Que savons-nous de Lulu et Nana, les premiers bébés CRISPR ?

Dans l’état actuel des connaissances et à la lecture des données expérimentales disponibles, sans parler des multiples questions éthiques, cette première tentative de modifier génétiquement des embryons est totalement irresponsable et injustifiée.

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Que savons-nous de Lulu et Nana, les premiers bébés CRISPR ?

Publié le 4 décembre 2018
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Par Alexis Verger.
Un article de The Conversation

Le lundi 26 novembre, une équipe chinoise basée à Shenzen et dirigée par le Dr He Jiankui a annoncé la naissance de Lulu et Nana, les deux premiers bébés génétiquement modifiés à l’aide de la technologie CRISPR. Il a présenté brièvement ses travaux le mercredi 28 novembre au deuxième sommet international sur l’édition du génome humain qui a eu lieu à Hong Kong. Même si les informations restent fragmentaires et attendent la publication officielle d’un article scientifique évalué par les pairs, on en sait aujourd’hui un peu plus sur ces travaux sans précédent et très controversés.

En 2015, une équipe chinoise a testé l’efficacité et la spécificité de l’édition du génome par CRISPR dans des embryons humains non-viables. Cette première étude a révélé les limites actuelles de la technique dans la mesure où de nombreux embryons présentaient une structure mosaïque (les cellules du même embryon ne possèdent pas toutes la modification).

Puis en juillet 2017, l’équipe du Dr Mitalipov annonce avoir modifié avec succès des embryons humains pour corriger une mutation du gène MYBPC3 responsable de maladies du muscle cardiaque, les cardiomyopathies hypertrophiques. En accord avec la limite de 14 jours imposée à la recherche sur l’embryon humain, aucun embryon n’avait été autorisé à se développer plus que quelques jours et tous ont ensuite été détruits.

Ce qui aurait été fait par le Dr He Jiankui

Le Dr He Jiankui est allé beaucoup plus loin. Le choix s’est porté sur le gène CCR5, non pas pour corriger une mutation, mais pour créer un variant naturel appelé CCR5 Δ32, ce qui empêche le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) d’entrer dans les lymphocytes CD4 et donc de les infecter. C’est cette modification que les chercheurs ont mimée dans le génome des embryons pour les protéger d’une éventuelle infection par le VIH (les pères des huit couples impliqués dans l’étude sont tous séropositifs).

Diapositive présentée par le Dr He Jiankui le mercredi 28 novembre lors du deuxième sommet international sur l’édition du génome humain.

L’ARN guide sg4, qui contient l’information sur la séquence du génome à reconnaître, ciblant ∆32 CCR5 a d’abord été testé chez la souris, le singe et dans des lignées de cellules humaines en culture (HEK293) pour vérifier son efficacité et l’absence d’effet hors cible (off-target), c’est-à-dire une modification génétique à un endroit non souhaité. L’ARN guide a aussi été testé sur des embryons triploïdes (contenant 3 jeux complets de chromosomes) non-viables.

Au total, 31 embryons ont été obtenus par fécondation in vitro ; 9 n’ont pas été modifiés (allèle wild-type (WT), c’est-à-dire allèle sauvage d’origine) ; 22 (70 %) ont été édités et 2 embryons portant la version inopérante du gène CCR5 ont été réimplantés. Lors du sommet international sur l’édition du génome humain, le Dr He Jiankui a même évoqué l’existence d’une autre grossesse en cours et donc d’un 3e bébé.

Diapositive présentée par le Dr He Jiankui.

Le choix s’est porté sur l’embryon 1 pour Lulu et l’embryon 2 pour Nana. Chaque enfant hérite de deux copies (allèles) de chaque gène, une copie héritée de la mère et une copie héritée du père. Dans le cas de Lulu, une copie de CCR5 contient une insertion d’une paire de bases (+1 bp) et l’autre copie contient une délétion de 4 paires de bases (-4 bp). Elle est donc hétérozygote -4 bp/+1 bp. Nana est aussi hétérozygote car une seule copie de CCR5 a été modifiée et contient une délétion de 15 bp (-15 bp/WT).

Quand on regarde de près les données fournies par le Dr He Jiankui, c’est très inquiétant. Les séquences ne sont pas homogènes et suggèrent la présence d’un allèle sauvage toujours présent (chevauchement de 2 séquences différentes entourées en rouge dans la diapositive ci-dessous). L’existence d’un mosaïcisme cellulaire, qui fait que certaines cellules sont modifiées et d’autres non, est donc fort probable, ce qui pourrait être désastreux.

Diapositive présentée par le Dr He Jiankui.

La délétion de 15 bp est aussi très problématique puisqu’elle ne correspond pas à CCR5 Δ32. Cette délétion enlève 5 acides aminés de CCR5, ce qui peut toujours conduire à une protéine fonctionnelle et donc à des cellules toujours sensibles à l’infection par le VIH.

Enfin, le diagnostic génétique préimplantatoire (DPI ou PGD pour Preimplantation Genetic Diagnosis) de ces deux embryons indique l’existence d’un effet hors-cible (off-target) potentiel pour l’embryon 1 qui se trouve dans une région non codante du génome à 279 kb du premier gène répertorié dans cette région. L’équipe du Dr He Jiankui a considéré que cela était sans risque et a donc décidé de procéder à la réimplantation avec l’accord des parents.

