Par Benoît Meyronin.
Un article de The Conversation
Benoît Meyronin, co-auteur avec Benoît Aubert du livre « Quand les séries TV nous enseignent le management. De McGyver à Mad Men », publié aux éditions Dunod en 2017, propose de compléter ces travaux avec une lecture managériale de l’avant-dernière saison de « Game of Thrones ».
La diffusion de la 8e et dernière saison de Game of Thrones est un événement qui intéresse les historiens, les spécialistes de la pop culture, ou encore les philosophes. Mais la série télévisée américaine peut également être analysée au travers du prisme du management. En effet, plusieurs scènes des saisons précédentes peuvent rappeler des événements de la vie des entreprises.
En premier lieu, il est intéressant de rapprocher la situation pour le moins tendue de la fin de la 7e saison, qui voit les horrifiques soldats morts-vivants traverser le fameux mur pour envahir Westeros, de l’aveuglement que des pans entiers de l’industrie ont pu connaître – ou connaissent.
Nous assistons ainsi à la mort lente des téléphones à touches, de l’industrie du disque, de la télévision et notamment de la télévision à péage traditionnelle (disruptée par la puissance des Netflix, Apple, et autres Amazon) ou encore des grands quotidiens, pour ne parler que de l’univers des industries culturelles et apparentées.
Au-delà d’un certain manque de lucidité, c’est surtout à mon sens l’incapacité à sortir des réflexes sectoriels, voire corporatistes, qui freine les mutations inévitables : on continue à guerroyer entre pairs, à se benchmarker et à s’imiter quand la disruption dont on parle tant ne peut venir, à mon sens, que d’une hybridation avec d’autres métiers, que d’un jeu d’alliances a priori improbables – comme Jon Snow y parvient en rassemblant les Nordiens et les Sauvageons, mais pas seulement…
En ce sens, l’étonnante posture de Carglass, qui a lancé début 2019 Carglass Maison en rachetant un acteur du secteur de l’entretien et des petites réparations au domicile, me semble éclairante de cette posture certes surprenante en première lecture, mais finalement porteuse de sens et de synergies plus évidentes qu’il n’y paraît ex ante… alors que l’enseigne est de plus en plus concurrencée sur son cœur de métier historique.
Daenerys, ou l’art de bien s’entourer
Dans l’ouvrage collectif dont j’ai initié la publication, je traite notamment du cas des Soprano et de l’incapacité chronique de Tony Soprano à savoir s’entourer des bonnes personnes pour l’aider à prendre les bonnes décisions. Si l’art du management est d’abord l’art de bien arbitrer, il implique en amont de co-construire les décisions pour créer de l’engagement, et donc de bâtir un processus décisionnel qui permette au/aux dirigeant(s) de créer autour d’eux, avec eux, les conditions de cet engagement et d’une décision portée de façon collégiale – au moins par leurs N-1.
Parce qu’il est entouré de semblables, de « lieutenants » issus comme lui de la minorité italo-américaine, des quartiers populaires et d’une culture de la violence physique qui s’acquiert dès le plus jeune âge, Tony Soprano prend rarement la bonne décision… parce qu’il est mal entouré, mal conseillé, sans avis contrevenant à l’atavisme qu’il partage avec ses proches (parfois des parents). Je répète souvent que le premier rôle, la première responsabilité d’un dirigeant, c’est de savoir s’entourer des personnes qui vont l’aider à prendre, puis à décliner, les décisions les meilleures dans un contexte donné.
En ce sens, Daenerys Targaryen est celle qui, parce qu’elle opte pour une autre forme d’alliance improbable, est en capacité de modérer ses ardeurs pour les tiédir à l’aune d’une raison plus froide et plus machiavélique – via notamment les conseils que lui prodigue sa « main », Tyrion Lannister, frère honni de sa pire ennemie, la reine Cersei…
Parce qu’elle sait l’écouter, tout en prenant parfois des décisions contraires aux convictions qu’il défend, elle peut non seulement fédérer autour d’elle (j’y reviendrai) mais aussi vaincre alors même qu’elle est sans conteste possible la protagoniste qui disposait, au début de l’histoire, de la probabilité de survie la plus faible…
Ainsi, en acceptant sur les conseils de sa main une alliance qui va être si stratégique (mais pas seulement) avec Jon Snow, alors que tant de choses les opposent au départ, elle sait se montrer à l’écoute, faire évoluer sa position et faire le pas initial qui rend tout possible ensuite. C’est en s’associant le concours sincère de deux personnages dont tout semble l’éloigner a priori qu’elle crée, du moins jusqu’à cette 7e saison, les conditions du succès.
