Quand l’ordinateur semait la terreur en entreprise

L’arrivée redoutée de l’ordinateur dans la PME familiale en France, à la fin des années soixante. 

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Quand l’ordinateur semait la terreur en entreprise

Publié le 27 février 2022
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Poursuite de La Traversée du Siècle, l’histoire depuis les années 1950 et suivantes, évoquée à partir des souvenirs personnels d’Yves Montenay, féru d’économie et de politique depuis son plus jeune âge.
Il évoque l’arrivée redoutée de l’ordinateur dans la PME familiale en France, à la fin des années soixante. 

Nous sommes en mai 1968 à Châtellerault, ville moyenne de province.

Seules les entreprises publiques sont en grève et il n’y a aucune manifestation. La seule gêne provient de la fin de l’approvisionnement des stations-service, et elle ne touche pas notre entreprise qui a ses propres stocks de produits pétroliers.

 

Faire entrer l’argent pour survivre

Ma vie professionnelle suit donc son cours presque normal. Le problème du jour est plus que jamais l’argent : il entre chroniquement mal, et encore plus mal lorsque la poste est défaillante.

Seul diplômé de l’entreprise, qui comptait alors environ 300 salariés, mes fonctions étaient essentiellement financières dans la mesure où nos interlocuteurs dans ce domaine étaient souvent diplômés : c’est donc à moi que revient d’élucider ce mystère du manque d’argent dans les caisses…

L’analyse est simple : l’entreprise a 100 000 clients dont beaucoup de particuliers, très dispersés géographiquement.

De plus, ils bénéficient souvent de l’indulgence de nos cadres locaux, « les directeurs d’agence », rémunérés en fonction des ventes et non des encaissements.

Et, pour ne rien arranger, la facturation elle-même traîne un peu.

Notre entreprise, encadrée par des autodidactes, se moque cruellement des consultants en organisation extérieurs « qui se font payer très cher pour découvrir ce que tout le monde savait, mais n’apportent pas de solution ». Autrement dit, ils vont voir nos bêtises et tout raconter au patron.

Donc à moi de jouer !

Je sortais en 1964 de l’École Centrale de Paris. On n’y parlait pas d’informatique, le mot était même inconnu. Nous avions par contre appris l’électronique et avions donc une idée de la rapidité de traitement de ce qui était à l’époque une succession de lampes et de condensateurs, donc des objets volumineux.

Par ailleurs, les machines de bureau à cartes perforées et avec quelques mécanismes électriques donnaient une idée de la piste à suivre.

 

Une arrivée menaçante dans un monde d’autodidactes

Je me dis alors que nous ne devons pas être les seuls de notre profession à avoir ce problème.

Effectivement je finis par trouver que c’était le cas d’un concurrent, mais néanmoins ami : le charbon, encore très présent dans le domaine de l’énergie à l’époque, avait engendré depuis plus d’un siècle une sorte de corporation dont les membres se rencontraient souvent.

Ces amis vont recevoir une machine ultramoderne : « un ordinateur de troisième génération ». Je commence à en parler en interne. C’est un tollé, avec un mélange d’ignorance et de crainte : une machine est forcément inhumaine et va se détraquer.

J’arrive à convaincre le chef comptable de m’accompagner chez ce collègue. Il accepté, persuadé que je reviendrai guéri de ma folie.

Quand je dis « chef comptable », ni lui ni ses employés n’avaient de formation dans ce domaine : leur savoir, tenu soigneusement secret, était un empilement de « tuyaux » recueillis au hasard des conversations.

Leur hantise était de tomber sur un « vrai comptable » qui aurait fait apparaître les limites de leurs compétences.

Il faut se remettre dans le contexte professionnel de l’époque où aucune formation de gestion n’était accessible à des non bacheliers, ultra majoritaires à l’époque.

HEC faisait partie d’un univers très spécial, inaccessible et mal connu. Et puis, dans la France des années soixante, une société commerciale, ce n’est pas très bien vu.

Combien de fois ai-je entendu : « j’ai trois enfants, deux sont doués pour les études et devraient réussir le concours de la poste, mais j’ai des problèmes avec le troisième, le prendriez-vous dans votre commerce ? ».

C’est pourquoi j’étais souvent obligé de cacher mes connaissances techniques ou comptables acquises à Centrale et Sciences-po, pour ne pas les vexer.

 

Un voyage instructif

Bref, nous voilà en route vers l’inconnu et prêt à affronter le diable. « Je préfère prendre le volant me dit mon compagnon. Nous avons le Massif central à traverser, je me suis bien calé avec quelques verres de Pineau des Charentes et je suis prêt à rouler plusieurs heures sans m’arrêter »Il est le reflet de l’époque : conduire est une façon de montrer qu’on domine la situation.

