1914-1918 : Lettre d’un homme à sa petite fille

Je n’en peux plus de toute cette sauvagerie, je voulais simplement revenir à la maison, travailler ma terre et voir grandir mes enfants. Je voulais juste être vivant parmi les miens.

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New Zealand soldiers in the front line on the Somme, La Signy Farm, France by Archives new Zealand (CC BY 2.0)

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1914-1918 : Lettre d’un homme à sa petite fille

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 11 novembre 2018
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Par Jacques Clouteau.

Ma très chère petite fille,

Le jour où tu liras cette lettre, je ne serai plus de ce monde. Je ne sais pas quel est ton prénom, et peu importe, il est certainement le plus beau prénom du monde. J’aimerais te dire tant de choses mais je n’aurai que le temps de ces quelques mots.

Le jour où tu liras cette lettre, c’est que ta maman te l’aura remise, car sur l’enveloppe, je lui ai demandé de te la donner le jour de tes dix printemps.

Je veux que tu saches que mon vœu le plus cher aurait été de te serrer dans mes bras le jour de ta naissance, puis de voir chaque jour ta frimousse et ton sourire, d’écouter tes babillages et tes premiers mots, de couver de mon regard de grand-père ta jeune vie.

Je ne te connaîtrai jamais, mais je t’aime infiniment, ma petite fille. Et je suis persuadé que là où je vais partir, je pourrai t’aimer encore.

Quand ta maman est née, ce fut le plus beau jour de ma vie. Le jour où je l’ai prise dans mes bras, j’ai pleuré beaucoup, j’ai pleuré de joie. Ses jeunes années ont été un bouquet de fleurs pour mon cœur de jeune papa.

Elle a seulement quinze ans ta maman aujourd’hui, mais je sais qu’un jour elle te mettra au monde. Et je sais que son premier enfant sera une petite fille. Ce sera toi.

Nous devions partir à l’assaut ce matin à l’aube. Hier soir on nous a donné le plein de munitions et ce matin, avec le café, on a eu droit à la goutte. C’est toujours comme ça, avant l’assaut, on a moins peur après. Je n’en ai pas bu, car même si j’ai peur, je sais que je ne reviendrai pas de cette bataille. Je ne saurais te dire pourquoi, mais je le sais, c’est au-delà du pressentiment. Ça fait quatre ans que la guerre dure et nous avons l’habitude de la mort. Tu sais, de tous mes copains du village partis en 1914, je suis le seul encore en vie, et puis, comment te dire, la vie ou la mort n’ont plus d’importance depuis longtemps, nous avons tous accepté de donner notre vie pour notre patrie, pour que nos familles vivent libres.

Je vais donc aller me battre, dès que l’ordre sera donné de sortir de la tranchée. Et ce sera la dernière fois. Je ne sais pas pourquoi le colonel a repoussé l’assaut prévu ce matin, on ne sait jamais les raisons nous autres, les pauvres bidasses. Le lieutenant nous a dit tout-à-l’heure qu’on attaquerait en début d’après-midi, après le barrage d’artillerie. Alors avant de monter sur le parapet, je t’écris ma petite fille, et je couche sur le papier les mots que je ne te dirai jamais.

On parle que les Allemands vont demander la paix, mais on nous l’a dit tant de fois… Moi je n’y crois plus, car maintenant qu’ils ont battu les Russes, toutes leurs armées vont se retourner contre nous. Et nous sommes si fatigués.

Je veux que tu saches ce qu’ils ont fait de nous, si toutefois tu reçois cette lettre un jour, car nos courriers sont lus et effacés par la censure militaire. Je suis un simple paysan, je n’ai jamais appris à tuer, je n’ai jamais voulu tuer personne. Et pourtant depuis 1914, j’en ai lancé des grenades, et j’en ai tiré des balles de fusil, mais je n’ai jamais su si un seul de mes projectiles a atteint un soldat ennemi. Je préférerais que non, car ceux d’en face sont des pauvres bougres comme nous.

Ça fait quatre ans que nous vivons comme des rats, avec les rats, à patauger dans la boue. En ce moment ça va encore car c’est la fin de l’été et le sol est à peu près sec, mais quand vient l’automne c’est abominable. Après trois jours de pluie il y a cinquante centimètres d’eau dans la tranchée, on a les pieds mouillés en permanence et on ne sait pas où s’abriter pour se reposer ou dormir. Quelquefois il existe des abris creusés sous terre, mais c’est très humide et l’odeur est insupportable car personne ne se lave quand on est en première ligne.

L’odeur, comment t’en parler à toi qui est si petite. Depuis quatre ans on ne peut plus enterrer nos frères qui se sont fait tuer lors des assauts. Leurs corps restent là, entre notre tranchée et celle des Allemands, en plein soleil quand il fait chaud. Quand on approche de la première ligne, en revenant du repos, on ne sent que ça, comme lorsqu’on passe en forêt près d’une charogne. La seule différence, c’est qu’il y a autour de nous des milliers de charognes, et que ce sont des hommes, et que ce sont mes copains.

