Les racines intellectuelles cachées du macronisme

Derrière Paul Ricoeur et la deuxième gauche, certaines racines de la pensée d’Emmanuel Macron appartiennent à l’histoire longue du socialisme français.

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Les racines intellectuelles cachées du macronisme

Publié le 29 juin 2017
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Par Bruno Viard [Bruno Viard est Professeur de littérature française à l’université d’Aix-Marseille].

Il y a loin des paroles aux actes et l’état de grâce dont jouit le Président Macron ne permet pas de préjuger si le concept de macronisme restera. En revanche, les lettres de noblesse de ce concept sont connues : la Deuxième gauche (mais avec les institutions de la Cinquième République), Michel Rocard, la revue Esprit, le philosophe Paul Ricœur. Peut-on remonter plus haut ? C’est ce qu’on va essayer de faire en remontant jusqu’en 1830.

François Furet avait adopté la vision de Tocqueville qui brandissait l’épouvantail de la guerre civile en affirmant le 12 août 1848 devant l’Assemblée nationale que Babeuf était « le grand-père de tous les socialistes modernes ».

C’était placer le même cliquet anti-retour qu’Engels devant le socialisme républicain des années 1830 et 1840 et le repousser dans un angle mort d’où les tenants du socialisme scientifique se sont bien gardés de le sortir.

Socialisme et individualisme

Pierre Rosanvallon a rappelé dans Le Monde du 17 juin dernier que Pierre Leroux avait inventé le mot socialisme pour le poser en face du mot individualisme. Mais ce qui importe plus encore, c’est le et utilisé par Leroux dans son article programmatique de 1834, De l’individualisme et du socialisme.

Ce et correspond au en même temps d’Emmanuel Macron. En même temps, la liberté et l’égalité ;  en même temps l’entreprise et le social, en même temps le récit national et l’histoire globale ; en même temps aider les ZEP et rétablir le latin et le grec ; en même temps de Gaulle et Mendès France, etc.

Une telle pensée pulvérise les a priori, les entêtements partisans, les manichéismes, « les entre-soi et les ironies » qui divisent la vie politique française depuis 1830. La division de la droite et de la gauche existe peut-être en France depuis 1789. C’est depuis 1830 qu’apparaît vraiment l’opposition entre les partisans du laisser faire, laisser passer et les partisans de l’organisation du travail.

L’éducation d’Emmanuel Macron

Bien sûr, Paul Ricœur professait que « tous les livres étaient ouverts devant lui » et que marcher consistait à avancer « sur un chemin de crête flanqué d’un abîme de chaque côté ». Bien sûr, l’éducation jésuite reçue par Emmanuel à La Providence défendait la bienveillance et apprenait à convaincre plutôt qu’à s’opposer frontalement.

Bien sûr, Esprit fut, pendant Les Années Sartre1 le foyer de la pensée antitotalitaire, qu’elle soit d’inspiration stalinienne ou maoïste, à un moment où la plupart des intellectuels français se sont lourdement fourvoyés.

Ricœur, les jésuites, Esprit, la deuxième gauche, c’est un bel héritage et Emmanuel Macron fut un bon héritier, qui, dès sa jeunesse, cherchait la compagnie des adultes qui pouvaient lui apporter quelque chose.

À la source de la pensée de l’ambivalence

Mais ces adultes ont-il su, eux-mêmes, remonter à la source de la pensée de l’ambivalence apparue au moment où se mettaient en place les catégories de la pensée politique moderne ?

Cette pensée de l’ambivalence qu’on peut aussi appeler dialogique pour utiliser le mot qu’Emmanuel Macron préfère au mot dialectique, trop usagé et trop mécanique, s’est construite à l’épreuve de l’histoire.