Pour me montrer ce qu’il sait des ordinateurs, il fait allusion à ses conversations récentes avec son confrère Dupont, chef comptable chez ce concurrent, qui lui aurait démontré l’inutilité de la machine.

Nous arrivons, et sommes très bien reçus. Nous découvrons la fourme d’Ambert et les vins du pays. Mon compagnon apprécie et le fait savoir.

Mais sur place, pas de Dupont. « Comment va-t-il ? ». Silence gêné, puis « comment, vous ne savez pas… il s’est suicidé le lendemain de la décision d’acheter l’ordinateur ». Ambiance doublement plombée par la nouvelle, et la prise en flagrant délit de mensonge de notre chef comptable.

Nous arrivons dans le bureau au moment où « la machine » est livrée. Elle entre par la fenêtre. « Regardez comme elle est petite, disent nos collègues admiratifs, juste un gros frigidaire ». En fait il ne ne s’agissait que de « l’unité centrale », car il fallait une grande salle pour accueillir non seulement ce « frigidaire » mais aussi les meubles de stockage sur bande magnétique, les imprimantes rapides massives et tout le matériel connexe. C’était néanmoins un progrès important par rapport aux grandes installations de la deuxième génération.

Rappelons qu’aujourd’hui le moindre téléphone portable traite par seconde infiniment plus de données que ce gros frigidaire.

Les explications suivent et je suis vite convaincu de l’intérêt de l’équipement présenté : on a quasi instantanément l’historique de chaque client, qu’il y en ait du 10 000 ou 100 000. On peut imprimer toutes les fiches des clients d’une agence, ou n’en sortir qu’une seule.

Une limite tout de même : comme on ne peut pas mettre de telles merveilles partout, il faut les loger au siège et cette centralisation est bien sûr très mal vue dans les agences…

Autre miracle : la machine garde dans un coin des données utilisables par la comptabilité, et cette dernière est donc bien préparée.

D’où l’inquiétude de ce pauvre Dupont qui imaginait, à juste titre, que la machine ferait bientôt beaucoup plus que « préparer » la comptabilité. En fait, on sait aujourd’hui que le rôle du chef comptable est plus important que jamais, et que ce sont plutôt les employés de base passant les écritures qui sont menacés.

 

Maintenant, il faut apprendre

Je suis convaincu, mais je ne peux pas me contenter de ce témoignage et de mes quelques connaissances en électronique. Je dois me former.

IBM flaire le futur client et m’intègre à des séances de formation de son propre personnel commercial. À l’époque, ces commerçants étaient chargés de vendre des machines à cartes plus ou moins perfectionnées, donc quelque chose de concret dont le mécanisme était visible.

Mais les ordinateurs sont « des boîtes noires ». On ne peut pas voir ce qui se passe à l’intérieur, ni même le comprendre (sauf de rares ingénieurs chez le fabricant). Comment comprendre alors ? Ces malheureux commerçants suaient à grosses gouttes et n’arrivaient pas à suivre les explications des ingénieurs maison…

Pour une fois, ma formation initiale d’ingénieur me fut fort utile et je revins assez bien formé.

 

Ensuite, expliquer …

Je passe sur la constitution extrêmement difficile de l’équipe informatique, car il n’y avait évidemment personne sur le marché local du travail et sur la création de programmes maison, vu qu’il n’y en avait pas de tout faits pour ces nouveaux matériels.

Les employés des agences profitaient de leur passage au siège pour faire le détour par les mystérieux salles où sévissaient les programmeurs : « tous ces gens qui travaillent sans que l’on voie de résultats », « s’ils y arrivent un jour, vous verrez qu’ils vont venir nous emmerder ».

Il faut dire que l’interface était alors un ancêtre de l’abominable « MS DOS », tout en codes, sans « bureau », ni « icônes », l’interface graphique inventé par Apple dans les années 80. Les programmeurs étaient ainsi bien incapables de montrer quelque chose de lisible quand on passait dans leur bureau.

Les programmes terminés, il restait encore à former leurs utilisateurs. Les programmeurs en étaient alors incapables… et beaucoup d’informaticiens le sont encore souvent aujourd’hui !

Il fallait, et il faut toujours paraît-il, passer par quelqu’un sachant prendre la distance par rapport à la technique. Il n’y avait guère que le chef de ce petit service qui pouvait le faire, et il entreprit la tournée des agences où il ne fut pas toujours bien reçu !

