L’homme qui va vous faire comprendre l’économie chinoise

Un entretien exclusif avec Frank Wu sur l’économie chinoise et ses singularités.

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L’homme qui va vous faire comprendre l’économie chinoise

Publié le 18 décembre 2015
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Après une période d’intense croissance économique, la Chine a vu son développement ralentir de manière significative ces dernières années. Les réflexions se sont multipliées pour tenter de comprendre les spécificités de la croissance chinoise, curieux mélange de dirigisme économique toujours fort et d’un certain libéralisme de plus en plus assumé, bien qu’adapté au contexte chinois. Le docteur Jianan Wu, avocat spécialiste du droit de la concurrence et formé intellectuellement entre la Chine et l’Occident, nous donne sa vision personnelle d’une économie de marché sino-compatible.

Frank Wu
Frank Wu

Wu Jianan (Frank Wu), docteur en droit et consultant juridique spécialisé en droit des affaires internationales et droit de la concurrence, est un membre d’équipe de recherche dans l’Institut de Recherche Europe-Asie de l’Université Aix-Marseille et intervient dans des universités franco-chinoises. Il publie régulièrement des articles dans des revues françaises et sa dernière monographie en thème Le contrôle des concentrations en Chine, un cheminement sinueux vers l’établissement d’un marché de pleine concurrence sera prochainement éditée par la maison d’édition Concurrences.

Titulaire d’une Maîtrise en Droit en Chine et de deux masters professionnels respectifs en Droit et fiscalité de l’entreprise et Droit des affaires européennes en France, il a commencé sa carrière dans le Cabinet d’Avocats International Bird & Bird à Londres sur le programme de formation des meilleurs étudiants internationaux. Par la suite, il a poursuivi son cursus comme consultant juridique dans le Cabinet d’Avocats Louit & Associés où son travail portait principalement sur l’investissement international et le droit des sociétés en rapport avec la Chine. Après avoir soutenu sa thèse avec la mention très honorable et les félicitations du jury, il s’est installé à Pékin, s’associant au Cabinet Deheng Law Offices, l’un des plus grands cabinets chinois, pour assister ses clients dans les régions francophones et anglophones.

Vous avez grandi dans la campagne chinoise des années 1980, soit une époque où les réformes du vieux régime maoïste s’amorçaient tout juste dans quelques villes côtières comme Shanghai. Comment ressentiez-vous la situation de votre propre pays à l’époque, étiez-vous un admirateur du communisme que l’on vous servait dans la propagande ? Quel cheminement intellectuel avez-vous suivi depuis vos jeunes années ?

En effet, je suis né en 1978 dans une campagne de la province du Shaanxi. Étant un jeune pionnier communiste, et profondément convaincu par cette doctrine lorsque j’étais petit, j’ai été témoin du commencement de la réforme institutionnelle chinoise. Effectivement, après le décès du Président MAO Zedong en 1976, le mouvement politique appelé « révolution culturelle », qui a opéré en Chine pendant 10 ans, s’est brutalement terminé. L’utopie de construire un nouveau pays, de façon radicale et impérieuse, dans l’intention de parvenir à l’indépendance, la prospérité, l’égalité, la fraternité et surtout de ne plus obéir aux anciens pays envahisseurs, a été reconnue partiellement en faillite. Sur la base du patrimoine de la présidence de Mao, les successeurs du dirigeant chinois ont été obligés d’inaugurer une nouvelle politique pour développer le pays. Quant à l’évolution de mes convictions personnelles, elle est le résultat de ma longue période de recherche universitaire, par la lecture et la réflexion sur de nombreux ouvrages avec une pensée indépendante.

Pour commencer, il n’existait aucune expérience à laquelle se référer ou s’appuyer, tant sur le plan vertical qu’horizontal, c’est-à-dire soit sur l’acquis dans l’histoire chinoise, soit sur le modèle d’une réussite étrangère. Dans un pareil cas, la sagesse des masses, celle des paysans chinois à proprement parler, a été concrétisée par l’application de contrats forfaitaires agricoles, conclus clandestinement dans un petit village de la province d’Anhui, avec la signature d’un accord d’indemnisation par lequel les habitants du village s’occuperaient de la famille de ceux qui seraient condamnés. Cette pratique a inspiré M. Deng Xiaoping et le gouvernement chinois, afin d’appliquer ultérieurement la politique de réforme et d’ouverture, ayant pour but de restructurer l’économie du pays.

