à chaque sexe ses droits, ses prérogatives, ses occupations, ses devoirs, et presque ses goûts, ses opinions, ses sentiments, ses plaisirs; et prenant ces rêves d’une imagination romanesque pour la volonté de la nature, ils ont dogmatiquement prononcé que tout était le mieux possible pour l’avantage commun »

Le jugement est ironique et cinglant :

« Cet optimisme, qui consiste à trouver tout à merveille dans la nature telle qu’on l’invente doit être banni de la philosophie, dont le but n’est pas d’admirer, mais de connaître ; qui, dans l’étude, cherche la vérité, et non des motifs de reconnaissance. »

Fidèle à l’esprit scientifique et naturaliste qui l’anime, Condorcet n’exclut aucune hypothèse et veut partir de faits observables pour justifier l’égalité entre les sexes. Il remarque que la grande différence d’éducation qui pénalise les femmes ne permet pas de tirer de conclusions sur leurs capacités intellectuelles :

« Si on ne compte que le petit nombre de femmes qui ont reçu, par l’instruction, les mêmes secours que les hommes, qui se sont livrées à l’étude d’une manière aussi exclusive, il n’est pas assez grand pour en tirer un résultat général. »

La formulation rappelle que Condorcet, mathématicien, fut l’auteur de plusieurs travaux sur les statistiques et probabilités et qu’il travailla sur l’arithmétique politique.

 

Le rejet des stéréotypes du genre

Dans Sur l’admission des femmes au droit de cité, il examine, pour les rejeter, les reproches courants faits aux femmes :

« On a dit que les femmes, malgré beaucoup d’esprit, de sagacité, et la faculté de raisonner portée au même degré que de subtils dialecticiens, n’étaient jamais conduites par ce qu’on appelle la raison.
Cette observation est fausse : elles ne sont pas conduites, il est vrai, par la raison des hommes, mais elles le sont par la leur. Leurs intérêts n’étant pas les mêmes par la faute des lois, les mêmes choses n’ayant point pour elles la même importance que pour nous, elles peuvent, sans manquer à la raison, se déterminer par d’autres principes et tendre à un but différent. »

« On a dit que les femmes, […]  n’avaient pas proprement le sentiment de la justice, qu’elles obéissaient plutôt à leur sentiment qu’à leur conscience. Cette observation est plus vraie, mais elle ne prouve rien : ce n’est pas la nature, c’est l’éducation, c’est l’existence sociale qui cause cette différence. Ni l’une ni l’autre n’ont accoutumé les femmes à l’idée de ce qui est juste, mais à celle de ce qui est honnête. Éloignées des affaires, de tout ce qui se décide d’après la justice rigoureuse, d’après des lois positives, les choses dont elles s’occupent, sur lesquelles elles agissent, sont précisément celles qui se règlent par l’honnêteté naturelle et par le sentiment. Il est donc injuste d’alléguer, pour continuer de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des motifs qui n’ont une sorte de réalité que parce qu’elles ne jouissent pas de ces droits. »

 

La profession de foi de Robespierre sur le même sujet

Par contraste, voici de courts extraits du discours que Robespierre fit le 18 avril 1787 pour l’admission de Louise-Félicité Guynement de Kéralio à l’académie d’Arras :

« … le sexe dont l’organisation est plus délicate et plus sensible laissera à l’autre le soin de sonder toutes les profondeurs des sciences abstraites ; mais pourquoi renoncerait-il à celles qui ne demandent que de la sensibilité et de l’imagination ?  […]

La nature a donné à chaque sexe des talens qui lui sont propres. Le génie de l’homme a plus de force et d’élévation ; celui de la femme plus de délicatesse et d’agréments. […]

La tâche de l’homme sera de supporter de grands travaux et d’exécuter de grandes entreprises ; celui de la femme sera d’animer ces généreux efforts par le prix qu’il attache au bonheur de lui plaire ; et de les récompenser par les applaudissements. De là le devoir imposé aux femmes […]

Les femmes rendent plus que supportable une conversation où l’on ne dit rien, une assemblée où l’on ne fait rien. Elles enchaînent les ris et la gaieté autour d’une table de jeu. La beauté, lorsqu’elle est muette, lors même qu’elle ne pense pas, intéresse encore ; elle anime tout autour d’elle. »

Cité par Claude Guillon, Robespierre, les femmes et la Révolution, Editions IMHO.