Peu à peu, on pris l’habitude de voir arriver et repartir du bureau du siège d’innombrables camionnettes des « PTT » (le service public des Postes et Télécommunications. Il faudra attendre respectivement 1988 et 1991 pour que naissent France Telecom et La Poste) : les données arrivaient, les factures repartaient crachées pour des imprimantes à gros débit.

Il fallut des années pour s’habituer : « l’ordinateur s’est encore trompé », « je préfère continuer à tenir mes petites fiches en parallèle »… Sans parler des combines brusquement mises à jour, comme les discordances entre le stock et les facturations montrant que l’on avait « oublié » de facturer les copains.

Mais l’espèce humaine est finalement adaptable.

Quelques années plus tard nous étions la troisième entreprise française à gérer informatiquement une trésorerie internationale… en se branchant sur le seul serveur connu à l’époque, tout au fond des États-Unis. Le pétrole remplaçait le charbon. Le choc pétrolier de 1974 avait augmenté considérablement la masse d’argent à récolter, et à payer. Sans ordinateur nous n’aurions pas survécu !

Comment ne pas faire le parallèle aujourd’hui avec la crainte des robots et de l’intelligence artificielle ? L’histoire a beau nous apprendre que tous les perfectionnements techniques ont augmenté le niveau de vie et le niveau de l’emploi, ce n’est pas le sentiment populaire général.

Autant un Américain est élevé en apprenant qu’il devra changer de métier et déménager plusieurs fois dans sa vie, autant cela paraît épouvantable aux Français. On se souvient de la révolte des canuts qui ont cassé les nouveaux métiers à tisser … qui ont pourtant rendu les vêtements abordables pour tous.

Sur le web

 

La Traversée du Siècle, L’histoire depuis les années 1950 et suivantes, évoquée à partir des souvenirs personnels d’Yves Montenay, féru de politique depuis son plus jeune âge.

Si vous avez manqué les épisodes précédents :
#1 – De la Corée au Vietnam (1951-54) : la géopolitique vue par mes yeux d’enfant
#2 – Algérie, Hongrie et Canal de Suez : 1954-56, tout se complique !
#3 – L’école, les Allemands et les Anglais des années 1950
#4 – Des gouvernants calamiteux et l’affaire algérienne achèvent IVe République 
#5 – URSS, 1964 : un voyage rocambolesque
#6 – 1963 et la francophonie américaine
#7 – Le Sahara
#8 – Une aventure au Laos (1974-1984)
#9 – Mon Chirac (1967-1995)
#10 – Le président Senghor, français et africain
#11 – La Roumanie, loin derrière le mur de Berlin
#12 – Le Moyen-Orient autour de 1980
#13 – Entreprendre au Moyen-Orient : la catastrophe évitée de justesse
#14 – La disparition des vieilles civilisations du Proche Orient
#15 – Ma Corée 

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  • Bonjour Monsieur Montenay,
    Nous aussi (mes parents), dans le commerce des grains à Sazilly, nous avons très tôt installé ces équipements…
    Et nous étions clients de la branche courtage de votre groupe.
    Tout une histoire !
    Bien cordialement.

  • Le MS DOS n’est pas abominable, c’est une manière différente de travailler, en ligne de commande qui peut faire bcp plus de chose que l’interface graphique (alias le clickodrome). En plus l’outil de gestion de fichier, norton commander, facilitait la tache.

    • J’ai installé un outil du type NC sur mon poste linux appelé « ranger » : très moche mais terriblement efficace. L’ergonomie est un problème complexe et assez distinct de la technique.
      Le plus stupide à mon avis est d’inciter un automobiliste à déchiffrer des « icônes » sur son ordinateur de bord, là où il faudrait des boutons mécaniques ou une commande vocale.

  • En 1968, je ne savais pas ce qu’était un ordinateur et n’avais même pas l’age de m’en émerveiller techniquement. Alors que les robots et l’IA, tout le monde « connaît » et en cause.

    Tout cela pour mettre un bémol : on a tendance à parler de l’innovation quand elle n’est plus réellement une innovation. Et à la « sur-vendre » tout en ne voyant pas la vraie solution d’avenir qui est à côté mais pas encore au point et moins « glamour ».

    L’auteur avait bien évidemment les capacités de comprendre l’importance et même la nécessité de l’informatique. Et à l’époque, on tenait compte de cette compétence dans l’entreprise. Pas sur que cela soit encore le cas. Et un service informatique aujourd’hui n’est-il finalement pas assez semblable aux services de comptabilité de 1968 dans sa nature autodidacte et sclérosée ?

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