Aujourd’hui vous venez de soutenir avec succès une thèse en droit de la concurrence à l’Université d’Aix-Marseille. L’enfant chinois que vous étiez, moqué par ses camarades urbains pour ses origines rurales, aurait-il pu imaginer une seconde faire partie de l’élite intellectuelle d’un pays occidental comme la France ?

En effet, j’en suis redevable à mes directeurs, pour leurs directions et conseils, tout au long de mes études en France, de mon premier Master jusqu’à la conclusion de ma recherche doctorale. L’orgueil et les préjugés se retrouvent partout dans le monde, l’essentiel pour nous est de comprendre les raisons pour lesquelles ils existent. Dans mon cas personnel, ce fut à cause de l’application du système de résidence permanente immatriculée, lequel a été créé et mis en œuvre il y a plus de deux mille ans en Chine, dans le but de contrôler la circulation des populations. Les inégalités entre urbains et ruraux s’en sont trouvées renforcées, tout comme les préjugés qui les accompagnent. Aujourd’hui, l’application de ce système a subi beaucoup de critiques, et sera abolie un jour avec l’urbanisation grandissante, dans le dessein d’établir une économie ouverte où la concurrence puisse rester libre.

Pensez-vous qu’il existe un certain excès d’enthousiasme quant au développement rapide de la Chine ? Est-ce que certaines faiblesses institutionnelles (propriété intellectuelle insuffisante, corruption) pourraient empêcher la Chine de dépasser le niveau et surtout la qualité de vie des pays occidentaux ?

À mon avis, il n’existe pas, ou nous n’avons pas encore trouvé un système de gouvernance parfait pour notre société humaine. L’économie planifiée a été considérée comme une vanité humaine fatale, du point de vue de Friedrich Hayek. La transition institutionnelle de l’économie planifiée à celle de marché a conduit la Chine à un grand développement économique, par le fait que la restructuration économique a permis de libérer la volonté de travail pour ses peuples d’un côté, et d’introduire la participation des investissements étrangers d’un autre côté. Depuis un certain temps, il est vrai qu’il existe un excès d’enthousiasme face à la croissance rapide de l’économie chinoise, mais cette période d’excès se révèle relativement courte pour les Chinois, par rapport à leur douloureuse mémoire récente qui a duré plus d’un siècle, asservis et envahis par les pays occidentaux soutenus par leur expansion économique.

Il est vrai aussi que certaines faiblesses institutionnelles pourraient empêcher la Chine pour son développement dans la durée. Effectivement, l’agencement institutionnel paraît tardif et insuffisant, puisqu’il n’arrive pas à fournir une protection juridique suffisante pour soulager les inquiétudes de mes concitoyens, et à persuader tout à fait les investisseurs étrangers. Néanmoins, l’objectif de construction d’un État de droit est déjà inscrit dans la Constitution chinoise et l’avancement de la protection juridique, déjà sur le bon chemin, s’est accéléré, surtout depuis la présidence de M. XI Jinping. La création des trois tribunaux de la propriété intellectuelle particulièrement à Beijing, Shanghai et Guangzhou, suite à la décision de l’Assemblée Nationale du Peuple en 2014, nous fournit un très bon exemple à cet égard. Enfin, un mouvement de lutte sans précédent contre la corruption, dirigé par M. Wang Qishan, a été engagé. La condamnation d’un ancien membre du Comité central du PCC a déjà été prononcée et un grand nombre d’officiers supérieurs ont été poursuivis en raison de leurs irrégularités.

Vous nous avez confié être un partisan assumé du libre-échange, dans quelle mesure votre opinion est-elle partagée par les Chinois ? Est-ce que la tendance au libre échange découle au moins en partie de la valeur éthique que lui accordent vos compatriotes, ou bien est-ce entièrement par utilitarisme que le libre-échange devient la règle ?

