Le temps passe-t-il vraiment plus vite ?

C’est la rentrée bientôt. La pression temporelle va pouvoir refaire surface.

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Melting clock by garlandcannon(CC BY-NC 2.0)

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Le temps passe-t-il vraiment plus vite ?

Publié le 29 août 2019
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Par Gilles Martin.

Dans nos actions quotidiennes, nos décisions et nos choix, ce ne sont pas nos valeurs qui nous guident, mais la plupart du temps notre agenda. Ce qui nous pousse à agir et à fixer nos priorités, ce sont le cadre temporel, les dates limites. Et alors que les progrès technologiques nous permettent constamment un gain de temps (on pense aux transports, aux moyens de communication, aux processus de production), nous semblons toujours pressés, en retard. On ressent une impression d’accélération de la vie, du monde.

C’est à ce paradoxe que Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand, a consacré ses recherches, notamment dans son livre Accélération – Une critique sociale du temps. Il en est devenu la référence sur le sujet.

Un des problèmes qu’il a analysés, c’est que puisque l’on peut produire plus rapidement, on produit davantage. Par exemple, rédiger un e-mail prend deux fois moins de temps que de rédiger une lettre, et permet aussi de l’adresser à son destinataire plus rapidement, et donc là où l’on mettrait deux heures pour rédiger dix lettres, il suffira d’une heure pour rédiger dix e-mails.

Mais le problème c’est qu’au lieu de gagner une heure, on va prendre deux heures pour rédiger vingt mails. Même chose pour la voiture. Elle permet d’aller plus vite qu’à pied, alors on va plus loin, et ainsi nous passons autant de temps, voire plus de temps, dans la voiture que nos ancêtres en passaient jadis pour marcher.

Débordement

L’accélération vient du fait que la quantité d’actions que nous réalisons dépasse celle de la vitesse à laquelle on peut les maîtriser : on n’écrit plus vingt mails au lieu des dix lettres, mais cinquante ou cent. Et c’est pareil pour le reste ; d’où le débordement.

Si cela permet de diagnostiquer le phénomène de l’accélération perçu, cela ne donne pas l’explication du « pourquoi ? ». Pourquoi se met-t-on à écrire ces cinquante mails ? Pourquoi notre voiture nous conduit-elle toujours plus loin ? Quelles sont les origines ? Cela nécessite d’aller un peu plus loin dans l’analyse.

Pour répondre globalement, au-delà des explications individuelles, Hartmut Rosa évoque un processus qu’il nomme « l’accélération sociale ». Cette accélération sociale combine trois formes distinctes : l’accélération technique (on produit plus vite, on communique plus vite, les transports sont plus rapides), l’accélération du changement social (les modes passent plus vite, les nouveautés sont plus importantes), et l’accélération du rythme de vie (correspondant à une augmentation du nombres d’épisodes d’action et/ou d’expériences vécues par unité de temps, qui se manifeste par l’accélération de l’action elle-même – on marche plus vite, on mastique plus vite, on lit plus vite… – ou par la réduction de la durée des pauses et des temps morts entre nos activités, ou encore par la réalisation de plusieurs tâches simultanément). Et chacune de ces accélérations nourrit les autres.

Ce qui provoque, autre concept de l’auteur, une « compression du présent ». Si l’on considère que le passé est « ce qui n’est plus » et le futur « ce qui n’est pas encore », le présent est la période où les conditions de l’action sont stables. La compression du présent correspond ainsi à une diminution de cette durée pendant laquelle « règne une sécurité des attentes concernant la stabilité des conditions de l’action ».

D’où ce sentiment de « pression temporelle » : on a l’impression de disposer de moins de temps pour les actions individuelles, et que « le temps passe plus vite ». On explique alors ce sentiment de pression temporelle de deux manières : soit par la peur de manquer de quelque chose, soit par une contrainte d’adaptation.

On voit bien à quoi correspond cette « peur de manquer de quelque chose », qui provoque ce désir de profiter au maximum des possibilités du monde, de multiplier les expériences, pour avoir une vie la plus riche possible, et donc vivre le plus vite possible en s’occupant en permanence. C’est ainsi que ceux qui sont atteints de ce syndrome ont l’impression de vivre pleinement au niveau de leurs possibilités quand leur agenda est le plus plein possible, les réunions succédant aux réunions. Ceux là attendent la rentrée avec impatience.

