L’Histoire en proie au discours victimaire

La victimisation se substitue à la connaissance : se poser en victime évite d’étudier la complexité de l’Histoire.

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victime By: dualdflipflop - CC BY 2.0

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L’Histoire en proie au discours victimaire

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 4 juin 2016
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Par Guy Sorman.

victime
victime By: dualdflipflopCC BY 2.0

« Barack Obama a déçu les Japonais », me dit Naoki Inose, un écrivain nationaliste notoire qui en 2012 fut élu maire de Tokyo. Je manifeste ma surprise : n’est-il pas le premier Président américain à s’être rendu à Hiroshima pour s’y recueillir ? « On espérait, dit Inose, qu’il présenterait les excuses du peuple américain pour le crime commis en 1945, contre le Japon ». Par les baies de la villa confortable de mon interlocuteur, j’aperçois les gratte-ciel de Tokyo qui ressemble désormais à Manhattan mais en mieux organisé.

Inose me semble représentatif de l’opinion dominante chez ses compatriotes : les Japonais se perçoivent comme des victimes de la guerre mondiale alors qu’ils en furent les auteurs. La destruction de Tokyo en 1945, et les deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki auront effacé les dix années précédentes quand l’armée japonaise colonisait l’Asie avec férocité. Contrairement aux Allemands, les Japonais n’examinent jamais leur passé, n’ont jamais envisagé d’autocritique et les plus jeunes s’avèrent les plus ignorants, les mieux disposés à se poser en victimes. Inose, qui a beaucoup écrit sur la civilisation japonaise traditionnelle, ne nie pas l’impérialisme japonais mais il estime qu’il ne s’agissait que d’une pâle imitation du colonialisme occidental.

Le rôle néfaste de l’Occident

Cette civilisation japonaise, qu’il décrit comme parfaitement harmonieuse jusque vers 1850, aurait été détruite par les Occidentaux quand ils ont forcé le Japon à s’ouvrir au reste du monde : Hiroshima n’aurait été que l’acte final d’un siècle d’agression. Cette version de l’histoire réécrite, que l’on appelle « la nostalgie de Edo » (ancien Tokyo), est actuellement à la mode. Mon propos n’est pas de contredire Inose (je m’en suis gardé, c’eut été discourtois), mais de méditer sur la tentation universelle en ce moment des peuples de se poser en victimes plutôt qu’en acteurs, voire vainqueurs de l’Histoire.

Le Japon n’est qu’une illustration de cette tendance à l’auto-victimisation après avoir longtemps été une nation martiale et dominatrice. Le discours officiel chinois est comparable : les dirigeants de Pékin justifient tous leurs actes, fussent-ils agressifs, par la réparation des humiliations infligées par les Occidentaux, jusqu’à la Révolution communiste de 1949.

Les Coréens sont sur une ligne voisine : victimes de la colonisation japonaise de 1911 à 1945, une génération, dans une histoire millénaire, rien ne leur paraît plus important que d’obtenir des excuses et des réparations. L’auto-victimisation a évidemment des adeptes en Europe : l’Autriche est le meilleur exemple qui laisse croire qu’elle fut victime du nazisme alors qu’en 1938, les envahisseurs Nazis conduits par Hitler, un fils du pays, furent accueillis avec enthousiasme.

Victimes de génocide

Plus singulier encore est le désir de certaines nations de rejoindre le camp des victimes de génocide. Ce terme fut créé pour désigner l’Holocauste des Juifs par les Nazis, sans précédent historique connu. La définition juridique par l’ONU est précise : elle exige qu’un gouvernement ait ordonné l’extermination de tout un peuple en raison de sa race ou religion.

Le meurtre de masse des Tutsis au Rwanda en 1993, entre dans cette catégorie, bien qu’une armée Tutsi au bout du compte ait repris le pouvoir : imagine-t-on une armée juive conquérant Berlin en 1945 ? Parmi les candidats à la reconnaissance du génocide, les associations d’Arméniens en exil, depuis trois générations, figurent parmi les plus déterminés avec suffisamment d’influence en France, aux États-Unis  et en Allemagne pour que ce statut « supérieur » de victime leur ait été octroyé par les Parlements français et, le 2 juin, allemand. Les historiens eux, restent divisés, ne niant pas que l’armée ottomane ait massacré les Arméniens de Turquie en 1917, mais simultanément une armée arménienne attaquait les Ottomans sur le front russe.

Aux États-Unis, des intellectuels afro-américains comme Cornel West, militent pour que l’esclavage des Noirs soit reconnu comme génocide. Le terme devrait plutôt s’appliquer aux Indiens des deux Amériques mais ceux-ci manquent de porte-paroles éloquents. Surfant sur cette vague de l’auto-victimisation, Donald Trump réussit à persuader une bonne proportion d’Américains qu’ils sont, eux aussi, des victimes des Chinois qui « voleraient leurs emplois », des Mexicains qui « violeraient leurs filles » et des Européens qui ne payeraient pas pour la protection militaire que les États-Unis leur octroient.