Le socialisme républicain est né au début des années 1830 au croisement de l’idée républicaine, renaissante après l’Empire et la Restauration, et du jeune saint-simonisme. La République avait le suffrage universel mais sa dimension sociale était faible. Le saint-simonisme n’était autre que le premier projet systématique d’organisation du travail, mais il refusait toute pensée du politique.

Le rôle du saint-simonisme

Le saint-simonisme des années 1825-1832 possédait les principales caractéristiques de ce que nous avons connu au XX° siècle sous le nom de marxisme-léninisme : projet de réorganisation économique et sociale de la société à partir d’un centre planificateur et d’une idéologie de la fraternité, abolition de l’héritage, impasse sur la démocratie, la liberté, l’individu, les droits de l’homme, prise en charge de la totalité de l’activité et de la conscience humaines, conduite des masses par une élite de dirigeants éclairés, générosité héroïque des militants, culte de la personnalité.

Le parcours du jeune Pierre Leroux qui nous sert ici de fil à plomb est exemplaire parce qu’il fut logiquement libéral à la tête du Globe sous la Restauration pour adhérer non moins logiquement au mouvement saint-simonien en 1831, quand l’économie politique arrivait au pouvoir. Il rompit au bout d’un an sur la question de la liberté et écrivit le texte prophétique De l’individualisme et du socialisme.

La critique de l’économie politique

Personne ne sait que le mot socialisme fut d’abord péjoratif pour désigner sous la plume de Leroux l’excès du principe de société pratiqué par les disciples de Saint-Simon. Leroux doit à  ces derniers son initiation à la critique de l’économie politique qu’il ne cessa d’approfondir sa vie durant, mais il mena en même temps à partir de 1832 la critique de ce qu’il appelait le socialisme absolu :

Le socialisme absolu que plusieurs penseurs de nos jours essaient de remettre en honneur, et qu’ils opposent à la liberté absolue, n’est pas moins abominable ni moins absurde que l’individualisme dont nous venons de voir les déplorables effets. […] La société n’a pas directement pour but le gouvernement de l’individu ; et tous les socialistes, théocrates ou autres, qui ont imaginé de changer la vie en un mécanisme où l’individu serait fatalement gouverné et conduit, ont erré de la façon la plus capitale.  L’individu est devenu fonctionnaire ; il est enrégimenté, il a une doctrine officielle à croire, et l’Inquisition à sa porte. L’homme n’est plus un être libre et spontané, c’est un instrument qui obéit malgré lui, ou qui, fasciné, répond mécaniquement à l’action sociale, comme l’ombre suit le corps2.

Leroux ne variera plus dans la conviction qu’il n’existe pas une forme de corruption du lien social à l’époque moderne, comme la gauche et la droite s’accordent à le penser, mais deux. L’originalité de sa pensée sera d’être toujours bifocale ou binoculaire.

Liberté et société

Liberté et société sont les deux pôles égaux de la science sociale. Nous sommes la proie de ces deux systèmes exclusifs de l’individualisme et du socialisme. Le gouvernement, ce nain imperceptible dans le premier système, devient dans celui-ci une hydre géante qui embrasse de ses replis la société tout entière.

Les deux innovations fondatrices de la modernité, depuis la fin de l’hétéronomie et la disparition des castes, à savoir la liberté et l’égalité, sont donc à la fois incontournables, aussi précieuses l’une que l’autre, et potentiellement antagonistes, Leroux posa donc que les modernes sont confrontés au « difficile mais non insoluble problème de l’accord de la liberté avec l’association. »

La solution du difficile problème se trouve dans la devise républicaine presque complètement oubliée en 1834, victime des excès terribles de la Première République. Leroux l’exhuma de la poussière de l’histoire : « Nos pères avaient mis sur leur drapeau : Liberté, Égalité, Fraternité, que cette devise soit encore la nôtre. » C’est à Leroux, page d’histoire bien oubliée, qu’on doit le sauvetage de la devise qui fut définitivement adoptée en 1848. Il fit plus.