Le maintien d’une concurrence effective et la protection des intérêts des consommateurs sont les objectifs principaux, partagés par le droit de la concurrence dans les pays différents. Effectivement, la recherche d’une concurrence effective est nécessaire pour assurer le mécanisme de libre échange, afin de réaliser une efficience globale dans le fonctionnement de l’économie de marché. Au cours de l’instauration d’une économie de marché de caractéristique chinoise, la croissance économique s’est longtemps maintenue aux environs de 7% par an et les conditions de vie du peuple chinois se sont considérablement améliorées.

Et c’est en effet, le résultat et le bienfait de l’application du libre-échange sur le marché chinois. Aujourd’hui, la plupart des économistes et des juristes chinois ont commencé à croire fermement à la nécessité d’établir une économie de marché et une protection juridique suffisante pour le fonctionnement du libre-échange. Je ne prétends pas que cette théorie deviendra la règle, mais selon le proverbe chinois, la pratique est le seul moyen de tester la vérité.

Votre thèse, en particulier dans son introduction et sa conclusion, revient souvent sur la question du sentiment de supériorité ou au contraire d’infériorité de la Chine vis-à-vis de l’Occident. Il semble que le développement incroyable de la Chine contemporaine s’accompagne d’un nationalisme très fort. Cela vous inquiète-t-il ?

En fait, pour essayer de comprendre le réveil de la Chine, il convient de suivre une ligne directrice depuis l’évolution historique de cette ancienne civilisation, au cours de sa transition difficile, afin de dévoiler le changement dans l’esprit du peuple chinois, vis-à-vis de l’Occident. A priori, la Chine, pendant très longtemps, s’est considérée comme le centre du monde, bénéficiant d’une civilisation supérieure et d’une puissance dominante. Cette conscience de supériorité a commencé à décliner à partir de la première guerre de l’opium en 1840. Depuis cette époque et jusqu’à 1949, elle est devenue un pays partiellement colonisé. Au début de cette période, les Chinois ont cru que la raison de leurs défaites contre les pays agresseurs devait être attribuée à la faiblesse des matériels et des technologies au niveau militaire, sans rien à reprocher sur notre propre tradition institutionnelle, c’est-à-dire au maintien d’une gouvernance unitaire au niveau administratif et d’une politique dirigiste en matière économique.

Néanmoins, c’est avec le choc de sa défaite dans la guerre contre le Japon de 1894-1895 que les Chinois ont réalisé que la décadence du pays résidait dans le fait d’une infériorité institutionnelle, sachant que la flotte chinoise était considérée la meilleure en Asie avant cette guerre. Par conséquent, depuis le XXème siècle, suite aux deux guerres mondiales et aux divers mouvements politiques intérieurs, ce que les Chinois ont cherché c’est un cheminement vers la prospérité, l’indépendance et surtout à ne plus subir la force extérieure. Aujourd’hui, s’il existe un nationalisme à la suite du développement incroyable de la Chine contemporaine, à notre sens, c’est une vue courte de certains Chinois en ce qu’ils ne connaissent pas réellement les règles opérationnelles au niveau international. Mais ceci peut être interprété vraisemblablement comme une tentative pour établir un statut d’indépendance et d’égalité dans le cadre de la mondialisation, suite à l’intégration de l’économie chinoise dans la coopération économique internationale. Effectivement, le nationalisme provient encore du sentiment d’infériorité, et résulte d’un effort pour chercher une reconnaissance par les autres pays. À cet égard, je tiens à dire à titre personnel que la Chine doit être considérée aujourd’hui comme un membre parmi les autres, dans la famille internationale, sans rien de particulier.

Le virage relativement libéral du régime communiste chinois à partir de 1978 est-il, comme vous le laissez entendre dans votre travail, majoritairement causé par l’influence des idées occidentales sur les économistes et élites chinoises qui ont fait leurs études à l’Ouest ?

