Par Gérard-Michel Thermeau.
Avec Albert Lebrun (Mercy-le-Haut, Moselle, 29 août 1871 – Paris, 6 mars 1950), la présidence de la République sombrait dans l’insignifiance. « Il est plus difficile de sortir de l’ordinaire que de sortir de Polytechnique » notait moqueur de Gaulle. Incarnation du Français moyen, Lebrun devait contribuer par sa « faiblesse congénitale et constitutionnelle » à la chute de la Troisième République.
Son élection le 10 mai 1932 se fit sans difficultés : il obtint 633 voix. La disparition brutale de Paul Doumer faisait du président du Sénat le candidat naturel à la fonction. Néanmoins, l’élection d’un président de droite fut contesté par certains : en effet, il avait été élu par les députés sortants alors même que la nouvelle Chambre était sensiblement plus à gauche.
Sa présidence, la quinzième, devait être marquée par de nombreuses crises et s’achever dans l’effondrement du pays. En nommant Philippe Pétain président du Conseil, il permit, malgré lui, l’instauration du régime de Vichy.
Un fort en thème
Né dans un petit village lorrain à proximité de la frontière allemande, il avait entendu dans son enfance les récits de l’occupation de la maison familiale par les troupes d’occupation. Fils d’un paysan aisé maire de Mercy-le-Haut, il en avait hérité un caractère timide et une grande honnêteté. Il travailla d’abord dans les champs pour aider son père avant d’être remarqué par l’instituteur qui l’incita à continuer ses études au lycée de Nancy.
Ce fort en thème manquait singulièrement d’imagination et de créativité aux dires de ses maîtres. Sorti major de Polytechnique puis des Mines, il travailla à Vesoul puis Nancy avant d’enseigner à HEC.
Mais très vite la politique devait le happer : à 29 ans, il devenait le plus jeune député de France en battant François de Wendel. Il devait également présider pendant vingt-six ans le conseil général de Meurthe-et-Moselle. Il offrait ainsi le profil typique du député de la Troisième République très enraciné dans son terroir. Homme de droite selon les critères parisiens, républicain modéré et catholique pratiquant, il était considéré comme de gauche en Lorraine face aux conservateurs.
L’homme du parti colonial
La réputation « d’homme du Comité des forges » qu’on lui a faite est bien exagérée. N’avait-il pas battu en 1906 de Wendel qui utilisa cette formule dans son journal : « Trêve conclue tacitement ». Le maître de forges lorrain devait en vain tenter d’empêcher l’élection de Lebrun à la présidence du Sénat en 1931.
Secrétaire du groupe colonial et président du Comité de l’Afrique française, il fut ministre des Colonies (1911-1913 et 1913-1914) et se trouva plongé dans la crise marocaine de 1911. Il appartenait en effet, comme Paul Doumer, au « parti colonial ».
Il partageait les convictions de ses contemporains sur le rôle civilisateur de la France1.
Respecter chez l’indigène sa personnalité et ses traditions pour le faire évoluer peu à peu dans les voies de la civilisation sans rompre brutalement en lui les liens d’un passé auquel il demeure malgré tout attaché ; le soustraire, grâce aux progrès de la science médicale, à ces terribles maladies auxquelles depuis des millénaires il paie un redoutable tribut ; l’élever peu à peu dans l’échelle des êtres, en lui apportant les bienfaits de l’instruction ; doter son pays d’un outillage économique qui facilite son propre labeur et en multiplie les résultats ; rénover ses procédés de culture, pour lui permettre d’abord de manger à sa faim et ensuite d’améliorer son train de vie.
Patriote et pacifiste
Au début de la Grande guerre, ce patriote avait rejoint le front comme commandant d’artillerie. Mais il n’avait pas cessé de siéger au Parlement et finit par revenir à Paris fin 1915. En 1917 il entra dans le cabinet Clemenceau comme ministre du Blocus. Passé au Sénat en 1919, il présida la commission de l’armée puis celle des finances.
Il eut beaucoup de difficultés à se faire élire président du Sénat en 1931 face à Jules Jeanneney. Mais l’assassinat de Paul Doumer ne lui laissa guère le temps de profiter de la place.
Représentant de la France à la SDN en 1923, il partageait le discours pacifiste né de l’horreur des tranchées.
La leçon des tombes […] nous enseigne que la guerre apporte toujours avec elle horreurs et cataclysmes, qu’elle est néfaste et haïssable, et qu’il appartient à tous les hommes de bonne volonté de la proscrire à jamais.Â
Un président soliveau
Inconnu du grand public en entrant à l’Élysée, il laissa toujours indifférent les Français. Grand, mince, sec, il ressemblait à un officier de cavalerie dans sa jeunesse puis à un avocat élégant l’âge venant. Indifférent au protocole, il n’avait pas la dignité que l’opinion attendait d’un chef d’État en raison même du caractère symbolique de sa fonction.