À quoi tient le succès de ces discours auto-victimaires ? Il me semble que comme toute idéologie, la victimisation se substitue à la connaissance : se poser en victime évite d’étudier la complexité de l’Histoire. Et pour chacun qui s’identifie au discours victimaire, le statut de victime est, sans doute, plus léger à assumer que le statut de vainqueur : la victime, par définition, n’est pas responsable de son destin, ce qui pour certains est très rassurant. L’Autre seul est coupable.

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  • Étonnant votre historique du terme génocide et sa définition.
    L’ONU n’a rien inventé du tout et a repris le terme forgé fin 1943 par l’avocat juif des USA Raphael Lemkin ; l’ONU a repris la qualification de « crime contre l’humanité » qui n’a jamais été de « tuer l’ensemble d’un peuple »… car dans ce cas, il existe peu de « génocides » pris de façon aussi restrictive et certainement pas la très réelle extermination d’une partie des Juifs et des Tziganes, en Europe, de 1941 à 1945.
    On peut reprocher à l’Homo sapiens sapiens d’avoir exterminé directement et indirectement l’Homo sapiens neandertalensis, l’Homo sapiens floresiensis, l’Homo sapiens denisoviensis, mais il s’agit d’extermination de toute une espèce, ce qui est bien pire qu’un peuple.
    Entièrement d’accord avec vous sur la nécessité d’étudier toutes les composantes d’un problème historique, car il n’existe rien sur Terre qui soit manichéen : les gentils d’un côté, les méchants de l’autre… sauf pour un gamin de maternelle (et encore)

    • Pour néanderthal, il faut beaucoup nuancer. C’est un peu comme si on accusait les espagnols de génocide des amérindiens en Amérique centrale et du sud 🙂 J’ai eu l’occasion de cornaquer des délégations de collègues mexicains, vénézuéliens, colombiens etc .. ayant tous un patronyme espagnol, mais visiblement la souche indienne n’avait pas disparu dans la nature. Pas mal étaient assez typés.
      Pour paraphraser la chanson, « nous avons tous en nous quelque chose de néanderthal » – les européens, les asiatiques et les amérindiens, sauf les africains qui sont restés sur leur continent.
      http://www.maxisciences.com/n%E9andertal/notre-adn-cacherait-20-du-genome-de-neandertal_art31897.html

      En rappelant également que la plus ancienne manifestation de « l’exploitation de l’homme par l’homme » est de manger le vaincu et d’épargner éventuellement ses femmes en état de procréer.

    • « …On peut reprocher à l’Homo sapiens sapiens d’avoir exterminé directement et indirectement l’Homo sapiens neandertalensis, l’Homo sapiens floresiensis, l’Homo sapiens denisoviensis… »

      Qui est ce « on » qui ferait de l’Homo sapiens sapiens le seul multi-génocidaire connu, sur quelles études et données scientifiques s’appuient de telles assertions ?

    • dans le definition du crime, il y a celle de la victime est celle du coupable… qui est l’auteur du génocide? homo sapiens, les « américains de 2016 » et qui peut de poser en victime d’un génocide 50 ans après…
      si il faut reconnaître et comprendre ses horreurs, il me semble qu’inévitablement dès ‘un tel crime est défini, certains groupes veulent aussitôt en tirer un profit politique …
      pour les usa et l’esclavage c’est assez surprenant toute personne définie comme « afro américain » peut se poser comme victime de l’esclavage m^me si il a des ancêtres « caucasiens », alors que personne en Europe ne cherche à savoir si il es descendant d’un serf …et à quelle proportion en quelque sorte…

      • Le « nègre » américain ne puit connaître son ascendance Caucasienne qu »en ayant recours au test ADN ; En supputant que je puisse avoir des ancêtres serfs, comment me serait-il loisible de le savoir puisque n’existe aucun document écrit susceptible de me renseigner ? L’ascendance nobiliaire pose a contrario le problème similaire : A moins de classifier la population au moyen d’un fichier de gènes ?

  • Ce discours victimaire entrainent de de dangereuses conséquences sur plusieurs champs. A chaud, je dirais qu’il nie ou sous-estime l’individualité de tous et chacun. On est plus que l’élément d’un groupe, d’une communauté, victime ou coupable.
    Il y a aussi cet héritage intemporel et transgénérationel qu’une telle idéologie voudrait nous faire porter. En tant qu’élément d’un groupe, nous ne sommes plus non seulement victime ou coupable de crimes présents mais aussi de ceux du passé.
    Le déterminisme et le communautarisme fait partie de cette idéologie… Lorsque vous naissez, vous n’avez pas d’individualité, n’êtes pas un être unique et vous êtes déterminé à être l’oppresseur ou l’opprimé. Il n’est pas étonnant que cette idéologie soit plébiscitée par la gauche socialiste.
    On peut faire facilement le parallèle avec la chasse aux sorcières « Beaupain » en ce moment. Ouvertement, à travers un cas qu’il reste à juger, les femmes forcément victime, car elles sont nées femmes, font le procès aux hommes, d’être nés hommes. A ceux d’aujourd’hui, de hier et aussi de demain.
    Guy Sorman n’a pas voulu se montrer discourtois avec son ami Naoki Inose et les circonstances lui ont peut être donné raison. Mais on ne pourra pas toujours lever les yeux au ciel, sourire poliment et serrer les dents à chaque fois que quelqu’un exprimera de tels inepties…