Non, bien au contraire, dans ma thèse j’ai posé la question de savoir pourquoi persiste toujours pour les étrangers une impression mystérieuse et absconse sur la Chine, quant à l’explication de sa croissance économique. Et aussi pourquoi des intellectuels d’origine chinoise, devenus disciples des enseignements étrangers, ne parviennent-ils pas à être des intermédiaires objectifs pour expliquer rationnellement ce qui s’est passé en Chine, dans le but d’interpréter l’économie chinoise. Aujourd’hui ces intellectuels font surtout usage des théories économiques et outils développés en Occident. À mon avis, l’impossibilité de saisir la caractéristique inhérente dans la civilisation chinoise pour les étrangers a très probablement constitué leur difficulté essentielle de bien comprendre le processus de modernisation de la Chine. Donc, dans le dessein d’établir un marché de concurrence pour la Chine contemporaine, il faut appréhender le besoin d’unification territoriale et de gouvernance unitaire, qui constituent depuis toujours la recherche historique dans la civilisation chinoise. C’est la raison pour laquelle, dans l’introduction de ma thèse, j’aborde cette question en priorité, par la présentation des évènements historiques importants, afin de découvrir la frontière, ou la limite possible pour l’instauration d’une économie libérale de concurrence dans la Chine contemporaine. En fait, le virage relativement libéral pour la restructuration de l’économie chinoise a eu plusieurs raisons principales : tout d’abord, la mort du grand timonier, le Président Mao Zedong, a fourni une opportunité de terminer la révolution culturelle et cette lutte des classes sans fin ; ensuite, l’application de contrats forfaitaires agricoles, grâce à la sagesse des masses, a offert à M. Deng Xiaoping une nouvelle idée permettant d’abolir le système de distribution égalitaire. Ce qui a conduit à une application sur le plan national de la politique de réforme institutionnelle au niveau économique et d’ouverture des frontières, afin d’introduire la participation des investissements étrangers dans l’économie chinoise.

Vous décrivez dans l’introduction de votre thèse un mouvement successif de divisions puis de réunifications qui caractérisent l’histoire de la Chine depuis les temps les plus anciens. On vous sent plutôt partisan d’une Chine unie. Mais l’unité n’est-elle pas un facteur de renforcement du sentiment nationaliste, qui pourrait un jour ou l’autre conduire la Chine au protectionnisme économique et culturel ?

C’est une question profonde et épineuse. Dans le cadre politique actuel de la Chine, il n’est pas possible d’avoir une concurrence des systèmes institutionnels. Quand on propose quelque chose, il faut non seulement penser à la justesse théorique, mais essentiellement à la praticabilité et l’applicabilité de ces théories qui sont les facteurs qui comptent tout autant. Avant toute chose il faut être conscient de l’immensité de la Chine, tant géographiquement que démographiquement. Une histoire très riche a eu lieu dans ce vaste territoire. Mais lorsqu’on veut résumer la ligne directrice traversée sur l’évolution historique chinoise, une unification territoriale avec une gouvernance unitaire est toujours la valeur suivie. Avec des critères objectifs, on voit très clairement que la période de l’unification territoriale a existé plus longtemps que celle de division. Et certainement, chaque fois en cas de fragmentation territoriale, il y a toujours eu des guerres civiles, et ceux qui ont dominé finalement la région centrale de la Chine ont été les plus puissants à leur époque, réussissant à éliminer les autres concurrents, et à unifier toute la Chine en fin de compte. C’est la tradition inaugurée par le premier empire Qin, en 221 avant Jésus-Christ. La création d’une dominance impériale et d’une gouvernance unitaire s’est incarnée dorénavant dans la civilisation chinoise. En ce sens, j’ai cité dans mon introduction de thèse l’idée, déjà postulée dans le célèbre Roman des trois royaumes, pour dévoiler que « la tendance générale sous le ciel est qu’il est promis à la division après l’unification prolongée et à la réunification suite à la longue division ». D’ailleurs, je suis convaincu que l’unification territoriale n’est pas un facteur de renforcement du sentiment de nationalisme, bien au contraire, l’unification territoriale est selon moi la condition préalable pour moderniser la Chine, afin de construire un pays de droit au niveau de la gouvernance et un marché de concurrence en matière économique. Le sentiment nationaliste est néfaste pour la Chine qui reste encore dans la transition vers une économie libérale. Dans l’histoire récente, la raison pour laquelle la Chine a pris tant de retard dans son développement par rapport aux pays Occidentaux, à mon sens, est l’application d’une politique de fermeture des frontières pour couper les communications commerciales par les voies continentales et maritimes, tout en comptant sur une économie d’autarcie.