Diapositive présentée par le Dr He Jiankui.

Après la naissance, ce hors-cible potentiel n’a pas été retrouvé dans le placenta ou le sang du cordon ombilical.

Diapositive présentée par le Dr He Jiankui.

Une condamnation unanime

L’ensemble de la communauté a condamné à juste titre très fermement ces travaux. En dehors même des problèmes éthiques que posent de telles recherches, il faut bien rappeler que la technique CRISPR, certes très efficace, n’est pas encore totalement fiable. Les effets hors-cibles et le risque de mosaïcisme des embryons sont loin d’être aujourd’hui résolus.

De plus, ces embryons étaient sains et ces travaux ne sont ni scientifiquement ni médicalement justifiés. La modification des cellules germinales (visant la reproduction et donc la transmission des caractères à la génération suivante) reste aujourd’hui problématique.

Toute modification implique des considérations éthiques qui exigent une parfaite maîtrise des conséquences avant toute utilisation. L’obtention du consentement des parents concernés a-t-elle été faite sérieusement ? Les parents ont-ils été bien informés des risques encourus et des conséquences qu’une telle expérience pouvait engendrer ? Un comité d’éthique a-t-il été consulté ? Les fillettes apprendront-elles un jour que leur génome a été modifié ?

Beaucoup de questions restent aujourd’hui sans réponse. Dans l’état actuel des connaissances et à la lecture des données expérimentales disponibles, sans parler des multiples questions éthiques, cette première tentative de modifier génétiquement des embryons est totalement irresponsable et injustifiée. Jamais ces embryons n’auraient dû être réimplantés ni les grossesses menées à terme.


Je remercie Gaëtan Burgio pour la relecture critique de cet article et pour son analyse des données expérimentales disponibles qui a orienté et inspiré mes propres réflexions.

Alexis Verger, Chargé de Recherche au CNRS, UMR 8576 UGSF, Université de Lille

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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  • Bonjour
    Je n’ai jamais compris cette réticence à toute manipulation génétique. Que cela pose des pb, bien sûr que oui.
    Mais c’est aussi une possibilité d’améliorer le code génétique.

    • Modifier le code génétique c’est mal, m’kay?

    • Je pense que c’est lie a d’une part lie au tabou de l’eugenisme et de l’autre la sacralisation du naturel qui nous fais voir d’un oeil suspect toute technologie qui cherche a changer la nature.

      Pourtant il s’agit ici simplement de donner plus de choix aux parents en ce qui concerne leur progéniture, et quel parent ne voudrait pas donner les meilleures chances possibles a son enfant.

      Et surtout, il y a une deuxième raison qui rend les manipulations genetiques u tout du moins le screening genetique necessaire: La modernite a induit une immense relaxation de la pression selective. La mortalite infantile est quasi-nulle, on ne meurt plus d’une infection virale a 40 ans,… Et c’est genial. Cependant, les mutations genetiques continuent d’arriver au meme rythme. Et lorsqu’elles sont suffisamment benignes pour juste induire une diminution de la sante d’une individu, elles se retrouvent perpetuees dans le pool genetique de l’humanite. La ou ca pose un probleme, c’est que l’impact de ces mutations se ressent sur tout le phenotype, y compris l’intelligence. L’effet Flynn nous a permis d’attendre le maximum de notre potentiel genetique, mais ce maximum est en train de diminuer de facon certaine.

      Donc il y a deux alternatives dans le future: la diminution de fitness et d’intelligence continue jusqu’a ce que la pression selective revienne a un niveau plus stricte, ie nos conditions de vie reviennent aux conditions pre-industrielles….
      Ou alors nous prenons conscience et utilisons ce que la technologie nous offre pour lutter contre le phenomene voire ameliorer les traits qui ont fait notre reussite, et qui nous permettrons d’affronter les challenges de demain.

  • Merci pour ces précisions mais comment ne pas se sentir mal à l’aise avec ce qui semble avoir été pratiqué.
    Je ne suis pas experts en biologie et je ne suis pas sûr de bien saisir ce qui a été fait mais je constate qu’on a fabriqué deux humains pour en faire des cobaye et qui plus est, sur une expérience encore mal maîtrisée quant à ses conséquences.

    Comment ne pas frémir en y pensant ?

    • On n’a certainement pas fabriqué deux humains pour en faire des cobayes. On a tenté, lors de la fabrication de deux humains, de corriger chez eux une déficience nuisible. La question est plutôt celui d’une sorte de meilleur des mondes, où on se demande où est la limite entre une modification génétique indispensable et une modification génétique de convenance. Si cette modification pouvait se pratiquer au cours de la vie, convenance ou thérapeutique, peu importerait pour moi du moment que le sujet donne son accord. Où ça me tracasse, c’est quand ce sont d’autres qui décident pour le sujet à naître. Mais nulle part ce sujet n’est un cobaye, c’est simplement un individu dont on préjuge des choix personnels.

      • On a tenté, lors de la fabrication de deux humains, de corriger chez eux une déficience nuisible.

        L’article précise que les embryons étaient sains. Il n’y avait pas de déficience à corriger.

  • Le fait que la communauté scientifique s’y oppose de manière quasi-unanime est plutôt bon signe : elle s’est toujours opposée à tout progrès. Voyez Pasteur et Claude Bernard, tout comme Sommelweis: eux aussi ont été l’objet d’une réprobation unanime.

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