L’homo œconomicus chez le psy

Qu’apporte le dernier livre de Jean Tirole, le prix Nobel d’économie français, à la science économique ? Petite analyse.

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L’homo œconomicus chez le psy

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Publié le 6 août 2016
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Par Gilles Martin.

L' homo œconomicus chez le psy
jean tirole credits imf (licence creative commons)

Le livre de Jean Tirole Économie du bien commun se dit à destination du grand public (« un large public » dit l’éditeur PUF dans sa présentation, le malin), mais avec ses 600 pages, il ne ressemble quand même pas à un polar. C’est très scolaire et très sérieux. Cela ressemble à un manuel de cours. Mais il permet aussi de découvrir en quoi consiste le job d’un économiste-chercheur comme l’auteur, et de parcourir les grands sujets de la discipline du moment. Alors, je m’y suis mis…

Les 200 premières pages sont justement consacrées à la définition de l’économie et au métier de chercheur en économie. Avec ces transformations.

Car ce métier est, comme de nombreux autres, en pleine transformation. Jean Tirole se fait bon pédagogue pour nous le démontrer.

Homo œconomicus, originalité de l’économie

Car ce qui faisait et fait l’originalité de la discipline économique, c’est l’homo œconomicus. Cet être virtuel est né lorsque l’économie (qui, selon l’auteur, est une science, par sa démarche scientifique, mais pas une science exacte), qui était auparavant « imbriquée dans l’ensemble des sciences sociales et humaines », a pris son indépendance au cours du XXème siècle, et a construit son identité propre.

Cet homo aeconomicus, c’est celui qui prend des décisions de manière rationnelle, agit au mieux de ses intérêts étant donné l’information dont il dispose. Et ainsi les politiques économiques sont destinées à combler les différences entre rationalité individuelle de chacun, et rationalité collective, faisant l’hypothèse que ce qui est bon pour un acteur économique n’est pas forcément bon pour la société dans son ensemble.

Mais ces certitudes se sont trouvées fragilisées récemment, quand on a découvert que cet homo œconomicus ne se comporte finalement pas si rationnellement que le disait la théorie initiale. Et c’est ainsi que l’économie revient vers les sciences sociales et la psychologie pour incorporer leurs apports. Et pour Jean Tirole ce mouvement est normal car  » l’anthropologie, le droit, l’économie, l’histoire, la philosophie, la psychologie, la science politique et la sociologie ne forment qu’une seule et même discipline, car elles ont les mêmes objets d’études : les mêmes personnes, les mêmes groupes, et les mêmes organisations ».

Ce qui vient perturber le comportement supposé rationnel de l’homo aeconomicus, c’est par exemple que nous procrastinons, c’est-à-dire que nous remettons au lendemain ce que l’on n’a pas envie de faire aujourd’hui, et avons, selon le langage de l’économiste, « une trop forte préférence pour le présent ». Cela correspond à nos comportements court-termistes auxquels s’intéressent les économistes et les politiques : livrés à nous-mêmes nous n’épargnons pas pour notre retraite, nous abusons de l’alcool, nous nous adonnons au jeu, nous achetons trop vite n’importe quoi à un démarcheur baratineur…

Pour nous protéger, la puissance publique va mettre en place des incitations ou des interdictions : subventionner l’épargne-retraite, un délai de réflexion imposé pour le démarchage, l’interdiction de la publicité pour le tabac, etc. On connaît la chanson. Et ainsi on se trouve face au dilemme entre le respect du choix de l’individu (le moi du présent) et le paternalisme (la défense des intérêts à plus long terme). Ce phénomène est aussi dans le champ d’analyse des neurosciences : le système limbique nous fait aimer le présent, le cortex préfrontal nous fait prendre en compte le futur.

Les comportements prosociaux

Mais ce qui vient perturber la rationalité de l‘homo œconomicus, ce sont ce que l’auteur appelle « les comportements prosociaux ». C’est quoi cette maladie ?

Ce sont « des comportements dans lesquels l’individu ne donne pas la primauté à son intérêt matériel et internalise de façon désintéressée le bien être d’autres parties » (voilà comment parle un économiste… Vous comprenez pourquoi l’auteur est un économiste et pas un écrivain). On pourrait appeler ça de l’altruisme, mais Jean Tirole n’est pas d’accord : « L’altruisme est une explication beaucoup trop simpliste »… Et en avant pour la séance de l‘homo œconomicus chez le psy.

Les économistes et sociologues ont mis au point des jeux de toutes sortes pour tester ces comportements prosociaux, comme par exemple celui, paraît-il très connu, du jeu du dictateur..