Claude Guillon précise que Robespierre voit en ce texte sa « profession de foi » à propos des rapports sociaux de sexe, et qu’il n’en publiera jamais d’autre par la suite.

 

Interroger la nature des genres, la réponse libérale

Condorcet n’exclut pas a priori qu’il puisse y avoir des différences intellectuelles entre les deux sexes, mais demande des preuves expérimentales fiables :

« Je demande maintenant qu’on daigne réfuter ces raisons autrement que par des plaisanteries et des déclamations ; que surtout on me montre entre les hommes et les femmes une différence naturelle qui puisse légitimement fonder l’exclusion d’un droit. »

Cette posture, à savoir demander des preuves et ne pas avoir peur des résultats de l’expérimentation, a retrouvé une grande modernité à notre époque où la théorie de « l’ardoise vide » et du « tout culturel » domine le mouvement féministe militant, en dépit de l’éclairage contradictoire apporté par la génétique du comportement.

Ainsi, si Condorcet juge que le statut des femmes est bien « socialement construit », selon la terminologie contemporaine inspirée du postmodernisme, il n’écarte pas la possibilité que des différences physiologiques perdurent lorsque l’égalité en droit sera rétablie. Nature et culture sont convoquées pour expliquer les différences passées et futures.

C’est pour cette raison que la distribution des fonctions entre les deux sexes dans la société doit être laissée à l’appréciation des individus :

« J’ai fait voir que l’intérêt du bonheur commun, d’accord avec la justice, prescrivait de respecter cette égalité dans les lois, dans les institutions, dans toutes les parties du système social. J’ai indiqué quelle serait alors la distribution naturelle des fonctions entre les deux sexes également libres, distribution dans laquelle de nombreuses exceptions rempliraient le vœu de la nature, loin de le contredire, et qui se fera de la manière la plus utile, si on l’abandonne à la volonté indépendante des individus »

 

C’est là, tout sauf de la naïveté et c’est d’une étonnante modernité libérale.

Voir les commentaires (5)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (5)
  • Condorcet éclaire en effet les incohérences des bouffons qui se gargarisent de l’imposture conceptuelle de la théorie du genre. Le « dernier » philosophe des Lumières avait une perception particulièrement aiguisée de la condition féminine qu’il devait vraisemblablement à sa propre éducation. Orphelin de père très tôt, il fut élevé par des femmes qui l’ont vêtu comme une fille plus longtemps que l’exigeait la coutume de l’époque. Ses passages les plus percutants pour contrer les foutaises de Judith Butler et de ses groupies sont ni dans « L’Esquisse », ni dans le texte cité mais dans la vision de l’éducation des filles qu’il développe dans Les Cinq Mémoires sur l’instruction publique où il expose l’idéal-type de l’école libérale: pluraliste et autonome… Il y développe surtout une démonstration magistrale de la nécessité de respecter les inégalités « naturelles » et démontre deux siècles avant Hannah Arendt, (1791 et 1953) la nature intrinsèquement conservatrice de toute forme de transmission des savoirs. Celle-ci est incompatible avec les théories bidons nourries d’égalitarisme qui conduiront à la déliquescence de la plupart des systèmes scolaires occidentaux dans le dernier quart du 20e s.