Dans le cadre d’une économie mondialisée, dont la Chine est devenue l’un des membres indispensables, il est impossible d’appliquer unilatéralement le protectionnisme économique et culturel, et ceci est le cas pour n’importe quel pays engagé dans la chaîne économique de coopération internationale. Pour donner une référence récente, le lancement en 2013 de la stratégie de coopération économique avec les pays situés dans les régions de la route continentale et maritime de la soie par le gouvernement chinois, est une initiative pour renforcer son ouverture économique et sa collaboration politique avec tous les pays concernés.

Vous évoquez le manque d’autonomie intellectuelle des Chinois et leur soumission aux ordres du gouvernement. Pensez-vous que cela est en train de changer, ou est-ce un trait structurel et permanent de la mentalité chinoise ?

Ce manque d’autonomie intellectuelle et la soumission aux ordres du gouvernement, ont résulté de faits historiques. Le premier événement misérable à cet égard s’est produit au cours de la dynastie Qin, en 213 et 210 avant Jésus-Christ ; il s’agit de l’incendie des livres et de l’enterrement des lettrés, c’est-à-dire de l’autodafé et de l’enterrement vivant de 460 lettrés confucéens, qu’aurait ordonnés en Chine le premier empereur, dans le but d’éliminer des non-conformistes qui n’étaient pas en faveur de son talent dans l’élimination des autres pays concurrents pour unifier la Chine. Par la suite, le mouvement d’inquisition littéraire est devenu très fréquent pour les dynasties suivantes, à travers une interdiction de la liberté d’expression et de pensée, dans l’intention de réaliser une stabilité de la gouvernance impériale.

De plus, la reconnaissance du Confucianisme en qualité de doctrine d’État et l’application de l’examen impérial à l’épreuve confucéenne dans l’histoire chinoise ont contribué effectivement à la restriction d’autonomie intellectuelle pour les Chinois, du fait que le Confucianisme s’est fondé sur la hiérarchie sociale, c’est-à-dire qu’en vue de maintenir une bonne structure et un sain ordre de la société, il faut que chacun d’entre nous soit subordonné à un chef familial, et que ce dernier obéisse au roi du pays. Depuis plus de deux siècles, la Chine est connue pour sa modernisation, et beaucoup de changements ont eu lieu, tandis que des traditions ont été réexaminées. L’introduction de l’individualisme a été opérée contre le collectivisme, etc. Toutefois les appels à l’autonomie intellectuelle et la désobéissance aux ordres autoritaires n’ont pas entraîné de changements significatifs dans les mentalités. Je suis plutôt confiant dans le changement de cette influence historique, mais il faut laisser du temps pour cela.

Quels aspects du système de marché libre à l’occidentale faudrait-il éviter de « transplanter » en Chine, et pourquoi ?

L’instauration d’un libre marché, en référence aux modèles occidentaux, qui ignorerait la particularité chinoise et qui conduirait à la séparation souveraine de l’État, doit être évitée. En particulier, l’établissement d’une économie de marché à caractéristique chinoise est une clause déclarée par sa Constitution en vigueur. Mais une question qui se pose ici est de savoir ce qu’est vraiment la caractéristique chinoise ? Pour répondre à cette question, il faut qu’on soit au courant du fait que l’établissement d’un libre marché en Chine a été commencé par la transition d’une économie planifiée à celle de marché. Dans le cadre de l’ancien système, toutes les propriétés appartenaient à l’État, et ce sont les entreprises publiques, dominant ou intervenant exclusivement dans tous les secteurs industriels, qui jouissaient d’un monopole légal. Mais ce système de distribution n’arrive pas, dans les faits, à satisfaire effectivement les besoins variés des individus. C’est ce qui le rend intenable dans la durée ; de plus, l’application de ce système conduit à une distribution égalitaire, atteignant l’enthousiasme et la volonté de travail pour tout le monde. Aujourd’hui, dans l’intention d’établir et de perfectionner le fonctionnement d’une économie de marché en Chine, nombre de règles ont été mises en pratique en vue de protéger la propriété privée, tant matérielle qu’intellectuelle d’un côté, et d’assurer une concurrence effective et vigoureuse sur le marché en général de l’autre côté. Néanmoins, une position toujours dominante pour les entreprises d’État dans beaucoup de secteurs industriels empêche une concurrence effective et l’opportunité égale vis-à-vis ses concurrents, que ce soit pour les entreprises privées ou étrangères. Ceci étant, ayant déjà expérimenté la tradition de gouverner l’État par voie d’application d’une économie dirigiste, les dirigeants chinois sont plutôt en faveur de maintenir la gestion d’entreprises d’État, ce qui a été déterminé tant par leurs expériences de l’ancienne pratique historique, que sur le régime actuel au niveau politique et économique. Ils considèrent que selon les enseignements historiques, l’application d’une économie dirigiste peut assurer la gouvernance unitaire, et le maintien d’une gouvernance unitaire peut en fin de compte garantir l’unification territoriale. En résumé, au cours de la modernisation pour la Chine contemporaine, l’unification territoriale semble être un principe absolu, qui détermine toutes les réformes institutionnelles et mesure l’applicabilité du système d’économie libérale.