  • Il y a aussi souvent une forte part d’antisémitisme chez les candidats récents au titre de victime de génocide. On entend facilement dans les discours un certain complotisme qui voudrait nier la gravité de l’Holocauste pour ensuite expliquer qu’au final ça arrange bien les juifs d’avoir ce statut. En tout cas votre argumentation fait sens, il est absurde de parler de génocide si c’était dans les faits une guerre conventionnelle entre deux armées.

    • certains membres de la communauté juives en profitent largement aussi de leur statut de victime ne nous leurrons pas 🙂

  • La conséquence du statut de victime c’est l’absolue nécessité d’une protection. Voilà qui convient parfaitement aux étatistes de tous poils qui tiennent ces discours « victimaires ». Notez que dans la téci on voit les choses plus clairement et qu’être une victime n’est guère positif. Et vas-y boloss !

  • La place de l’Holocauste dans notre culture n’est elle pas une des causes de cet concurrence victimaire. Chacun veut sa tragédie et en creusant profondément dans l’histoire chacun la trouvera. Cet concurrence victimaire nous divise, c’est un poison qui se distille rapidement. Jamais je ne me sentirais responsable ni redevable pour des faits passés dont je n’ai aucune responsabilité. Continuer à demander des comptes au pseudo décédants de bourreaux ne le pousse qu’à se braquer d’avantage.

  • Pour être équitable, je propose que l’on fasse l’inventaire de tous les peuples, de toutes les communautés, qui ont été victimes à un moment ou l’autre de leur histoire, en 200 volumes….

  • Pour les arméniens, il est inadmissible de justifier le génocide d’1,5 millions de CIVILS parce que on est en guerre contre une armée de la même éthnie.
    Surtout que les arméniens, syriaque et grecs massacré par les Ottoman ont bien plus de légitimité historique sur l’Anatolie que les Turco-mongole. Leur guerre au coté des russes était donc une guerre juste…

    • Les « erreurs de l’histoire », sûrement la justification la plus commune pour des guerres… Il faut arrêter avec cela. Pour ce qui est des mongoles, sans mongoles pas de Russie 🙂

  • On a bien compris que tout cela c’était manipulation & Cie. Il serait temps de réagir.

  • La triangulaire du thérapeute, non? De bourreau a victime a thérapeute a bourreau et ainsi de suite.
    La vision historique est intéressante, différente. Je ne la partage pas du tout, mon problème.
    Dans le contexte français actuel, le billet serait vraiment passionnant.
    Ne sommes nous tous pas victimes des uns des autres en France?

  • Au fait, juste une question comme ça et sans préjuger du reste : monsieur Sorman parle-t-il japonais ? Comprend-il cette langue ? La lit-il ? L’écrit-il ? Est-il capable, entre autres, de lire les commentaires en ligne laissés par les internautes japonais sur tel ou tel sujet, dont dcelui qui nous occupe ici ? Comprend-il ce que disent les auditeurs qui appellent telle ou telle radio sur tel ou tel thème, dont celui qui nous intéresse ici ?

    Ecrire ainsi : « Contrairement aux Allemands, les Japonais n’examinent jamais leur passé, n’ont jamais envisagé d’autocritique et les plus jeunes s’avèrent les plus ignorants, les mieux disposés à se poser en victimes. » me paraît relever d’une assez regrettable simplification. Individuellement, grand nombre de Japonais, et de jeunes en particuliers ne répondent pas à ce trait lapidaire, mais la chappe de plomb est terrible.

    Le discours dominant est une chose, indéniable, et il y a du vrai dans ce qui est écrit dans cet article, mais que l’on songe un peu à ce que donnerait un truc comparable au sujet de « ce que pensent les Français et les jeunes en particulier » par quelqu’un qui ne paelerait ni ne comprendrait le français.

    Idem, monsieur Sorman semble aimer à se voir en fin connaisseur de la Chine alors qu’il n’en parle pas la langue…

  • Tiens comme c étrange, mon commentaire précédent a été effacé sans m’avoir prévenu ! ON voit ainsi de quelle liberté l’auteur de l’article est partisan : Celle de la gauche, c-à-d, toute opinion divergente n’a pas à être exprimée …

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