    • Avatar
      Alain Cohen-Dumouchel
      6 juillet 2023 at 15 h 29 min

      Effectivement. Mais pour « respecter les inégalités « naturelles » », il faut les connaître et savoir les distinguer des inégalités culturelles. C’est en cela que Condorcet est innovant : il laisse toute sa place à l’expérimentation future.
      Nombre d’inégalités qu’on croyait naturelles se sont révélées culturelles. En revanche lorsque les féministes du genre prétendent que tout est culturel et la femme est « construite », elles se heurtent aux expérimentations les plus récentes qui prouvent qu’il y a bien des différences intellectuelles et comportementales innées entre les deux sexes.
      Les faits sont têtus, ni le conservatisme ni le réformisme dogmatiques ne permettent de progresser et d’évoluer.

  • Vous enfoncez des portes ouvertes, présenter comme une « étonnante modernité » l’émancipation des femmes en Occident : lol : – 300 B.C : Platon République livre VII : sur l’éducation des gardiennes ; Paul, Galates, 3-28 : « il n’y a plus ni esclave ni libre, ni juif ni grec, ni homme ni femme … » : la grande nouveauté des « philosophes » du 18 e : recycler des vieilles idées pour qu’elles paraissent « modernes » : bref créer des illusions cognitives, à la mode sophistique et rhétorique : si Condorcet avait été mahométan ou chinois, alors là oui chapeau l’artiste : re-lol

  • Condorcet ne parlait pas d’égalité des « genres », mais des femmes et des hommes.
    L’auteur associe le propos de Condorcet à la terminologie genriste d’une façon qui fait suspecter une intention de repeindre le philosophe aux couleurs de l’idéologie genriste.

  • On peut se demander si les philosophes autoproclamés des Lumières n’ont pas réduit leur siècle par leurs fixations intellectuelles naïves et prétentieuses (Condorcet se pensait prophète, selon La Harpe) à un siècle d’obscurantisme qui a malmené les sociétés sans apporter le bonheur tant espéré. On passe toujours d’un préjugé qu’on chasse à un autre qu’on adopte, c’est notre condition. Les femmes ne cherchent par nature qu’à dominer, et en s’élevant elles perdent comme les autres tout sens moral. Où en est-on aujourd’hui ? On a décidé malgré tout de hâter les égalités mais elles conduisent aujourd’hui à un égalitarisme décrié, qui a par force généré lui-même le principe de discrimination.

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

L’Institut économique Molinari a publié une étude inédite visant à comparer le rapport coût/efficacité des différents pays européens en termes d’éducation et de formation. Elle analyse 30 pays européens et effectue trois comparatifs : le premier sur l’éducation primaire et secondaire, le second sur le supérieur, et le troisième sur l’ensemble du système de formation.

 

Un manque d'efficacité global autour de 16 milliards d'euros

La France se situe à la 22e place sur les 30 pays d’Europe étudiés. Au titre du primaire, du sec... Poursuivre la lecture

Par P.-E. Ford

Jusqu’à présent, la cancel culture au pouvoir à Harvard, Stanford, Yale et consoeurs, ne suscitait guère d’émotion dans les rangs du Parti démocrate, ni dans la presse qui lui est si dévouée. Tout a changé le 5 décembre, grâce aux auditions publiques de la Commission sur l’éducation et la population active de la Chambre des représentants, présidée par la républicaine Virginia Foxx, de Caroline du nord. Ce jour là, la présidente de Harvard, Claudine Gay, son homologue de University of Pennsylvania, Liz Magill, ainsi que l... Poursuivre la lecture

Deux événements se sont produits simultanément le 7 décembre 2023.

Le premier concerne la bronca qui a gagné un collège des Yvelines à la suite de la présentation en cours de français d’un tableau de Giuseppe Cesari datant du XVIIe siècle, Diane et Actéon. Parce que ce tableau représente des femmes dénudées, des élèves musulmans de 6e ont exprimé leur réprobation. Des tensions et des menaces ont suivi, ce qui a conduit les enseignants à faire valoir leur droit de retrait, avant que le ministre Gabriel Attal ne se rende sur place.

<... Poursuivre la lecture
Voir plus d'articles