On présente généralement la réouverture commerciale de la Chine impériale à la fin du 19ème siècle, suite à la Guerre de l’Opium, comme le résultat de traités inégaux qui auraient forcé la Chine à commercer. Pourtant si le commerce s’est développé par la suite, et si l’on parle bien d’échanges consentis au niveau individuel, ne devrait-on pas plutôt considérer que les dirigeants chinois souhaitaient la fermeture des frontières tandis que les commerçants, artisans et agriculteurs auraient bien aimé échanger librement avec qui bon leur semblait ?

Pendant très longtemps dans l’histoire chinoise, à cause de l’application d’une doctrine de dirigisme économique et de Confucianisme, le métier de commerçant avait été méprisé. C’est probablement aussi lié à la raison pour laquelle la Chine était devenue un pays avec une économie agricole d’autarcie. La fermeture des frontières pour le commerce extérieur a débuté ironiquement en 1492, l’année où les européens ont découvert l’Amérique. En effet, à propos de la coupure des ponts vers le reste du monde, un paradoxe inhérent à l’ancien régime chinois en a résulté. C’est-à-dire qu’avec l’intention de maintenir une unification territoriale, l’application d’une politique dirigiste permettant d’assurer la gouvernance unitaire et l’unification souveraine, n’a abouti qu’à l’appauvrissement de la société civile et elle a aussi provoqué des soulèvements populaires. Les changements dynastiques par les guerres avaient épuisé la richesse du pays, et les nouveaux dirigeants se virent alors obligés d’appliquer une politique libérale de « laisser-faire » pour obtenir le redressement économique. Par conséquent, un grand développement de l’économie nationale renforça la puissance des dirigeants locaux, lesquels provoquèrent l’autorité du gouvernement central. En conséquence, le dirigisme fut réemployé pour sécuriser la gouvernance unitaire. Il y a eu plusieurs fois dans l’histoire chinoise de grandes réformes visant à résoudre ce paradoxe institutionnel, malheureusement tous les réformateurs ont très mal terminé.

Les dirigeants chinois de l’ancienne époque n’avaient pas trouvé d’autre solution et ils furent obligés de fermer les frontières pour parvenir à l’économie d’autarcie paysanne, afin de sécuriser la gouvernance impériale. 300 ans plus tard, l’expansion de l’économie occidentale, sous l’impulsion de la révolution industrielle, a frappé à la porte de la Chine avec la force militaire. Bien que la réouverture commerciale ait été imposée par les traités inégaux, un développement rapide du commerce a eu lieu dans des villes côtières qui étaient contraintes de s’ouvrir au commerce international. À titre d’exemple, Hong Kong et Shanghai sont devenues les deux villes florissantes dans lesquelles se sont retrouvés des commerçants de diverses nationalités, y compris bien évidemment les chinois.