La fraternité au centre

Il remarqua que, sous leur allure gracieuse, les deux premiers termes de la devise étaient en réalité comme « deux pistolets chargés l’un contre l’autre ».  Il proposa vainement de « mettre la fraternité  au centre », sachant qu’il n’existe pas de solution toute faite et que la marche consiste à avancer un pied après l’autre : « L’humanité est comme un homme qui marche. »  Paul Ricœur et Emmanuel Macron savaient-ils qu’ils paraphrasaient Leroux qui s’opposait à Tocqueville à l’Assemblée le 30 août 1848 en ces termes :

L’État doit intervenir pour protéger la liberté des contrats, la liberté des transactions mais il doit intervenir aussi pour empêcher le despotisme et la licence, qui, sous prétexte de liberté des contrats, détruiraient toute liberté et la société tout entière. Deux abîmes bordent la route que l’État doit suivre ; il doit mar­cher entre ces deux abîmes : inter utrumque tene.

Très minoritaire au sein d’une Assemblée affolée par le bain de sang de juin 48, la voie de Leroux était pourtant loin d’être isolée. Flaubert et Marx ont justement raillé la jobardise de certains quarante-huitards mais ils ont injustement méprisé les efforts de la Commission du Luxembourg, présidée par Louis Blanc, qui, au printemps, n’avait certes pas aboli le salariat mais qui avait jeté les bases de l’État-providence qui sera mis en place un siècle plus tard : législation du travail et Sécurité sociale.

L’organisation du travail

Paru en 1840, le livre de Louis Blanc, Organisation du travail, eut un retentissement considérable, faisant l’objet de neuf rééditions en dix ans. Blanc proposait de mettre en concurrence la propriété privée avec des ateliers sociaux autogérés créés par des emprunts d’État.

Blanc reprenait aux saint-simoniens l’expression organisation du travail mais il refusait la planification complète que ceux-ci prévoyaient vingt ans avant Marx et un siècle avant Lénine.

Blanc se battait sur un double front, contre les républicains du National qui ne s’intéressaient qu’aux mesures politiques et contre les socialistes d’inspiration saint-simonienne qui méprisaient les droits politiques.

Les idées de Blanc et de Leroux ne sont pas sorties de deux cerveaux imaginatifs, mais d’un large mouvement collectif qui s’exprima dans des dizaines de journaux malgré la censure3, et qui s’intéressait à maintes questions sociales, la gestion des chemins de fer par l’État, la limitation du temps de travail, la réforme de la fiscalité et du crédit, le droit à l’association de production ou de secours, de grands travaux, l’éducation, le système pénitentiaire, la condition de la femme et le rétablissement du divorce, l’abolition de l’esclavage. Victor Schoelcher faisait partie de l’équipe.

La part de vérité

Le socialisme scientifique a beau s’être écroulé, l’antithèse engelsiste scientifique / utopique continue dans la majorité des cerveaux à faire écran à la connaissance d’un des meilleurs fleurons de la culture politique française.

Avant de devenir le grand pourfendeur de l’éclectisme orléaniste de Victor Cousin, Leroux a sans doute contracté une dette envers ses disciples Théodore Jouffroy et Jean-Philibert Damiron, les philosophes du Globe, qui combattaient le sensualisme autant que l’école théocratique, montrant que ces opinions se nourrissaient l’une de l’autre, mais attachés à chercher « la part de vérité » que chacune pouvait receler.

On retrouvera plus tard cette expression sous sa plume de Leroux. Cousin lui-même s’était inspiré dans ses travaux sur Blaise Pascal de la pensée 9 (édition Brunschvicg) : « Quand quelqu’un veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir par quel côté elle est fausse. »

Depuis les années 1830 les leçons de l’histoire ont été cruelles mais limpides : l’échec des économies collectivisées a montré la pertinence de la critique adressée par Leroux envers le socialisme absolu tandis que l’instauration d’un État protecteur s’est imposé pour entraver les effets délétères de l’individualisme absolu. Voilà pourquoi le manichéisme politique est devenu si anachronique et de moins en moins supportable.

