Par Gérard-Michel Thermeau.
Dans un pays où l’entreprise est mal vue et les « patrons » mal considérés, Michelin était, en 2016, l’entreprise nationale préférée des Français. À l’origine d’une firme qui rayonne aujourd’hui à l’échelle du monde, deux frères visionnaires : André (Paris, 15 janvier 1853 – Paris, 4 avril 1931) et Édouard Michelin (Clermont-Ferrand, 23 juin 1859 – Orcines, 25 août 1940). Si l’essor de Michelin est lié à l’automobile, l’expansion formidable de l’automobile doit beaucoup au pneumatique. Jusqu’à une date récente, la direction a été assumée par les descendants d’Édouard.
Les origines de l’entreprise
La famille Michelin n’est pas sortie du néant à la fin du XIXe siècle : ils étaient marchands tanneurs à Troyes puis à Paris au XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, les Michelin oscillent entre le droit, le négoce et la peinture, un mélange plutôt curieux d’austérité et de goût pour les activités artistiques. Jules Michelin, le père d’André et Édouard, était employé de douane et peintre !
L’histoire de Michelin commence avant Michelin. Un certain Nicolas Édouard Daubrée s’était associé avec son cousin Aristide Barbier pour exploiter une sucrerie en lien avec la culture des betteraves sur les bords de l’Allier. Ruinés par une crue, les deux associés se reconvertissent dans le caoutchouc. Suivant la suggestion de l’épouse écossaise de Daubrée, Elisabeth Pugh Baker, nièce du chimiste Mcintosh, ils installent une fabrique de jouets à Clermont-Ferrand.
L’entreprise prospère et vers 1850, la fille d’Aristide Barbier, Adèle Louise Blanche, épouse Jules Michelin. De ce mariage naissent nos deux entrepreneurs : André et Édouard. Les deux frères épousent deux sœurs : les filles d’Auguste Wolff, associé et successeur du célèbre facteur de piano Camille Pleyel. Liés par l’entreprise dans la vie ils ne se quitteront pas dans la mort : enterrés côte à côte au cimetière d’Orcines, à quelques kilomètres de Clermont-Ferrand.
Michelin & Cie
Le 28 mai 1889, les deux frères reprennent l’entreprise familiale qui était au bord de la faillite, et créent une nouvelle société : Michelin & Cie. Société en commandite par actions, le statut permet de rassembler des capitaux tout en conservant soigneusement le contrôle de gestion.
André, centralien, avait fondé une entreprise de charpentes métalliques à Paris tandis qu’Édouard, cédant à un vieil atavisme familial, possédait un atelier de peinture dans la capitale. L’ingénieur et l’artiste1 tel était le singulier attelage à l’origine de l’entreprise. On ne sait si l’histoire de l’art y a perdu, une chose est certaine : le monde de l’entreprise y a beaucoup gagné.
Des deux frères, Édouard va s’imposer comme l’entrepreneur du duo, obtenant seul la gérance, plongeant son frère dans l’ombre. En effet, André préfère rester à Paris et il faut un patron qui soit réellement présent à l’usine des Carmes. Édouard va obtenir tous les pouvoirs dans l’entreprise et le droit de percevoir 18 % des bénéfices avant toute répartition. Pourtant, André par son génie du marketing et du lobbying, va jouer un rôle essentiel dans la réussite de l’entreprise. Si Édouard dirige l’usine à Clermont, André assure les innovations commerciales à Paris.
Le pneu démontable
À côté de la fabrication traditionnelle des balles en caoutchouc, Michelin lance un patin de frein en toile et caoutchouc, The Silent, pour voitures à cheval et vélocipèdes.
Édouard, qui ne connaît rien au caoutchouc, apprend le métier auprès de ses employés. Si le pneu gonflable n’est pas inventé par Michelin, mais par l’Écossais Dunlop, il souffrait d’un grave défaut : il crevait facilement et la réparation en était extrêmement longue. Édouard voit tout de suite l’intérêt de créer un pneu démontable pouvant être réparé en un quart d’heure.
La course Paris-Brest-Paris en septembre 1891 donne l’occasion de faire connaître le nouveau produit : Charles Terront équipé des nouveaux pneus Michelin crève cinq fois sur le trajet mais répare sans problème et arrive avec plus de 7 heures d’avance sur le second ! En 1892, pour le Paris-Clermont-Ferrand, la firme n’hésite pas à semer des clous sur le trajet pour mieux démontrer l’efficacité de son pneu ! On est passé d’un quart d’heure à moins de deux minutes pour effectuer la réparation. Le chiffre d’affaires est multiplié par 4 en deux ans.
