Culture(s) geek : la revanche des consommateurs

À regarder de près le public de la Japan Expo 2016, les préjugés sur le consumérisme de masse sont mis à l’épreuve : le consommateur se réapproprie les objets pour les intégrer à leur propre culture.

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Culture(s) geek : la revanche des consommateurs

Publié le 19 janvier 2017
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Par Fabrice Raffin.
Un article de The Conversation

Culture(s) geek : la revanche des consommateurs
By: hydlideCC BY 2.0

De dos, à gauche, la stature haute et imposante du père, à droite, plus petite, plus élégante aussi, la mère. Chacun, de part et d’autre, tient par la main un enfant. De leur tête moulée dans une capuche en simili cuir très brillant, dépassent de petites oreilles pointues, triangulaires. De leurs épaules descend jusqu’à leurs chevilles une large cape en latex noir : c’est la famille Batman au salon « Geekopolis », le 17 mai 2014.

Depuis l’École de Francfort, avec Theodor Adorno et Walter Benjamin en particulier, l’évocation d’une « culture de masse » génère immédiatement pour le sens commun une série de qualificatifs le plus souvent péjoratifs : consommation, passivité, apathie, isolement d’un côté ; de l’autre, impérialisme, domination, standardisation. Les mêmes qualificatifs ont pu être utilisés abondamment à l’endroit de cultures contemporaines, qu’elles soient d’origine hollywoodienne ou asiatique, des cultures dites « jeunes », « geeks » ou « otaku », liées au cinéma, aux séries, aux jeux vidéo, aux mangas notamment. À l’extrême, ces cultures que l’on peut rassembler sous la bannière « geek » ont depuis généré la figure du « hikikomori », l’individu qui vit devant son ordinateur et ne sort plus de sa chambre.

Pour nuancer ces perceptions communes, il suffit de passer quelques heures dans l’une des multiples conventions géantes qui se tiennent un peu partout en Europe tout au long de l’année et qui ont pour nom Japan Expo, Manga Expo ou Geekopolis. Dans des espaces préfabriqués standardisés que sont les centres de congrès et d’exposition – et que Marc Augé ne manquerait d’appeler – à tort – des « non-lieux », se retrouvent chaque année des millions de personnes dans un environnement bigarré et acidulé – la Japan Expo de Paris a rassemblé 234 852 visiteurs en 2016.

Des sociabilités réinventées

Qu’en est-il de la consommation standardisée et de la passivité de ces consommateurs ? En circulant dans les allées, la succession des stands semble bien indiquer le règne de l’industrie culturelle, dans un consumérisme extrême où tout se vend, et tout s’achète. Les rapports sociaux ne semblent possibles que via le merchandising : du t-shirt à l’effigie des héros de séries télévisées, de productions hollywoodiennes, aux dessins animés ou aux derniers jeux vidéos, le matérialisme se mêle ici aux hautes technologies numériques.

Les acteurs de l’industrie mondialisée de la culture de masse sont tous présents : constructeurs de console, d’ordinateurs, éditeurs et producteurs de jeux vidéo et de l’audiovisuel.

À bien observer tout ce monde, un doute s’installe néanmoins quant à l’isolement réel des joueurs de jeux vidéo et autres geeks. Si le phénomène « hikikomori » existe, ici au contraire plusieurs milliers de personnes se côtoient, souvent déguisées, dans une effervescence bon enfant et sonore. La diversité des modes de sociabilités attire l’attention. Au-delà des relations économiques impersonnelles, de toute évidence cette culture de masse rassemble non seulement un grand nombre de publics, mais leur présence ici se décline en une gamme très variée de sociabilités rarement observables en un seul endroit au même moment.

Petits groupes d’amis déguisés, déambulations et repas en famille, flirts, apprentissages de savoir-faire liés aux jeux, conférences, pratiques sportives autour des jeux vidéo, de drôles de combats, au sabre laser (ambiance Starwars), au gourdin (ambiance Seigneur des Anneaux), mais on observe aussi toute une gamme de pratiques culturelles.