Propos recueillis par Pierre Schweitzer pour Contrepoints

Lire sur Contrepoints notre rubrique consacrée à la Chine

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  • Les questions posées sont pertinentes mais finalement on n’apprend pas grand-chose, mis à part l’une ou l’autre référence historique. Pour ce qui est de l’histoire contemporaine, M. Jianan Wu a l’air de davantage réciter le catéchisme de Xi plutôt que de développer une vision personnelle critique. Il reconnaît d’un côté que l’économie planifiée a été une vanité fatale (qui a « accessoirement » causé des millions de morts…), mais à l’avant-dernière question il a l’air de défendre une spécificité « dirigiste » de la Chine. Cela me semble contradictoire.
    Par ailleurs, et comme sous-entendu dans une des questions, le capitalisme chinois n’est à ce stade qu’un moyen pour renforcer la Chine (c’est à dire le Parti). L’avenir dira si cette stratégie est tenable – pour ma part, je doute que la capitalisme à la chinoise, sans état de droit digne de ce nom, puisse assurer une stabilité politique à long terme. mais qui sait?

    • Dans la mesure où un pays comme la France « grand » pays européen fait 675 000 Km2 avec 67 000 000 habitants et que la Chine, c’est 9,600 MKm2 avec 1 380 M d’habitants, il est donc normal que la différence d’échelle nous empêche même d’envisager de pouvoir commenter la méthode de gestion de ce pays.

      925 représentants du peuple, en France, au sommet du mille-feuille, seulement 3 000 en Chine, dont 83 milliardaires en $, alors qu’en France, les plus riches n’ont de relations qu’au sommet.

      L’histoire de la Chine remonte donc vraiment à la dynastie Qin, en 221 A.C. Celle de la « France »ne commence qu’au Vième ou Viième siècle.

      Ce que je crois c’est qu’un pays comme la Chine (ou l’Inde) n’a jamais existé précédemment, et qu’ils devront, eux-mêmes, trouver leur voie, ce qu’ils font déjà, d’après l’article, en ayant un principe suprême qui est l’intégrité du territoire et donc l’adaptation de toute idée à ce principe, y compris les théories économiques qu’ils devront bien inventer pour répondre à leurs réalités sans doute très variées.

      Je comprends bien que la peine de mort y existe encore: aux proportions françaises, il y aurait plus d’1,5 M de prisonniers, sachant qu’en France, seuls les lourdement condamnés sont sous les verrous. Et tout est à l’avenant. De même, difficile d’organiser un multipartisme pour des élections, ne fût-ce que sur le plan pratique. Les Chinois vont se trouver face à un système à créer si pas à inventer.

      Et comme dit l’auteur, à plusieurs endroits, il faut que toute idée soit applicable pratiquement et introduite progressivement pour conserver le principe d’unité nationale même si, à terme, un système de type fédéral semble bien, dans les systèmes existants, le plus apte à créer un pays homogène, où les unités fédérées s’entendent entre elles au niveau central avec l’autorité supérieure sur le choix des grands principes communs.

      Je ne suis pas pessimiste: si la pratique teste les solutions avant de les appliquer, si les Chinois partent d’un système autoritaire pour l’ouvrir progressivement plutôt que de se confier à 1 chef et à ses idées, ou à une seule idéologie prescrite par un penseur en chambre ou à un pouvoir central, je crois qu’un bel avenir est devant eux.

      Nous les voyons déjà prévoyants! Leur colonisation rampante de l’Afrique est discrète (personne n’en parle!), mais bien réelle pour défendre leur accès aux ressources du sol, pour nourrir leur population, au moins, et du sous-sol pour couvrir leurs besoins industriels, au moins, aussi.

      Ils n’ont pas besoin de l’O.N.U. ou d’autres de ces « grands machins » ni de s’occuper des luttes géopolitiques où les U.S.A. tentent de maintenir leur leadership mondial, mais on apprend, un jour, que le yuan ( 元) chinois est devenu D.T.S. ou S.D.R. au F.M.I. (avec le $, l’ €, la £ ou le ¥).

      Contrairement à la France, ils se tiennent plutôt éloignés des prises de positions ou de cette « culture du discours » mais ils agissent et ils avancent (Contrairement à Fr.Hollande qui voudrait tant se faire une place « dans le concert des nations » et être pris enfin au sérieux!).

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