Un marché d’avenir : l’automobile
Michelin comprend très vite les potentialités du marché automobile : en 1900, 8 000 véhicules seulement circulent dans le monde ! Mais réaliser un pneu pour automobile représentait un autre défi : prudemment, la firme équipe d’abord les fiacres parisiens les transformant en « salons roulants ». Nul besoin désormais de hurler pour couvrir le bruit des roues sur le pavé. « Au lieu de distribuer de gros bénéfices, employons-les à créer un pneu pour voitures » déclarent les deux frères aux actionnaires en 1894.
À l’occasion de la course Paris-Bordeaux-Paris (juin 1895), André Michelin achète deux automobiles et en réalise une troisième qu’il équipe de ses pneus. Les deux frères sur l’Éclair, nom donné à leur véhicule, arrivent neuvièmes et derniers mais dans les temps impartis. Les problèmes rencontrés vont permettre d’améliorer le pneu qui est finalement commercialisé en 1896.
Du pneu automobile à Bibendum
La coupe Gordon-Bennet, organisée en Auvergne en 1905, sur un circuit de 137 km au cœur du pays des volcans, offre l’occasion d’éditer la première carte routière au 1/100 000. Le pneu Michelin triomphe sur les routes empierrées et inégales du circuit. La participation aux courses, qui s’achève en 1912 pour la firme2, lui a permis d’acquérir une réputation mondiale.
Bibendum naît en 1898 dans des circonstances un peu obscures associant une idée d’Édouard, un empilement de pneus évoquant un homme, et le talent du dessinateur O’Galop qui avait repris l’idée d’un dessin refusé : celui d’un buveur de bière pour une brasserie s’exclamant « Nunc est bibendum ! » (C’est maintenant qu’il faut boire). Or comme chacun sait : « le pneumatique Michelin boit l’obstacle ». Il fume aussi, au moins jusqu’à la mort d’André Michelin, grand fumeur de cigares.
Le succès est immédiat. Bonhomme, rassurant et drôle, le Bibendum assure l’image de Michelin sur tous les supports : affiches, cartes postales, ballons, guides, cartes routières…
Il devient tellement inséparable de l’entreprise que les salariés vont être appelés les Bibs…
Guides et étoiles Michelin
André, de son côté, lance des idées destinées à un important développement. Le guide rouge, tiré à 35 000 exemplaires en 1900, pour un pays qui compte 3000 propriétaires d’automobiles, est « offert gracieusement aux chauffeurs »3 : « Cet ouvrage paraît avec le siècle, il durera autant que lui. L’automobilisme vient de naître, il se développera chaque année et le pneu avec lui, car le pneu est l’organe essentiel sans le quel l’automobile ne peut rouler. »
Dès le départ, il est question de proposer une nouvelle édition chaque année mise à jour grâce aux contributions des automobilistes. Les hôtels sont classés par un certain nombre d’étoiles : un système promis à un certain avenir. Les restaurants apparaissent dès l‘édition de 1908. Les inspecteurs chargés de noter les restaurants sont une création des années 1920 : mais pas de trois étoiles avant 1931. Les guides étrangers, centrés sur l’Europe, sont publiés entre 1904 et 1914. Les guides régionaux sont plus tardifs (1926), la couverture d’abord jaune puis verte après guerre.
Cartes et bornes Michelin
Après l’École centrale, André avait travaillé au service de la cartographie du ministère de l’Intérieur. La question des cartes lui était donc familière. La publication des cartes (1910-1913) s’inscrit dans le droit fil de la création d’un bureau de renseignements pour voyageurs automobiles à Paris fournissant des itinéraires détaillés. Elles sont pliées en accordéon pour faciliter le rangement.
La firme est soucieuse d’aider les automobilistes à se repérer : des plaques indiquent le nom des localités. Michelin fait campagne pour l’installation de bornes kilométriques et le numérotage des axes routiers. Jusqu’à la Seconde guerre mondiale, Michelin va produire bornes d’angles, panneaux de signalisation, de danger et de priorité. Intéressant exemple d’une initiative privée forçant quasiment la main à l’État pour qu’il agisse dans ce domaine. En effet, la sécurité routière n’intéressait que modérément l’administration.
La tentation de l’aviation
Il restait à la firme à faire la conquête de l’air. André est un des fondateurs de l’Aéro-club de France. Le grand prix Michelin (1908) d’une valeur de 10 000 francs vise à récompenser l’avion qui, transportant un passager sur 350 km, réussira à se poser au sommet du Puy de dôme. En 1911, Eugène Renaux avec un biplan Farman relève le défi. En 1912, la brochure Notre avenir est dans les airs est imprimée à un million d’exemplaires.
André contribue à la fondation d’un comité national d’aviation militaire. Il réunit 4 millions de francs permettant la construction de 70 pistes d’atterrissage et de 120 avions en 1914. Pendant la Grande guerre, les usines Michelin devaient assembler 1884 avions Breguet. Les cent premiers avions livrés devaient être offerts et les suivants vendus à prix coûtant. Mais la firme préfère abandonner l’aviation après la guerre pour se recentrer sur le pneumatique.
