Quand l’incertitude devint inacceptable : merci Descartes !

Quête futile mais désespérée que de supprimer l’incertitude. Elle est pourtant à la source du capitalisme et de la liberté.

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Quand l’incertitude devint inacceptable : merci Descartes !

Publié le 9 janvier 2017
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Par Philippe Silberzahn.

l'incertitude
René Descartes By: Rafael RoblesCC BY 2.0

L’incertitude, c’est-à-dire l’indétermination de l’avenir, est presque universellement vécue comme un problème majeur, aussi bien chez les philosophes que chez les hommes d’affaires et les politiques qui souhaitent, selon le mot fameux de Descartes, se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »

Or il n’en a pas toujours été ainsi. L’humanisme de la Renaissance, aux XVe et XVIe siècles, avait une attitude très différente, accueillant la complexité, la diversité et le chaos du monde avec intérêt. Tout change au XVIIe siècle, quand l’humanisme fait place au rationalisme. Pourquoi ? La réponse à cette question est fournie par l’œuvre du philosophe Stephen Toulmin. Exploration.

Ouverture d’esprit et humanisme jusqu’en 1600

Toulmin observe qu’avant 1600, les recherches théoriques étaient contrebalancées par des discussions concrètes, des questions pratiques, telles que les conditions spécifiques sur lesquelles il est moralement acceptable pour un souverain de lancer une guerre, ou pour un sujet de tuer un tyran. D’Erasme à Shakespeare et Montaigne, les écrits des humanistes de la Renaissance montraient une ouverture d’esprit et une tolérance sceptique, caractéristiques novatrices de cette nouvelle culture laïque.

Pas entièrement nouvelle cependant. Les érudits et les éducateurs médiévaux étaient en effet redevables d’une caractéristique cruciale de l’éthique, de la politique et de la rhétorique d’Aristote : la sensibilité au caractère « circonstanciel » d’une question pratique. Dans une approche modeste typique de cette pensée, Montaigne soutenait ainsi qu’il valait mieux suspendre son jugement sur des questions de théorie générale et se concentrer sur l’accumulation d’une perspective riche. Les naturalistes se réjouissent ainsi de la profusion et de la diversité du monde qui se découvrent à cette époque, notamment par les voyages et l’étude de la nature.

À partir de 1600, en revanche, la plupart des philosophes s’engagent dans des questions de théorie abstraite, universelle, à l’exclusion de ces questions concrètes. Là où Montaigne se réjouissait de la richesse du monde et de son ambiguïté, ceux qui sont à la recherche d’un modèle universel ne voient que chaos et confusion. La philosophie moderne met ainsi de côté toutes les questions relatives à l’argumentation – chez des personnes particulières dans des situations spécifiques, en traitant de cas concrets où diverses choses sont en jeu – en faveur de preuves qui peuvent être écrites et jugées écrites. Elle se déplace vers un plan stratosphérique supérieur, dans lequel la nature et l’éthique se conforment à des théories abstraites, intemporelles et universelles. Selon Toulmin, elle opère ainsi quatre changements fondamentaux et opère un virage à 180° par rapport à l’humanisme, dans une véritable contre-révolution :

  • La rhétorique, l’art du langage et de la discussion, qui était la façon de faire de la philosophie, laisse la place à la logique formelle ;
  • la discussion des cas particuliers laisse la place aux principes généraux ;
  • La diversité concrète laisse la place aux axiomes abstraits ;
  • Le transitoire laisse la place à l’intemporel.

Un contexte historique favorisant l’équilibre entre dogmatisme et pragmatisme

Qu’est-ce qui explique ce changement ? C’est ici que la thèse de Toulmin est intéressante. Il commence par rappeler le contexte historique. La Réforme prend de l’ampleur depuis le début du XVIe Siècle et le conflit menace de dégénérer. Dans le contexte, le Roi Henri IV, protestant converti au catholicisme pour accéder au pouvoir, mène une politique mesurée, tâchant de concilier les deux partis, ce qui lui vaut naturellement d’être très critiqué. Il considère que l’on peut être honnêtement catholique ou protestant et pour autant être un sujet loyal du Royaume. Face aux exigences de choix clairs, il défend une solution de compromis qui dissociait les loyautés nationales des affiliations religieuses.

L’attitude pragmatique d’Henri IV en politique rappelle celle de Montaigne dans le domaine intellectuel, et ce n’est pas un hasard : les deux sont proches. Henri ne laisse pas plus le dogmatisme doctrinal dépasser le pragmatisme politique que Montaigne ne laisse le dogmatisme philosophique surpasser le témoignage de l’expérience familière. Les deux hommes placent des revendications expérientielles modestes au-dessus des demandes fanatiques de la loyauté doctrinale, et sont ainsi (dans le vrai sens) des sceptiques.