Il consiste à proposer à un individu nommé le dictateur, dans des conditions d’anonymat, de choisir entre l’action A qui lui garantit 6€ et donne 1€ à l’autre joueur, et l’action B qui donne 5€ à chacun. Le comportement rationnel consiste à choisir A, qui donne le meilleur bénéfice pour A (dans ce jeu du dictateur, d’où son nom, le joueur B n’a rien à dire). Et pourtant en pratique les trois quarts des joueurs dictateurs auxquels ce choix est proposé choisissent B. Aussi parce que le sacrifice associé à l’action généreuse (B) est faible par rapport à l’égoïsme (A).

Cette générosité est en fait motivée par trois facteurs possibles distincts : la motivation simple (je suis naturellement généreux), la motivation extrinsèque (je suis poussé par des incitations externes à être généreux), et enfin la volonté de donner une bonne image de moi, de me faire bien voir des autres, et aussi de moi-même. Et ainsi les disciplines de psychologie et sociologie vont intervenir pour aider à creuser ces motivations.

Notamment cette notion de motivation intrinsèque et motivation extrinsèque : on la retrouve dans les systèmes d’incitations. Les économistes ont généralement voulu croire que les incitations étaient une bonne chose, c’est-à-dire créent des comportements en phase avec les objectifs de la société ou de l’organisation. Exemple : rémunérer les professeurs en fonction de la réussite des élèves. Conséquence : on encourage le bachotage au détriment d’une formation plus pérenne.

En fait les incitations extrinsèques peuvent aller jusqu’à tuer les motivations intrinsèques. Et ainsi, accroître les incitations extrinsèques peut être contre-productif.

Exemple : faut-il rémunérer les dons du sang ? En fait, cela peut au contraire faire baisser les dons, car si les donneurs sont rétribués, la générosité risque d’être interprétée comme de la cupidité. Idem si l’on rétribue son enfant si il a de bonnes notes en classe cela risque de lui faire perdre sa motivation intrinsèque pour réussir et ne plus être motivé que par l’appât du gain.

Même histoire pour les politiques publiques : on ne peut pas compter exclusivement sur les sanctions et les incitations financières pour obtenir des citoyens un comportement prosocial. C’est le cas des mégots de cigarettes sur les trottoirs, des crottes de chien, etc… Des actions sur la norme sociale sont moins coûteuses ; ce sont toutes les techniques d‘influence par exemple, ou de nudge.

Pour Jean Tirole, le seul moyen de sortir de ces sujets complexes serait de rétablir la convergence entre toutes les disciplines (sociologie, anthropologie, psychologie, droit,…) telle qu’elle existait à la fin du XIXème siècle.

Ainsi, en économie aussi, on a besoin d’open innovation et de systèmes collaboratifs…

Et l’influence sera plus forte que les systèmes contraignants d’incitation.

Rêvons que nos politiques s’en inspirent…


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  • Le jeu du dictateur montre que l’homme n’est pas naturellement enclin à l’égoïsme mais plutôt à la justice. En le réduisant à une simple fonction économique , on passe à côté du reste.

    • une chose que je vois en tant qu’ingénieur c’est que ces comportement altruistes ou prosociaux sont simplement une bonne gestion du risque et un investissement.

      investir dans son image, sa moralité, la justice du monde, est rationel, même si a court terme on l’ignore.
      ‘homme n’est pas si court termiste qu’il ne le semble car derrière des réflexes moraux il y a des calculs anciens, comme ceux qu’on retrouve dans les traditions.

      parmis ces calculs il y a la notion d’écosystème (voir écosystèe entrepreneuriaux) pour lequel au final le bien des autres et le sien convergent parce que les règles sont taillées pour. et d’ailleurs ces règles de justice, sont à défendre pour que l’écosystème pousse le système à produire plus, même si a cour terme on pourrait voiloir se tailler des règles sur mesure pour voler les autres our leur mettre tout le risque.

      ce que je pense c’est qu’une partie de la bêtise actuelle est que nous remettons en causes les traditions et le morales, souvent avec raison, mais que l’on perd des résultats de calculs anciens, sans refaire les calculs…

      reste alors des calculs simplistes où comme les financiers, pour des gains probables et minimes nous prenons des risques énormes.
      que ce soit grater des milliemes de % en prenant des risques opérationels de dizaines de %, ou gagner 20 secondes en traversant au rouge, ou rouler un client crédule pour une comission de 100 euro…

      un entrepreneur, ou un gars qui investis dans son réseau, dans son image, dans la justesse du monde, dans l’exemple qu’il donne, dans sa propre cohérence mentale, prend des pertes certaines mais bornées, et espère sans savoir précisément ni quoi ni comment, en tirer des bénéfices.

      il faut savoir pricer :
      – la justesse du monde, son impact sur le développement économique (ecosystème), son impact futur sur soi ou les siens(assurance)
      – son image publique, l’impact sur le désir des autres de coopérer
      – le plaisir d’être cohérent avec ses valeurs, l’impact sur la rapidité et la qualité de ses décisions, sur la qualité de vie

      nous ne pouvons prétendre être intelligents et rationnels si nous ne pricons pas ce genre de sujet.

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