Les larmes lui venaient facilement, du moins la légende le voulut ainsi. Le président au cÅ“ur de midinette fit ainsi la joie des chansonniers. L’un le surnommait Larmes aux pieds et l’autre Le Chialant qui passe.
En réalité, ne voulant pas porter de lunettes en public, il avait les yeux en pleurs pour vouloir trop forcer sa vue.
Pour le reste, Albert Lebrun partageait la conception de la présidence de Raymond Poincaré :
Il ne peut y avoir deux chefs responsables dans l’État. La responsabilité doit être là où est la souveraineté. C’est devant les Chambres élues par la nation souveraine que les ministres sont responsables solidairement de la politique générale du gouvernement et individuellement par leurs actes personnels. Le pouvoir s’exerce en fait par l’organe du président du Conseil. L’irresponsabilité présidentielle n’est pas seulement une commodité, une fiction ; elle est une réalité, une nécessité. Lorsque ma France, prise dans son entité, a un rôle à jouer, c’est le président de la République qui la personnifie.
Un régime à bout de souffle ?
Si pour Lebrun, le président incarnait « la permanence au travers des gouvernements variables », cette permanence fut mise à rude épreuve. L’instabilité ministérielle devait être la règle sous sa présidence. Albert Lebrun allait ainsi nommer vingt chefs du gouvernement en moins de huit ans. Vingt fois il devait mettre la tête entre ses mains, signe de son embarras et de son angoisse.
Les célébrités politiques de l’époque se succédèrent à la tête du gouvernement : Édouard Herriot, Édouard Daladier, Gaston Doumergue, Pierre Laval, Léon Blum…
Le régime paraissait à bout de souffle. Le 6 février 1934, le front populaire, la guerre d’Espagne, l’Anschluss, Munich marquaient autant d’étapes vers l’effondrement final.
Lors de l’émeute du 6 février 1934, les gardes mobiles durent tirer sur les émeutiers pour protéger le Palais Bourbon. Au printemps 1936, le pays était paralysé par des grèves tandis qu’Hitler remilitarisait la Rhénanie. Les grandes lois sociales du Front populaire devaient se heurter aux dures réalités économiques.
Après avoir hésité, Léon Blum décidait de ne pas intervenir dans la guerre civile espagnole. Daladier acceptait à Munich l’accord honteux qui livrait la Tchécoslovaquie à Hitler.
Les bonnes nouvelles manquaient. Même l’Exposition universelle de 1937 fut gâchée par les grèves retardant l’achèvement des travaux. La confrontation des pavillons allemand et soviétique y était lourde de menaces.
Quel rôle pour Albert Lebrun ?
Son directeur de cabinet louait « son bon sens, sa pondération et son souci permanent de l’intérêt national. » Et Lebrun désignait toujours avec sincérité ceux qui avaient la préférence des deux Chambres.
Il se gardait bien de prendre position sur quoi que ce soit. Les grands textes du Front populaire le désolaient. « Je signe la mort dans l’âme, mais je signe tout de même car c’est mon devoir », déclara-t-il en conseil des ministres. Blum disait à ses amis que le président de la République le faisait songer à une poule ayant couvé un œuf de canard…
Lebrun s’attribuait néanmoins le mérite d’avoir limité les dégâts, notamment en empêchant l’intervention en Espagne.
Le voyage à Londres, en mars 1939, parût marquer l’apothéose de sa présidence. Alors que la guerre menaçait, il importait de réaffirmer l’Entente cordiale.
Le président de la guerre
Les présidents des deux assemblées, Édouard Herriot et Jules Jeanneney, le supplièrent de se représenter. Refuser, ne serait-ce pas une désertion ?
On lui dit : « Vous serez le président de la guerre. » Il répondit : « Je crois que c’est pour cela que je vais accepter ».
Il était réélu, quasiment sans concurrent, à la présidence de la République, le 5 avril 1939. « Lebrun Albert succède à Albert Lebrun » titra goguenard le Canard Enchaîné. Quelques mois plus tard, la France entrait en guerre.
Le 23 octobre 1939, vêtu d’une élégante veste de chasse, le président Lebrun visitait les blindés de la Ve armée sur les rives de la Moselle. Un grand échalas casqué de cuir et d’acier, le colonel de Gaulle, lui présenta le 19e BCC. Le chef de l’État était aimable comme à son habitude. « Vos idées me sont connues. Mais pour que l’ennemi les applique, il semble bien qu’il soit trop tard. » Comme si les idées de celui qui n’était pas encore le Général était destinée à une autre armée que l’armée française.
Au printemps 1940, la drôle de guerre laissa place à la Blitzkrieg. En se repliant sur Bordeaux, Lebrun et les ministres du gouvernement découvrirent l’étendue de la débâcle. Le président s’étonna de voir tant de soldats alors que Weygand se plaignait de manquer de troupes sur le front.