Ne plus être dans le coup

Une autre peur, qui conduit aux mêmes effets, est celle de ne plus être dans le coup et de décrocher, avec l’impression, jolie expression de l’auteur, de « se trouver sur une pente qui s’éboule », précisément à cause du phénomène de compression du présent. Nos savoirs sont constamment menacés d’obsolescence, et nous nous sentons menacés d’accumuler des retards qu’on ne pourra plus combler. C’est cette crainte aussi que pendant une absence, en vacances par exemple, il se sera passé quelque chose d’important qu’il va falloir rattraper en lisant tous les mails accumulés que l’on n’a pas lus. On est alors convaincu que la modernité nous oblige à vivre vite.

Et puis, pour certains, « ne pas avoir une minute à soi », c’est un signe de noblesse, la preuve que l’on est sollicité et productif. Le manque de temps est ainsi engendré, ou renforcé, par les relations sociales. Peut-être cela est-il néanmoins en train de se renverser car, si jusqu’à présent, et pour certains cela va durer encore longtemps, être plus rapide est synonyme de meilleur, on voit se développer aussi une nouvelle marque de distinction incarnée par la lenteur. Celui qui aurait les moyens de prendre son temps, de décider d’être joignable comme il l’entend, de disposer de ressources libres préservées, prendrait alors l’avantage. Mais ce type d’individu est encore souvent considéré comme un marginal face à ces « hommes pressés ».

Que faire ?

D’autant que vivre vite est souvent perçu comme un devoir presque « citoyen », dans de nombreux domaines. Hartmut Rosa reprend des expressions qui nous sont familières comme « Je dois à tout prix recommencer à lire », « Il faudrait que j’apprenne une langue étrangère », « il faudrait que je revoie mes amis », « il faudrait que j’aille plus souvent au théâtre ». À chacun de compléter.

Ces analyses intéressantes de l’auteur ne disent pas ce que l’on doit faire. Il est très dubitatif sur toutes les techniques individuelles de « gestion du temps », au moment où il met en évidence que c’est maintenant la puissance de l’échéance (ces fameuses deadlines), qui détermine l’ordre de succession des activités, professionnelles comme de loisirs. Ce qui fait que les objectifs que l’on se fixe non liés à des délais ou à des deadlines sont peu à peu perdus de vue, au point de laisser le sentiment vague que « l’on n’arrive plus à rien faire ». Au point qu’il nous faut tout le temps « éteindre les feux » qui renaissent au fil des contraintes de coordination de nos activités, et que nous ne parvenons plus à développer de projets à long terme et encore moins à les suivre.

C’est ainsi que si nous adhérons à des valeurs élevées pour certaines activités et modes de vie (les promenades en mer, le théâtre, l’engagement citoyen, etc.), cette hiérarchie de valeurs ne se reflète pratiquement pas dans la hiérarchie des préférences qui s’exprime effectivement dans nos activités. Et c’est comme ça que certains consacrent leur temps à des activités qu’ils considèrent comme de peu de valeur, et dont ils ne tirent qu’une faible satisfaction. L’auteur cite aussi le cas, par exemple, de ceux qui passent du temps à regarder des séries à la télévision, et qui en ressentent a posteriori un sentiment de vide.

Bon, c’est la rentrée bientôt. La pression temporelle va pouvoir refaire surface.

On se dépêche ?

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  • D’après mon expérience, ceux qui courent le plus après le temps, sont ceux qui en général brassent beaucoup d’air. Bien organisé et lucide sur ces capacités, fera qu’on ne s’ennuie pas tout en étant assez rarement débordé. Certes il y a les aléas mais ils seront toujours moins impactant.

    • Ceux qui sont toujours débordés (et en sont fiers en général) sont en fait incapables de décider de ce qui est prioritaire. Et donc essaient de tout faire, souvent sans y parvenir.
      Décider c’est renoncer, et c’est souvent mal perçu. Ne décidons rien et laissons nous mener par les événements semble être le crédo actuel.