Je n’en peux plus de toute cette sauvagerie, je voulais simplement revenir à la maison, travailler ma terre et voir grandir mes enfants. Je voulais juste être vivant parmi les miens. Pourquoi suis-je là depuis quatre ans ? Quel est le monstre qui a décidé que ma vie devait s’arrêter aujourd’hui ?

Le soir, dans l’abri, quand ne reste plus que la petite lumière du lumignon, je ferme les yeux et me revient soudain l’odeur du foin coupé dans la prairie haute, et le parfum de ma douce épouse, et la caresse de sa peau sur mes nuits. Quand l’émotion est trop forte, je me tourne vers la paroi de terre et je pleure en silence.

Marcel vient de se tordre la cheville en positionnant les échelles de départ, il ne montera pas avec nous. C’est à lui que j’ai confié cette lettre et quelques valeurs.

Je vais aussi te dire ce qu’est un assaut, pour que tu puisses raconter un jour ce qu’on a demandé à ton grand-père. Devant nous, il y a 200 mètres de terre toute nue, labourée depuis des mois par les obus, avec partout des rouleaux de barbelés, des ferrailles, des trous pleins de flotte, des morceaux de morts partout. Et là-bas, le parapet de la tranchée allemande, avec des petites meurtrières de béton pour protéger leurs mitrailleuses. Sous leurs tranchées, bien profond, des grands abris où ils se tiennent, le temps que le bombardement de nos artilleurs se termine. Ensuite on pose les échelles, le capitaine siffle, on saute hors de la tranchée, et on court comme des fous. Enfin courir, c’est un grand mot, tellement c’est boueux… À peine est-on sortis hors de la tranchée que les Allemands nous balancent un tir de barrage. Ça veut dire que tu cours au milieu des explosions, et que chaque obus envoie des milliers d’éclats coupants comme des rasoirs

Puis ce sont leurs mitrailleuses qui entrent en action, et qui fauchent nos rangs comme une lame géante. Et tous les copains qui tombent. Et puis ça s’arrête, ceux qui ne sont pas morts se couchent dans les trous d’obus, et ils attendent la nuit pour ramper vers la tranchée de départ. Au petit matin, on se compte, et on se demande pourquoi tous nos potes se sont fait tuer.

J’aime la terre, j’ai toujours aimé la terre, j’aime la labourer, la griffer, la herser, l’ensemencer. La terre, c’est vivant, ça sent bon. Si tu savais ce qu’ils en ont fait, ici. Ils l’ont salie, ils l’ont brûlée, ils l’ont empoisonnée, ils l’ont massacrée. Quand cette guerre sera terminée, si elle se termine un jour, rien ne poussera plus pendant des années, ni herbe ni fleur ni blé. On n’a pas le droit de faire ça à la terre.

Adieu ma petite fille, je t’aime pour toujours.

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  • Bonjour
    Lire aussi voyage au bout de la nuit de L F Celine:

    « Tout au loin sur la chaussée, aussi loin qu’on pouvait voir, il y avait deux points noirs, au milieu, comme nous, mais c’était deux Allemands bien occupés à tirer depuis un bon quart d’heure.
    Lui, notre colonel, savait peut-être pourquoi ces deux gens-là tiraient, les Allemands aussi peut-être qu’ils savaient, mais moi, vraiment, je savais pas. Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. J’avais toujours été bien aimable et bien poli avec eux. Je les connaissais un peu les Allemands, j’avais même été à l’école chez eux, étant petit, aux environs de Hanovre. J’avais parlé leur langue. C’était alors une masse de petits crétins gueulards avec des yeux pâles et furtifs comme ceux des loups ; on allait toucher ensemble les filles après l’école dans les bois d’alentour, où on tirait aussi à l’arbalète et au pistolet qu’on achetait même quatre marks. On buvait de la bière sucrée. Mais de là à nous tirer maintenant dans le coffret, sans même venir nous parler d’abord et en plein milieu de la route, il y avait de la marge et même un abîme. Trop de différence. »

  •  » et je pleure en silence …. » c’est ce que je viens de faire …..en silence ….il n’y a rien de pire et de plus injuste que les guerres , car ceux qui les préconisent sont à l’abris et l’enfer est pour ceux qui vont se battre ;

    • moi c’est ce qui ‘m’ennuie dans ces commémorations. ..juste de l’émotion..et de la » victimisation », je répète, toujours des lettres de poilus pacifistes..c’est à se demander comment la guerre est arrivée. on oublie que la guerre était populaire..avant la guerre..et que les pacifistes avaient alors du courage….

      pas juste des victimes justement..
      moi aussi pourtant en lisant ça j’ai des larmes à l’oeil…

      ça tourne à la mythologie..et à la victimisation totale du poilu…je vois même le pire…

      c’est la faute d’un petit groupe de gens qui souhaitent la guerre… que d’ailleurs on ne nomme pas..et comme si c’était vrai…

      comme si je ne savais pas que les guerre était abominable…comme si je ne savais pas que la guerre pourtant transcende aussi des hommes…mais ça n’en vaut pas la peine..

      ce qu’on doit absolument commémorer ce n’est pas ça c’est pourquoi la guerre.car c’est ça non qu’on veut ne pas reproduire..

      pourquoi on ne parle pas des déserteurs??? ils devraient être admirés non?