Le préjugé de la standardisation esthétique

La culture, vraiment ? À regarder de près en effet, c’est un autre préjugé qui est ébranlé, celui de la standardisation des formes esthétiques. La redondance est forte bien sûr pour certains personnages et certains thèmes de séries télévisées ou de mangas, mais leur présence se décline en maintes formes et usages. C’est plutôt la diversité des pratiques autour des mêmes thèmes qui attire l’attention. Ici, un concert de chant en lien avec l’univers d’un jeu vidéo à l’ambiance médiévale, là une performance de danse exubérante, ici une galerie de planches originales de mangas destinées aux collectionneurs, là encore, un peintre s’affaire sur une toile représentant une scène de science-fiction et plus loin se trouve une exposition d’arts plastiques – des sculptures, reproductions de scènes de la série Captain Tsubasa (mieux connue sous le nom d’Olive et Tom en France), ou des origamis reproduisant des Pokémon.

Une réappropriation active

Contrairement aux pratiques sportives ou strictement ludiques évoquées plus haut, il s’agit là de pratiques qui se construisent toutes autour d’enjeux esthétiques. Des pratiques proprement culturelles donc, qui reposent sur des cadres imposés par l’industrie, mais dont les composantes sont partout reformulées pour devenir des enjeux esthétiques.

Les modes d’expression à l’œuvre reprennent les formes et les codes de diffusions des mondes de l’art (H. S. Becker) : concerts, expositions, théâtre, performances. Les réappropriations de l’esthétique formatée par l’industrie sont partout observables, dans une esthétique remise en scène par les consommateurs eux-mêmes. Les consommateurs deviennent diffuseurs culturels. La réappropriation des codes de l’industrie culturelle va encore plus loin lorsque de spectateurs les personnes présentes passent à une pratique active, lorsqu’elles s’engagent dans une activité de création.

C’est le cas de ceux que nous observons dans les nombreux ateliers de création et qui travaillent des matières surprenantes ici le plastique, là le polystyrène ailleurs d’autres matériaux plus classiques. Peindre, dessiner, sculpter, coudre, les pratiques créatives sont multiples dans les ateliers. Affairés à l’extrême les participants se saisissent à leur manière des héros et des ambiances de jeux, de film et démontrent imagination et créativité. L’attention esthétique est de tous les instants.

Et puis, nous rencontrons une mère et sa fille. Elles ont respectivement autour de 50 et 20 ans. Elles ont passé l’année à fabriquer leur propre costume : madame est en Pikachu, sa fille en Eevee (ce sont des monstres Pokémon). Comme celui de la famille Batman, cet exemple montre aussi la dimension intergénérationnelle de ces pratiques.

C’est donc un monde qui permet des pratiques collectives tout au long de l’année, grâce à de longs moments de préparation des costumes. Car globalement, la quasi-totalité des personnes déguisées ont réalisé leur costume.

La culture comme résistance

La créativité n’est pas la création. L’aura de l’artiste chère à Walter Benjamin a peu à voir avec ces pratiques culturelles. Reste que l’expérience et l’intention esthétique sont bien au cœur de ce que font les publics des conventions. Les finalités en jeu sont plutôt de l’ordre de l’animation, mêlant registre ludique et festif. Mais nous sommes loin d’une expérience de consommation passive. Au contraire, il s’agit là plutôt d’appropriation, d’imagination et de créativité.

Par mille pratiques, les consommateurs se réapproprient ainsi l’espace organisé par les industries culturelles. Ces « activités fourmilières », ces « bricolages » et ces « braconnages » sont autant de formes de résistance à l’économie culturelle dominante. Comme aimait le penseur Michel de Certeau, les consommateurs sont toujours des producteurs, avec leurs manières d’employer les produits imposés par un ordre économique.

C’est donc une façon de vivre la culture comme résistance, non une résistance révolutionnaire radicale, plutôt une somme de microrésistances d’appropriation. Dans les routines, les liens faibles et les difficultés banales du quotidien, ces pratiques réinstaurent des sociabilités fortes et une poétique de la quotidienneté. Elles tissent des relations passionnées, sensibles, autour des esthétiques, des thèmes et des héros des films, des jeux et des mangas (par opposition aux modes de sociabilités froids et aux liens faibles qu’analysait Isaac Joseph). Et paradoxalement cette résistance ne concerne pas uniquement les industries culturelles. Elle se construit aussi par rapport à la normativité artistique, celle des mondes de la culture et des arts « légitimes », et de ceux, autoproclamés, des professionnels de la culture et du Ministère de la Culture.

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