  • Entièrement d’accord avec cet article ! Je m’y retrouve sur certains points, et bien que cela ne fasse pas plaisir, ça fait réfléchir.
    A noter que les gens « qui prennent leur temps » sont mal vus par les pressés, les gens aux agenda pleins, etc.
    Allez à un rythme plus cool, plus respectueux de soi-même et de ses possibilités est mal vu. Se cramer à bosser à 120%, ça s’est bien vu !
    Il est amusant de voir que celui qui va à un rythme plus cool est vu comme un frein, un parasite, un nuisible, un minable, un méprisable; mais que celui qui est constamment à 120% est un Mâle Alpha bon producteur et générant de la richesse et de la valeur !
    L’un des deux est plus libre que l’autre. Devinez lequel :-). Devinez lequel pense à soi, à ses envies, à ses besoins et attentes avant de penser aux impératifs de sa position, aux exigences de rentabilité, aux pressions de la société sur son temps.
    Trop de gens ici pensent qu’être libre, c’est être libéré de l’Etat… c’est naïf.

  • Merci à Gilles Martin pour cette réflexion sur le temps qui passe.
    Lorsque l’on cumule la position de père de famille et de responsable de l’encadrement ou de chef d’entreprise, on a souvent bien du mal à gérer son emploi du temps et, il faut le reconnaitre, on éprouve le sentiment d’être débordé lorsque l’on commence à réduire sa disponibilité pour sa famille et ses proches…
    Ce qui est certain, c’est que la vie professionnelle devient de plus en plus difficile à gérer dans notre pays ou la moitié de la population vit au dépens de l’autre moitié…
    Immanquablement, les tensions sociales, quelque soit son positionnement dans la société, sont toujours des sources de stress, de fatigue, de perte d’efficacité d’autant que, lorsque l’on arrive à un certain niveau de rémunération, on se doit d’accepter de se faire prélever par l’organisation Étatique à des pourcentages variant souvent entre 50 et 70 pour cent (tous impôts, taxes et charges cumulées).
    Dans l’esprit de beaucoup de personnes qui réussissent par leur travail, on a l’impression de galérer et donc, de consacrer beaucoup trop de temps, pour verser dans un trou de sable dont on perçoit mal l’utilité!

    • Votre vie professionnelle n’est nullement impacté par les gens qui « vit aux dépens de l’autre ». Vous êtes débordé au boulot ? Allez donc demander gentiment à votre patron des moyens supplémentaires, de raboter un peu sur les dividendes des actionnaires pour vous payer un adjoint, de limiter les bonus de certains pour renforcer les équipes, de ne pas mettre tout le monde sous pression tout le temps.
      Vous dites « les gens qui réussissent dans leur travail, on a l’impression de galérer », c’est l’impitoyable concurrence, la course à la productivité, le toujours plus pour toujours moins, les délais impossibles, les exigences des clients, des fournisseurs, de la hiérarchie, des actionnaires, ridicules, aberrantes, qui vont à l’encontre de l’intérêt de l’entreprise ou de la Société au sens humain.
      Cependant, il est bien évident que les prélèvements par l’état ne sont pas rigolo. Mais il semble que vous ayez un bon poste. Que doit dire une personne avec un bas salaire, qui trime aussi toute la semaine, qui ne peut se payer de détente, de nounou pour les gosses, de vacances au ski pour décompresser ou un WE à Paris pour s’enrichir culturellement parce que son patron ne veut pas lui payer 1,5 euro de l’heure en plus alors que les cadres voyagent business class, que la petite sauterie annuelle a coûté 150.000 euro, que du pognon de dingue est gaspillé frais de représentations ridicules, en déplacements énergivores, chronophages au lieu d’un simple Skype ? Etc etc.
      Bref.. vous abusez un tantinet je trouve. Et surtout, vous rejetez la faute uniquement sur l’Etat, et non sur ce système économique destructeur.