Mais Henri IV est assassiné le 14 mai 1610. L’événement crée une onde de choc considérable dans toute l’Europe. Ce que les gens y voient, selon Toulmin, c’est qu’une politique de tolérance religieuse a été tentée, et a échoué. Après Henri, elle n’a plus aucune chance.

Le débat intellectuel entre les réformateurs protestants et leurs opposants de la Contre-Réforme prend fin, et il n’y a plus d’alternative à l’épée et à la torche. Chacun durcit ses positions et le conflit éclate finalement en 1618. Ce sera la guerre de 30 ans et elle dévastera l’Europe, laissant derrière elle un champ de ruines. Au cours des hostilités, il apparaît très vite assez vain d’essayer de « prouver » par le glaive que son camp a raison sur une question de foi, mais les deux partis sont pris dans un engrenage infernal et la situation échappe à tout contrôle.

La science au secours de la vérité

Plus la guerre se développe dans sa brutalité, les massacres succédant aux massacres, plus les partisans de chaque système religieux cherchent un moyen de prouver que leur doctrine est la bonne. La prudence et la modestie de Montaigne sont devenues inacceptables, caduques : l’heure est à la clarté, à la vérité universelle. Si l’incertitude, l’ambiguïté et l’acceptation du pluralisme humaniste n’ont conduit en pratique qu’à une intensification de la guerre religieuse, alors il est temps de découvrir un moyen rationnel de démontrer l’exactitude ou l’inexactitude essentielles des doctrines philosophiques, scientifiques ou théologiques. Ce que la guerre ne peut pas trancher, sans pour autant qu’on sache l’arrêter, c’est à la « science » de le faire.

L’époque appelle alors les hommes d’esprit à proposer un moyen d’accéder à la vérité, une vérité qui ne puisse être contestée, sur la base de laquelle la société puisse se reconstruire. Pour cela il faut que cette vérité soit indépendante des contingences humaines dont on voit ce dont elles sont capables. Il faut s’abstraire de ce monde réel de passions qui ne produit que du sang. Et c’est Descartes qui va répondre à cet appel.

Descartes persuade son époque de renoncer à des champs d’études comme l’ethnographie, l’histoire ou la poésie, riches en contenu et en contexte, et de se concentrer exclusivement sur des champs abstraits et décontextualisés comme la géométrie, la dynamique et l’épistémologie. Son espoir, et celui de ses successeurs, est de ramener au final tous les sujets au champ d’une certaine théorie formelle.

Descartes, fossoyeur de l’humanisme et de l’incertitude

Il en résulte le passage d’un style de philosophie qui tient également compte des questions de la pratique locale et temporelle et de la théorie universelle et intemporelle, à celui où seule cette dernière a droit de cité dans la « nouvelle philosophie ».

Descartes n’est donc pas tant l’assassin de l’humanisme, mort en 1618, que son fossoyeur. Contrairement à son image de philosophe détaché des contingences matérielles, sa philosophie répond à une demande sociale pressante, la quête de la certitude, qui naît de temps troublés. Mais son impact est majeur.

Il marque le passage d’une époque où l’incertitude et l’ambiguïté étaient vues comme une source de richesse et de jouissance à une époque où elles sont sources de tous les maux. Il en modifiera jusqu’à la conception-même du monde et de la société, l’ensemble étant vu comme un système, Dieu régnant sur le monde, le Roi sur les hommes (le « Roi-Soleil »!), le mari sur sa femme, le noble sur le paysan, etc.

L’héritage de Descartes

Dès lors, la voie est ouverte pour une pensée qui n’aura de cesse de produire des outils visant à réduire l’incertitude, soit en ramenant tout à une série d’équations, soit en essayant de planifier, et séparant nettement le domaine de la pensée du domaine des passions humaines.

Quête futile mais désespérée que de supprimer l’incertitude… il faudra des siècles pour que celle-ci soit à nouveau reconnue comme une caractéristique essentielle et féconde de notre environnement, celle qui est la source du profit capitaliste (rémunération du jugement face à l’incertitude montré par Frank Knight) mais plus généralement de la liberté : avec l’incertitude, le monde n’est plus déterministe, et le champ de l’action humaine s’ouvre, sans limite. Il nous faut sans doute relire Montaigne, furieusement « moderne », et réapprendre à aimer l’incertitude.

  • Stephan Toulmin : Cosmopolis (en anglais), University of Chicago Press, 240 pages.

Sur l’incertitude et les travaux de Frank Knight, lire cet article. Sur Montaigne, on peut lire le chapitre 3 de l’histoire de la philosophie de Jean-François Revel. Mieux encore, on pourra lire les Essais, en version français modernisée, avec un plaisir de fin gourmet.

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