Ukraine : des conséquences sur les matières premières

Ce qui se déroule entre la Russie et l’Ukraine doit faire comprendre aux Européens qu’ils sont éminemment fragiles sur le sujet des matières premières.

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Ukraine : des conséquences sur les matières premières

Publié le 16 mars 2022
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Dans le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine, un aspect souvent minoré – lorsqu’il n’est pas occulté – doit être porté à la connaissance du plus grand nombre : l’impact minéralogique.

Ces ressources, qui peuvent être exploitées directement ou indirectement sous forme métallique ou non métallique, sont une source d’inquiétude récurrente pour les États et les structures privées très dépendants de ses approvisionnements et la logistique afférente. Et ce qui se déroule entre la Russie et l’Ukraine doit faire comprendre aux Européens qu’ils sont éminemment fragiles sur ce sujet peu médiatique et pourtant hautement névralgique.

Des matières premières critiques pour les pays européens

La Commission européenne publie depuis 2008 une liste des matières premières critiques pour le fonctionnement des différents secteurs économiques et énergétiques des membres de l’Union. Or le 3 septembre 2020, comme une forte prise de conscience, la liste fut accompagnée d’un plan d’action dépassant le simple stade descriptif et même analytique pour se faire plus stratégique : une première vraisemblablement facilitée par la crise sanitaire de début 2020 qui a mis cruellement en exergue la fragilité de la chaîne de production de pays européens fortement désindustrialisés. Ces matières premières sont devenues d’autant plus cruciales que l’Union européenne impose une double transition, une écologique (ou plutôt énergétique) et une numérique réclamant toutes deux un afflux de ressources spécifiques précisées dans le document. Une réalité confirmée en mai 2021 par un rapport de l’Agence internationale de l’énergie.

Or le document est impitoyable dans son constat : sur les 30 éléments recensés, une grande part est entre les mains de fournisseurs tiers (à quelques rares exceptions comme le gallium, le germanium, l’indium ou le strontium). Et la Russie est un approvisionneur de plusieurs matières premières : le phosphate naturel, le scandium, le titane, le vanadium, le lithium et le palladium. La plus grande criticité étant celle du palladium (à hauteur de 40 % des approvisionnements de l’UE), métal précieux principalement recherché pour en équiper les appareils électroniques et les piles à combustibles (des véhicules à hydrogène).

Ajoutons que la Russie est souvent un producteur très en vue sur le marché minéralogique même si l’UE n’en est pas toujours le principal consommateur : 4 % de la production mondiale d’antimoine, 7 % du charbon à coke, 5 % du germanium, 3 % du hafnium, 22 % du titane, 26 % du scandium, 19 % du vanadium proviennent de la Russie.

Et il serait plus avisé d’y inclure aussi le nickel, lequel n’est pourtant pas considéré comme une matière stratégique par les instances européennes bien qu’il soit essentiel dans les alliages, les accumulateurs, les résistances, les aimants, les électrodes etc. Or, la Russie en est le troisième producteur mondial avec 250 000 tonnes derrière l’Indonésie et ses 1 000 000 tonnes (qui a décidé depuis janvier 2020 d’une réorientation de sa production vers le marché interne) et les Philippines avec ses 370 000 tonnes. L’importance de ce métal sur le marché des matières premières est corroborée par la hausse spectaculaire du prix du nickel, de 8055 dollars la tonne au 8 février 2016, le cours est passé à 26 102 dollars le 24 février 2022. Ce qui au passage redonne un intérêt accru à l’archipel néo-calédonien et ses ressources minières puisqu’il se trouve être le quatrième producteur mondial, courtisé par les plus grands exploitants miniers de la planète (chinois et australien).

L’Ukraine, elle, ne figure pas parmi les fournisseurs d’importance de l’Union européenne bien qu’elle extrait 5 % du gallium et 7 % du scandium mondial. Cette absence ne doit en aucun cas sous-estimer le potentiel du sous-sol ukrainien, lequel recèle de gigantesques réserves en matières premières, que ce soit le fer, la houille, le manganèse ou le strontium.

Quant à la très connue dépendance européenne au gaz naturel russe, il faut rappeler que les pays de l’Union européenne sont dépendants à 41 % de cet approvisionnement contre 24 % envers celui de la Norvège (pour 10 % de production domestique).

Le renouveau agricole russe

Du reste, nous pouvons brièvement nous épancher sur la problématique agricole. De l’Union soviétique importatrice de blé américain (d’où la décision du président Jimmy Carter le 4 janvier 1980 de déclarer un embargo sur les exportations de cette céréale jusqu’au record de 47 millions de tonnes en 1985), la Russie est devenue le premier exportateur de blé au monde (la Chine demeurant le premier producteur avec 134 millions de tonnes, la Russie étant troisième avec 86 millions et l’Ukraine huitième avec 25 millions), représentant jusqu’à 20 % du marché mondial, sans omettre d’autres productions comme l’huile de tournesol ou l’orge.

Cependant, l’Ukraine est très dépendante de son activité agricole puisque 19,1 % de ses exportations concernent précisément le secteur primaire contre 8,6 % pour la Russie, une coupure de ses circuits logistiques sur le plan agricole lui serait fortement dommageable tant pour sa propre population que pour sa balance commerciale. En outre, en tant que cinquième exportateur mondial, l’impact sur les marchés internationaux ne sera pas indolore et viendrait se cumuler avec les sanctions contre la Russie.

La Chine et les dividendes du conflit

Dernier point d’importance : la Chine est devenue depuis 2016 le premier importateur de produits russes (culminant à 112 milliards de dollars en 2020). Le second, l’Allemagne, étant loin derrière à 46 milliards et les Pays Bas à 37 milliards. Tout comme l’Ukraine dont le premier pays client est aussi la Chine à 7 milliards de dollars, bien loin devant le second, la Pologne avec 3,2 milliards, ou le troisième, la Russie avec 2,7 milliards.