Entre le marteau et l’enclume
Partisan du repli en Afrique, le président de la République refusa, le 15 juin 1940, la démission de Paul Reynaud mais c’était pour mieux l’accepter le 16.
Au sein du gouvernement, les partisans de la résistance formaient un gros tiers mais plus le temps passait, plus les indécis étaient séduits par l’activisme des partisans de l’armistice. Les « mous » comptaient, il est vrai, dans leur rang, le chef des armées françaises, Weygand, et le vice-président du Conseil, le maréchal Pétain.
Lors du confus conseil des ministres du 16 juin, Pétain sortit une lettre de sa poche annonçant sa démission. « Vous n’allez pas nous faire cela ! » s’exclama Albert Lebrun. Finalement, Pétain resta sans rester. Devant la dégradation de la situation militaire, c’est Reynaud qui partait non sans avoir lancé : « Eh, bien, monsieur le Maréchal, faites-le, votre gouvernement… »
Albert Lebrun choisit Philippe Pétain
Albert Lebrun demanda conseil aux présidents des deux assemblées. Ceux-ci penchèrent pour confier de nouveau les rênes à Paul Reynaud. Mais le président de la République, passant outre, allait faire appel à Philippe Pétain.
Or le Maréchal s’était prononcé très clairement pour l’arrêt immédiat des combats. Mais le courant en faveur de Pétain, dans cette atmosphère d’effondrement général, était plus fort que tout, surtout sur un être aussi faible que le président.
À la grande surprise de Lebrun, Pétain ne fut nullement pris au dépourvu par la demande du chef de l’État. Il sortit aussitôt de sa poche la liste de son cabinet déjà composé. Le Maréchal avait décidément les poches pleines de papier.
Mais Lebrun restait partisan de diviser le gouvernement en deux parties, l’une restant en France, l’autre voguant vers l’Afrique du Nord. « Que ferez-vous ? » demanda-t-on à Pétain si le président de la République décidait de partir : « Eh bien, je le ferais arrêter » répondit froidement le Maréchal. Laval fit une scène violente à Lebrun : « ce n’est pas en quittant la France qu’on peut la servir. »
Comme devait le confier, bien plus tard, Lebrun à de Gaulle pour se justifier : « Ah ! quel malheur quand, dans l’extrême péril, ce sont les généraux qui se refusent à combattre ! »
Nul ne se préoccupe d’Albert Lebrun
Dès le 17 juin, Albert Lebrun, qui n’était déjà pas grand-chose, ne fut plus rien. La Troisième République était virtuellement morte. Le vote du 10 juillet 1940 dans le cadre ridicule du Casino de Vichy en prit simplement acte. « On était pris dans une ambiance, qu’on le voulût ou non » soupira l’ancien président en 1945.
Albert Lebrun n’avait pourtant pas démissionné mais cela ne gêna pas Pétain et pas davantage de Gaulle. Pour le Maréchal comme pour le Général, la Troisième République n’existait plus.
À défaut de caractère, l’ancien chef d’État avait des principes. Hostile au nouveau régime, il se retira, triste et digne, à Vizille, chez son gendre, polytechnicien comme lui. Le 27 juillet 1943, les nazis enlevèrent Albert Lebrun et l’installèrent au château tyrolien d’Itter où il retrouva Daladier, Paul Reynaud, Jouhaux et Gamelin.
Mais il tomba malade. Les médecins allemands craignirent un décès en Allemagne. Hitler décida alors de le renvoyer en France, après quelques semaines seulement d’absence.
« Au fond, comme chef de l’État deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État » écrivit cruellement Charles de Gaulle.
Seule la mort le fit sortir brièvement de l’obscurité. Des funérailles nationales à Notre-Dame de Paris étaient organisées et il fut inhumé dans le cimetière de Mercy-le-Haut. Un monument à sa gloire y est élevé depuis 1959.
Sources :
- Adrien Dansette, Histoire des présidents de la république de Louis-Napoléon Bonaparte à Vincent Auriol, Amiot Dumont 1953, p. 248-261
- Eric Freysselinard, notice sur Albert Lebrun
- Jean-Marie Moine, « La sidérurgie, le Comité des forges et l’empire colonial. Mythes et réalités »
La semaine prochaine : Vincent Auriol
- Albert Lebrun, « Organisation défensive des colonies », La marche de France, mars 1928 ↩
Où l’on voit que contrairement au titre bizarre de cette brève et intéressante biographie, le Président Lebrun était tout sauf un Français moyen.
Peut-être pourrait-on en tirer la leçon que pour être un chef d’Etat efficace, il convient de n’être ni supérieurement intelligent ni excessivement honnête.
Je (re)découvre avec plaisir et curiosité toute cette période de notre histoire.
Merci pour ces articles !