Ajoutons que l’équilibre propre à la démarche leroussienne s’enracine dans une psychologie et dans une morale.

Toujours instable, l’équilibre entre la liberté et l’égalité renvoie à l’antithèse de l’égoïsme et de l’altruisme. Ces deux passions opposées sont capables de se réconcilier dans l’amitié, véritable pont, équivalent à petite échelle de la fraternité dans la société.

Cette vue quasi taoïste correspond au don / contre-don identifié par Marcel Mauss au principe de toute relation humaine réussie. Elle renvoie dos-à-dos les morales qui font le sacrifice de l’individu, qu’elles soient d’origine chrétienne ou socialiste et les morales individualistes du seul profit et de l’intérêt. Autant dire qu’elle prend dans chacune.

Loin d’être un slogan trop facile, En marche, ainsi entendu, peut être le résumé d’un programme politique complet qui dit que seul le mouvement vers un but qui ne sera jamais complètement atteint permet d’avancer sans tomber ni dans l’un ni dans l’autre des deux abîmes qui bordent le chemin.

  1.  Titre de la deuxième partie du Siècle des intellectuels de Michel Winock, Seuil 1997.
  2.  Les citations de Leroux sont extraites de notre Anthologie de Pierre Leroux inventeur du socialisme, Le Bord de l’Eau, 2007.
  3.  Sur ce sujet : Quand les socialistes inventaient l’avenir (1825-1860), par un collectif de 28 historiens, économistes et philosophes dirigé par Thomas Bouchet, Vincent Bourdeau, Edward Castleton, Ludovic Frobert et François Jarrige, La Découverte, Paris, 2015.
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  • Je me méfie des intellectuels , surtout quand il sont coupés du réel. Macron en est l’archétype : il ne s’est jamais coltiné au réel ni dans son expérience professionnelle, ni dans son expérience personnelle (pas d’enfants) . Mettre aux commandes un type comme lui est excessivement dangereux.

    • Si cette analyse est vraie, on est dans de meilleures mains que depuis une trentaine d’années.
      Leroux, Blanc et Schoelcher ont été des constructifs, tournés vers l’action, le concret; avec une pensée homogène, fédératrice et l’intelligence que donne le recul face aux courants intellectuels.

      Ce qui m’inquiète c’est que ceci contribue à cette image de E. Macron trop parfaite, comme sa photo de Président aux détails si parlant, comme sa communication, comme sa non-communication aussi.
      Pourvu que ce ne soit pas une bulle!
      Désolé, mais on a vu tellement de manipulations ces derniers temps…

  • Merci pour cet article qui permet au profane que je suis d’avoir une vision nouvelle et moins binaire de notre paysage politique, et lui donne une « histoire » qui me plait bien…

    • @ PukuraTane
      Article riche, en effet! Et qui explique bien, dans la situation actuelle, que votre pays ne s’en sortira pas ni par la droite (en guerre de sécession depuis le choix de ce 3ième questeur à l’assemblée) ni par la gauche, ni, a fortiori, par les extrêmes.
      L’offre de choix « binaire » est une façon de méconnaitre ou de mépriser l’opinion d’une autre « moitié » de la population:
      « Voilà pourquoi le manichéisme politique est devenu si anachronique et de moins en moins supportable. »

      Alors quelle autre solution, prétendument vouée à l’échec, que de gouverner dans un large centre tentant de rassembler ceux qui veulent s’en sortir, d’où qu’ils viennent.

      Tache ingrate sacrifiant les idéologies pour des solutions plus pragmatiques qui fonctionnent et aboutissent à un résultat, idéalement sans sacrifier personne. (ce que, à leur manière, M.Rocard ou J.Delors ont tenté).

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