      • Oui, et en dehors des cas de légitime défense, il faut être conscient que toute guerre, décidée par ceux qui ne la font pas pour ceux qui la font, ncessite avant et pendant , une propagande de guerre. Sinon, qu’est-ce qui peut pousser des gens à en tuer d’autres qui ne leur ont rien fait?
        Je dis cela en pensant à la propagande anti-russe actuelle qui ne repose sur aucune donnée objective de la menace que pourrait constituer pour nous ce pays.

        • oui..propagande qui trouve une terreau fertile… et il faut comprendre ça… pas juste pleurer sur les morts.. je fais encore partie de la génération qui a entendu en direct des récits de guerre..

          • tant qu’on aura des gens qui croiront qu’il y a de l’honneur à tuer son prochain et sur les champs de bataille …et y’en a un paquet

  • on a toujours les lettres des types qui ne voulaient pas la guerre…
    curieux..
    dans une europe où une majorité écrasante soutachait la paix et l’amitié entre les peuples, il y eut la guerre…

    oui le sort de cet homme me peine au possible…MAIS fut il représentatif?
    et qu’en tirer sinon méfie toi de l’etat qui t »envoie à la guerre sans que tu saches pourquoi… qui demande ta vie contre…quoi???
    et qui organise les commémorations où ne sont jamais évoqués les organisateurs et responsables de cette boucherie.

    je me souviens encore de melenchon il ya peu disant qu’il allait faire « rendre gorge » à merkel pour je ne sais quelle responsabilité dans la situation financière de la france…

    autant je me sens redevable envers les gi venus mourir chez moi..autant les commémorations de la guerre 14 18 mes semble sonner faux..
    personne ne voulait la guerre?.
    rappelons nous donc de ceux là rappelons nous leurs arguments, leurs « raisons » …

    • Si quelques uns, en dehors des états-majors et des cercles gouvernementaux, voulaient la guerre, il n’en restait sans doute plus un vivant dès 1915. Mais la guerre n’est pas comme les impôts : si on refuse, on n’engage pas que soi-même, on remet en cause la sécurité de sa famille, de ses camarades, la pérennité de tout ce qu’on aime et qui constitue son existence. Les politiciens et les états-majors le savent, et ils savent en jouer. Le choix n’est plus entre la paix et la guerre, mais entre la victoire (dont on oublie habilement les effets sur les vaincus) et la défaite dont on rappelle à l’envi les malheurs qui accablent ceux qui la subissent (cf. le nombre de petits Français qui ont appris à lire avec « La dernière classe » de Daudet (1880) dans l’école laïque et obligatoire du colonisateur raciste Jules Ferry). Les poilus ne voulaient pas la guerre, mais ils n’auraient pas refusé de défendre leurs terres et leurs familles. Ils ne savaient pas comment les défendre, alors même si c’était une mort idiote, il valait mieux mourir bêtement au nom de leurs biens et de leur famille, que vivre lâchement en les ayant abandonnés…

      • MichelO
        Vous avez raison d’affirmer que c’était souvent une mort idiote.
        Par exemple, lorsque les chefs – bien sécurité – ordonnaient à leurs subordonnées de courir vers les mitrailleuses adverses « baïonnette au canon ».
        Dans mon village 2 jeunes hommes refusant de se sacrifier inutilement ont été fusillés pour l’exemple… Et il ne s’agit pas de cas isolés, des milliers d’autres ont subi le même sort…

      • j’entends bien…mais on doit se souvenir surtout d’avant la guerre…. on devrait se remémorer de cela…au risque de reproduire une guerre inutile..
        nous sommes dans l’émotion pure et justement nous n’en tirons aucune leçon me semble t il..sinon la guerre c’est terrible et sanglant…

        • Oui, vous avez noté qu’au cours de la cérémonie, il y a eu un hommage aux soldats français morts cette année pour la France…

  • C’est très beau, mais je n’arrive pas à trouver de trace ailleurs. Pourrait-on avoir plus d’infos sur la source ? Merci.

  • Merci à Jacques Clouteau et à Contrepoints pour cette lettre d’un homme à sa petite fille.
    Une lettre adressée à une petite fille à naitre aux antipodes dans une famille d’agriculteurs qui n’aspirent qu’à vivre en paix…!
    Quoi de plus émouvant pour susciter une forme d’introspection des consciences face à l’impéritie et à l’inconséquence de tous ceux dont la raison d’être et de contrecarrer, par contrainte et soumission, les aspirations libérales légitimes de tout être évolué.
    Quelle belle leçon de philosophie de la vie…

  • Quelle lettre poignante et comme l’horrible réalité est bien décrite! Je souffre avec lui.

  • Les commentaires sont fermés.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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