Ainsi, la Chine pourrait suppléer – partiellement à tout le moins – le manque à gagner du commerce russe avec les occidentaux tout en bénéficiant d’un report de matières premières de l’Ouest vers l’Est eurasiatique dont son industrie est très gourmande.

Autre fait majeur loin d’être anecdotique, les deux pays ont appris depuis 2014 à dédollariser leurs échanges commerciaux, ne représentant plus que 22,7 % de ceux-ci en 2020. En outre, un système de paiement alternatif au réseau d’échanges d’informations bancaires à SWIFT, le SPFS (Система передачи финансовых сообщений ou Système de messagerie financière) a été mis en place en 2014 et renforcé en novembre 2019 par un partenariat avec la Banque de Chine.

Conclusion

Il ressort de ce rapide tableau que le conflit russo-ukrainien ne sera pas sans dommages collatéraux pour les approvisionnements minéralogiques des pays qui entendraient sanctionner durement la Russie. Et que la Chine trouverait grand intérêt à ce que la Russie soit isolée sur la scène internationale pour mieux profiter de ses immenses réserves de matières premières, à un prix inférieur au cours du marché en tant qu’allié géopolitique.

Lorsque le pays aux plus grandes réserves minéralogiques au monde se lie au plus grand pays industriel de la planète, il y a tout lieu de soupeser très habilement chaque action de rétorsion. Le double risque étant d’une part une difficulté logistique accrue des approvisionnements pour les pays européens et d’autre part un renchérissement très sensible des matières premières et des produits manufacturés.

[Mise à jour]

Pour l’heure, plusieurs banques sanctionnées et déconnectées du système SWIFT ont basculé vers d’autres systèmes alternatifs d’origine chinoise comme les paiements par cartes CUP (China UnionPay) ou le système de transactions financières CIPS (China International Payments System). Ce qui va certes compliquer mais pas stopper les échanges commerciaux des sociétés russes avec le reste du monde. En revanche, l’opportunité est offerte à la Chine de devenir une plateforme financière alternative et crédible aux solutions occidentales. Resserrement des liens financiers renforcé par ceux diplomatiques. Ainsi le 7 mars 2022, durant une conférence de presse, le ministre des Affaires étrangères chinois Wang Li a affirmé que l’amitié russo-chinoise était aussi solide que le roc car la Russie est considérée comme son plus grand partenaire stratégique, mettant à bas les espérances des européens de dissocier la Chine de la Russie, ce qui constitue un échec diplomatique.

L’industrie européenne craint de sérieuses restrictions à ses lignes de production ces prochaines semaines, faute d’approvisionnement de matières premières. Les premiers effets se font déjà jour en Allemagne, première nation industrielle d’Europe, avec des perturbations sensibles en raison des difficultés à maintenir les flux logistiques avec ses fournisseurs ukrainiens. Et l’avenir risque d’être plus compliqué encore puisque le cours du nickel, passant de 24 950 dollars la tonne le 23 février 2022 à 48 201 dollars le 8 mars, a même du être interrompu à la bourse de Londres en raison de l’envolée du cours. L’aluminium lui aussi poursuit une montée des cours très préoccupante pour le secteur industriel, puisque le 5 novembre 2021, le prix à la tonne était de 2554 dollars et qu’il s’est affiché à 3329 dollars le 11 mars 2022.

Cette hausse très prononcée du prix des matières premières couplée à l’inflation que connait l’Europe depuis fin 2021 présente une probabilité forte de perturbations économiques et sociales pour les mois à venir en raison d’une mécanique de renchérissement des prix à la consommation de l’énergie et des biens manufacturés.

Mise à jour : 15/03/2022

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  • Bonjour,

    Merci pour ce précisions géostratégiques, nous mesurons là la nullité crasse de nos dirigeant qui n’ont aucune connaissance géostratégique ou qui s’en moquent royalement du moment qu’ils sont élus ou réélus.
    Le péquin moyen va payer tout cela très cher, poussé par une rhétorique guerrière, il ne s’apercevra du résultat qu’ultérieurement quand on lui présentera l’addition sans comprendre ce qui lui arrive alors , bercé par ses illusions « Bisounourselandesques ».

    10
    • Cela m’interpelle surtout sur la qualité de la (dés)information dont nous sommes la cible :

      – on ne sait pas réellement quelles sont les conséquences économiques de la situation
      – on n’avoue pas la légèreté avec laquelle on s’est mis en situation de dépendance vis-à-vis de la Russie et de la Chine
      – on prétend mettre en place des mesures de rétorsion à géométrie variable comme cela nous arrange et qu’il n’y aura pas de contre-mesures là où ça fait mal !

      La pression économique, j’y crois. Mais c’est avant qu’il fallait la mettre en place. Sans préjuger du rapport de force, j’ai un gros doute…

  • Bah, il ne manque pas de dictatures fréquentables pour aller faire nos courses.
    Mais si, malgré tout, trois quatre bricoles en « ium » viennent à manquer provisoirement, le gel des avoirs de Poutine et de sa clique, l’exclusion des banques russes de Swift risquent de peser plus lourd que le palladium de nos pots d’échappement…
    Nos voitures pourraient rouler durablement sans pot catalytique – après tout, elles ont longtemps roulé sans.
    Pas sûr que les oligarques russes puissent se faire à l’idée de ne plus se baigner dans leurs piscines de champagne de notre belle Côte-d’Azur, en compagnie de naïades peu farouches.

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