L’art « d’embarquer »
À l’heure où la question du on-boarding, pour parler ce merveilleux franglais du management, devient si fondamentale dans les démarches de transformation, créer les conditions d’une large adhésion et bien plus, d’un réel engagement, est plus que jamais un facteur clé de succès dans toute entreprise – et ceci dans la sphère privée comme dans celle du public.
À ce titre encore, notre héroïne est celle qui, avec son allié Jon Snow, est la seule candidate au pouvoir suprême dont le mobile n’est pas simplement le pouvoir – pour le pouvoir de l’exercer – mais bien le pouvoir pour ce qu’il rend possible, au service du peuple et notamment des plus démunis.
Ses troupes, et la 7e saison le manifeste de façon exemplaire, explicite, ne la suivent ni pas intérêt ni par crainte, mais parce qu’elles l’ont choisie, tout simplement ; choisie pour ses qualités, pour ce qu’elle a réalisé, et non pour son pedigree, parce qu’elle est la « fille de » (d’une grande famille en l’occurrence, mais ce pourrait être en entreprise de telle ou telle grande école !). Bien sûr, en entreprise on ne choisit qu’exceptionnellement (dans le cadre des coopératives) ses dirigeants, et tout aussi rarement ses managers. Mais l’adhésion et l’engagement des équipes n’en demeurent pas moins un levier essentiel pour avancer, et ni le bâton ni la seule carotte ne suffisent plus, ou alors pour un temps seulement, à fédérer et faire se mouvoir tout un corps social. Dans ces conditions, Daenerys nous ouvre quelques perspectives intéressantes à « mâchonner » :
- Elle dit ce qu’elle va faire et elle fait ce qu’elle a dit qu’elle ferait : sa parole est forte, crédible, et elle va au bout de ses engagements.
- Elle est courageuse, elle n’hésite pas à partir au feu, au premier rang, pour conduire ses troupes – où il est question du courage managérial et de l’exemplarité.
- Elle est lucide sur ses forces, travaille sur des jeux d’alliance, ne se repose pas seulement sur ses puissants dragons. Elle va d’étape en étape, et construit peu à peu sa puissance et son influence en partant… de rien ! L’entreprise est un jeu d’alliance, de coopération, ou alors on joue le jeu mortifère des silos.
- Elle ose aller « contre », contre certaines règles, certaines pratiques, certaines traditions… Elle est la « briseuse de chaînes », celle qui rompt le cycle infernal de l’esclavage pour certaines populations par exemple. Un manager ou un leader, pour moi, est aussi celui qui ose, qui transgresse parfois les règles pour créer une saine rupture.
- Elle est authentique, sincère, parfois trop entière mais toujours alignée avec elle-même et cette forme de transparence, rare parmi ses pairs, lui vaut le respect de son entourage.
- Elle a confiance en elle, croit en ses chances, ne se laisse pas décourager ni détourner de son objectif – prendre le pouvoir pour créer un monde meilleur.
- Et elle sait s’entourer, comme on l’a vu.
Le mot de la fin…
Game of Thrones, on le voit, n’éclaire pas seulement les enjeux géopolitiques, philosophiques ou historiques de notre temps ! Cette lecture (trop) rapide montre que la série la plus populaire de tous les temps ouvre pour le monde de l’entreprise un riche éventail d’interprétations et d’analyses pour aider les dirigeants, les leaders, les managers, à réfléchir sur leurs postures et leurs pratiques. En s’appuyant sur quelques extraits, il devient possible de donner la parole à un collectif et de partager quelques fondamentaux autour de la prise de décision, de la capacité à embarquer, de l’écoute, de la coopération ou encore de la lucidité face aux transformations qui s’opèrent autour de nous…
Si j’ai ici développé une lecture essentiellement centrée sur le personnage de Daenerys, Jon Snow fournit la figure d’un leader aux qualités tout aussi inspirantes, alors que lui-même n’apparaissait pas à l’origine de la série comme un protagoniste qui pourrait « finir sur le podium » : par sa sincérité, son courage, sa fidélité aux siens, sa capacité à fédérer mais aussi à aller « contre » (en venant comme il le fait dans la 7e saison au-devant de Daenerys contre tous les avis rassemblés !), par son talent à dialoguer et à convaincre (les Sauvageons de le suivre, Daenerys de s’allier à lui pour combattre les Marcheurs Blancs) par sa modestie et son respect de quelques valeurs fortes (lui aussi veut le pouvoir pour être utile à son peuple)ale, il devient le « roi du Nord ».
L’un et l’autre partagent de nombreuses qualités, dont la moindre n’est pas la ténacité face à l’adversité. Ils sont deux remarquables figures d’entrepreneurs…
Benoît Meyronin, Professeur senior à Grenoble École de Management, Grenoble École de Management (GEM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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