Paradoxalement, le nom de Michelin est également associé au rail. En 1929, la micheline désigne un autorail léger dont les roues sont équipées de pneus conçus par André Michelin. Micheline passe dans le langage courant pour désigner d’autres autorails.
L’apogée du paternalisme patronal
Si la firme utilise avec maestria toutes les ressources de la communication publicitaire, le secret le plus absolu règne concernant ses activités et ses procédés. La culture de l’entreprise va être la culture du secret et du silence.
Michelin surtout incarne l’image même de la « féodalité industrielle ». Selon J. Lavaud dans un article de la revue Europe du 15 mars 1932, évoquant l’ouvrier Michelin : « depuis sa naissance dans une crèche Michelin jusqu’à sa mort après laquelle on le mènera dans un fourgon automobile montés sur pneus Michelin, accaparant son travail et ses loisirs. »
S’inspirant de la politique mise en œuvre par leur beau-père Auguste Wolff, les frères Michelin décident d’associer les employés méritants aux bénéfices. Ils représentent moins de 6 % du personnel à la fin du XIXe siècle mais 40 % en 1927. À la coopérative Michelin, on trouve le charbon, le bois, la viande, le vin, les vêtements et chaussures, le mobilier et bien d’autres choses encore. Les services de santé vont être développés : soins médicaux et couverture maladies, cliniques et centres de soin.
Michelin-ville
Édouard fait construire plus de 1500 logements par une société des HBM entre 1909 et 1929. Les cités Michelin offrent un confort inédit pour une population qui vit jusqu’alors dans des taudis. Les rues portent des noms significatifs : rue de la Foi, de la Charité, de l’Espérance, de la Persévérance, de la Vaillance, de la Volonté, de la Confiance, de la Tempérance, du Devoir.
Les allocations familiales sont distribuées dès 1916, Michelin encourageant la natalité. L’Association sportive Michelin, dirigée par Marcel, fils d’Édouard, dispose de terrains de sports, gymnases, stades et d’une piscine. Un système scolaire se développe à partir de 1912 : dix-sept écoles ont été créées en 1927. Tout y était gratuit, y compris les fournitures. L’enseignement visait à donner une morale laïque mais reposant sur les principes du catholicisme.
Bref, c’est Michelin-ville au sein même de Clermont-Ferrand. Sans doute fallait-il cela pour développer une activité industrielle dans un terreau peu favorable, Clermont n’ayant pas de tradition ouvrière..
L’esprit Michelin
L’esprit Michelin est distillé par Édouard dans ses « Notes » : « Il y a un point de départ qu’il faut que tout le monde ait présent à l’esprit : le succès de la maison est dû à la bonne qualité de nos pneumatiques. »
Les cadres doivent écouter et comprendre les employés avant de donner des ordres. Le personnel est invité à faire des suggestions pour améliorer la production. Si la lutte contre le gaspillage est une obsession, Édouard rappelle : « nous ne voulons faire d’économie, ni sur la qualité ni sur la paie du personnel ».
Néanmoins, le paternalisme est pesant avec une discipline quasi militaire dans les ateliers, la mise en place du taylorisme où les contremaîtres sont surnommés les chronos. Mais le « bagne du caoutchouc » n’est guère remis en question avant 1930. Il faudra le mouvement de grève de 1936 pour voir, momentanément, la direction reculer.
Préparer l’avenir
En 1905, l’usine des Carmes emploie 4000 personnes contre 600 en 1898. Soucieuse d’étendre ses activités, la firme ouvre un centre de distribution à Londres la même année. Une usine voit le jour à Turin en 1906. Une autre à Milltown, dans le New-Jersey, en 1907. Mais la crise de 1929 amène la fermeture du site américain. Un peu plus tard, l’arrivée au pouvoir des nazis fait tourner court la tentative de production à Karlsruhe. La firme exploite aussi une plantation d’hévéas d’abord au Brésil puis dans l’Indochine française. Le protectionnisme qui se développe dans les années 1930 incite Michelin à créer des usines en Argentine, en Espagne, en Tchécoslovaquie et en Belgique.
Néanmoins, la grande Guerre a contribué a laisser la firme clermontoise à la traîne de ses concurrents anglo-saxons. La crise des années 1930 aurait pu lui être fatale. Mais en 1934 Michelin prend le contrôle de Citroën, son principal client. La firme retrouve ainsi les chemins de l’innovation qui avaient été un peu abandonnés. Le « Pilote » puis le « Metallic » annoncent la révolution du pneu radial. À la mort d’Édouard, la firme, qui a su résister aux tempêtes, a désormais les capacités d’affronter l’avenir avec sérénité.
À lire :
- Pierre-Antoine Donnet, La Saga Michelin, Le Seuil 2008, 277 p.
La semaine prochaine : Auguste et Louis Lumière
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