      • @Antidote d’Alain Madelin
        Vous êtes excellent dans votre rôle de persifleur du libéralisme.
        Je suis en accord avec vous sur le système économique destructeur sauf, que ce système économique destructeur n’est autre que l’État qui a généré la désindustrialisation de la France cause de paupérisation, chômage, découragement de l’esprit d’entreprise et repli des élites sous des cieux plus cléments…

        • L’Etat français a été d’abord générateur d’industrialisation, d’éducation, de progrès bon teint, mais il y a plus d’un siècle. Les 2 guerres n’ont pas fait du bien, bien sûr. Je pense que là où ça a commencé à foirer, c’est quand la gauche française s’est coincée elle-même à défendre le pouvoir d’achat et le productivisme; ce mix de gauche désirant la société de consommation ET tous les avantages sociaux possibles, avec l’héritage de la Révolution Française et de la primauté du peuple (pour l’héritage de la Rév. Fr. je dois encore approfondir ce point dans ma réflexion, je le note ici, mais ce n’est pas encore assez mûr pour que je développe).
          La Frrrrraaaance (avec les trémolos dans la voix), extrêmement imbue d’elle-même a pensé qu’il fallait être plus généreux, plus dispendieux, plus social, plus génial que tous les autres pays car c’est la nation des droits de l’homme, des Lumières etc… Ce qui, vu de Belgique, me fait bien sourire. La France (et ses citoyens) vont être très fiers d’un trux X bancal, malfoutu et inefficace en disant que c’est le truc le plus formidable du monde. Personne n’y croit en-dehors de la France, et les citoyens français n’y croient plus…
          Alors oui, la France ponctionne trop, l’Etat étouffe des initiatives, il biberonne et veut tout chaperonner, pour le bien du Peuple (héritage Rév. Fr). Mais n’oublions que la France est habitée par des Français râleurs, envieux, qui parlent plus qu’ils n’agissent, qui adorent les sous de l’Etat (c’est le leur faut dire). Bref, je ne reprendrais pas les mots d’un triste sir en disant que ce pays est foutu, mais la transition vers un Etat plus serein, plus décentralisé aussi, plus libre, mais surtout pas plus capitaliste, pas plus consumériste, sera long et difficile. J’ai eu beaucoup d’espoirs avec Macron… mais je suis extrêmement déçu.. C’est mieux bien sûr que Le Pen ou Mélenchon, mais tellement décevant et ridicule.

  • Si on fait plus de choses dans le même laps de temps c’est que le temps passe moins vite

  • Immediatement après avoir refermé ce livre, il faudra vite se précipiter sur Essai sur la fatigue de Peter Handke et foncer dare dare à la dernière page…

    « Comme le disait dans le jardin d’auberge cette vieille femme courbée, une fois de plus à son fils, déjà grisonnant lui aussi et pourtant toujours pressé : – soyons encore assis !  »

    Les plus téméraires d »entre nous pourront utilement faire une petite balade de quelques minutes aux abords d’un trou noir. Lorsqu’ils rentreront, s’ils en reviennent, l’humanité aura probablement disparu, emportant avec elle quantité de soucis qui leur paraîtront alors bien dérisoires… Formidable thérapie !

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Mario Vargas Llosa, dont nous avions récemment présenté l’un des derniers ouvrages, et qui a fait régulièrement l’objet de nombreuses chroniques sur Contrepoints depuis quelques années, est aussi le prix Nobel de littérature de 2010.

Les éditions Gallimard ont édité la conférence qu’il a donnée à cette occasion, véritable éloge de la lecture et de tout ce qu’elle recèle à la fois comme trésors, comme potentiel de résistance au conformisme et comme moyen de défendre les libertés.

 

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Michel Desmurget est l’auteur notamment de La Fabrique du crétin digital, ouvrage sorti en 2019. Docteur en neurosciences et directeur de recherche à l’Inserm, il s’appuie sur ses travaux, ainsi que sur de très nombreuses études approfondies qui ont été menées à travers le monde, pour mesurer l’impact de la lecture sur l’intelligence dès le plus jeune âge, et d’autres qualités humaines essentielles qu’elle permet de développer.

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François Kersaudy est un auteur, historien reconnu, spécialiste de la Deuxième Guerre mondiale et de l’histoire diplomatique. Auteur de De Gaulle et Churchill (Perrin, 2002), De Gaulle et Roosevelt (Perrin, 2004), il a aussi écrit une biographie de Churchill pour Tallandier, et une autre consacrée à Lord Mountbatten pour Payot. Il est aussi l’auteur d’ouvrages consacrés à l’Allemagne nazie.

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