Par Patrick Smets.
Frédéric Wauters était depuis longtemps un lecteur fidèle de The Economist. Étonnamment, une de ses rubriques préférées était la nécrologie. Ce professionnel de l’écriture y voyait l’un des exercices les plus complets auquel puisse se mesurer un journaliste, une sorte de micronouvelle qui exigeait une intrigue, des rebondissements, de l’émotion, et finalement une leçon morale à l’usage des vivants. C’est donc tout naturellement de cette façon que je souhaite lui rendre hommage.
Copywriter, journaliste puis consultant en stratégie de communication, Fred se qualifiait lui-même de Maître des Mots. Ce n’était pas nécessairement une voie évidente pour lui. Après des études brillantes à l’Athénée Robert Catteau, il rejoignit la prestigieuse École de Commerce Solvay. Ses premières expériences professionnelles l’avaient donc conduit vers l’entreprise et la gestion. Mais il avait une personnalité trop affirmée et un caractère trop aventurier pour s’intégrer dans un monde de bureaucrates. Très vite, il chercha un moyen de vivre en indépendant et le trouva finalement dans l’écriture et le copywriting dont il maîtrisa rapidement toutes les techniques. L’écriture, d’abord utilitaire, est progressivement devenue une véritable passion chez lui. Il lisait les plus grands écrivains, et s’intéressait en profondeur à la technicité de leur art, à leurs pratiques quotidiennes, à l’organisation de leur travail. Il laissera deux livres sur le sujet : le premier (Marketer son écriture) fut publié en 2013, le manuscrit du second fut livré à De Boeck Université fin de l’année passée et reste à paraître.
Quand Fred fonda sa société de conseil en communication digitale, il choisit de la baptiser Ex Abrupto. Ce nom lui allait comme un gant. Il avait ce côté brusque, dédaigneux du temps perdu en inutiles introductions. Il jaillissait quelque part et immédiatement sa présence remplissait la pièce. Il lançait quelques blagues à la volée avec le plus grand naturel du monde et la magie opérait. Je ne sais comment, il avait le don de devenir tout de suite copain avec tout le monde. Et où qu’on aille, il connaissait la moitié de la salle. Abrupt, il pouvait aussi l’être quand on froissait sa susceptibilité qui était légendaire. Il fallait le prendre comme ça, large, gouailleur, entier, sans filtre. C’était une tornade d’énergie qui emportait tout dans un grand éclat de rire.
Quel que soit le projet, il était toujours partant, prêt à se jeter corps et âme dans une nouvelle aventure. Ainsi, on l’a connu guindailleur infatigable, bassiste et chanteur dans un groupe de rock, violoncelliste dans le privé, professeur d’économie, de français et de communication, écrivain, journaliste, motard, instructeur de Krav Maga, éleveur de poules, modérateur de forum, twitto prolifique et j’en oublie certainement. Il menait plusieurs vies de front. Toujours avec un sérieux et un engagement total. En 50 ans, il en aura fait plus que la plupart de ceux d’entre nous qui finiront centenaires.
Indomptable, une telle puissance de vie ne pouvait pas se laisser mettre en cage. Fred a été un amoureux de la liberté, tant dans sa vie personnelle que dans ses positons politiques. C’est ensemble que nous avons découvert et étudié la philosophie libertarienne. Elle lui convenait sans doute encore mieux qu’à moi. Il comprenait d’instinct que l’État cherche à nous réduire à des petits hommes gris, médiocres, interchangeables et obéissants. Il refusait de tout son être d’entrer dans une case administrative, de se laisser transformer en un simple moyen au service des fins d’un gouvernement qu’il méprisait. Avec John Galt, il aurait pu s’exclamer : « Je suis l’homme qui attache un prix à son existence […]. Je suis fier de ma propre valeur et je suis fier d’aimer la vie. »
Frédéric Wauters ne s’excusait pas d’exister. Il vivait entièrement. Et c’était là le secret de son charisme. Il aimait tellement la vie qu’il en faisait profiter tout le monde et dans tous ses projets il a cherché le moyen de partager et de transmettre ses connaissances. Outre ses différents postes de professeur dans les écoles secondaires et supérieures de Bruxelles, Fred était parti à plusieurs reprises au Burkina Faso pour enseigner à l’université de Ouagadougou. Pour lui, la transmission n’était pas une condescendance vaguement altruiste. C’était le parachèvement de son propre processus d’assimilation. Un travail n’est pas complet tant qu’il n’a pas été livré au client. De même, une connaissance n’est pas acquise tant qu’elle n’est pas transmise. C’était vrai de son métier d’écrivain, comme de la musique, des arts martiaux ou de la vie en général.
Ce désir permanent d’apprendre, de progresser et de transmettre en faisait un candidat idéal pour rejoindre la Franc-maçonnerie. Il fut initié dans une loge bruxelloise du Grand Orient de Belgique au début de l’année 2017. C’est à la même époque qu’il connut le grand bonheur de rencontrer Virginie, l’amour de sa vie et le grand malheur de s’entendre diagnostiquer un cancer déjà assez avancé. Ces trois évènements conjugués mirent de la gravité et du sérieux dans sa vie. Il s’éloigna de la ville pour vivre au grand air et respirer plus librement. Il rêvait de grands espaces et s’évadait dans de longues excursions en moto.
Au fur et à mesure que l’issue fatale se rapprochait, Frédéric s’ouvrait aux questions de la finitude et du dépassement de soi par la tradition. Il se fit plus spirituel et prit le chemin de la Sagesse, approfondissant son travail maçonnique. Tandis que la maladie le rongeait irrésistiblement et dans un exemple rare de sincérité il exposait largement les affres de son parcours clinique et les leçons de vie qu’il en tirait. Il ne voulait pas d’une souffrance inutile. Il lui fallait aider les autres à se préparer, conscient que l’heure venue chacun passera, si pas par la maladie, en tout cas par la mort. Ses grandes qualités furent reconnues par les frères de sa loge qui le choisirent comme Vénérable Maître. C’est un honneur qui l’avait profondément ému et il se promettait de mettre ses dernières forces au service de ses frères et de leur progrès en humanité.
Hélas, des forces, il ne lui en restait plus assez, et le crabe a vaincu le taureau.
Frédéric Wauters s’est éteint ce jeudi 23 février dans les bras de Virginie, sa merveilleuse compagne qui l’a assisté avec un dévouement sans borne durant les épreuves de ces dernières années.
Quelques jours auparavant, il me confiait encore : « Le plus surprenant, dans mon état et avec tout ce qu’on sait, c’est que l’illusion d’éternité est encore présente. »
Hé bien, Fred, chez nous aussi, elle perdure, l’illusion d’éternité !
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