Dans le langage courant, la sénilité est un terme qui recouvre nombre d’atteintes aux facultés physiques et psychiques, telles les maladies dégénératives, aux origines toujours inconnues, et incurables. Parmi ces dernières, les maladies d’Alzheimer et de Parkinson affectent surtout le cerveau, donc la mémoire et le langage.
Sorbet d’abysses, le dernier roman de Véronique Emmenegger commence par l’annonce, faite sans ménagement, à Shirley, par le docteur Crohn, en présence de son mari, Égault Lévy, qu’il est atteint par l’une ou l’autre de ces deux dernières maladies. Ce sera, après examens approfondis, celle de Parkinson…
Il va de soi qu’Égault Lévy lui-même est le premier à douter du bien-fondé de ce diagnostic précoce. Que lui, le philosophe célèbre, soit atteint d’une démence sénile à évolution lente, paraît improbable, même si quelques souvenirs de sa femme semblent le confirmer et que les premiers examens en corroborent les symptômes.
En tout cas, cette sombre nouvelle atomise Shirley. Qui en informe ses trois enfants, Donatien, Sixtine et Olga, lesquels restent sans voix. Mais tous les résultats sont contre Égault. Et, d’ailleurs, peu à peu, la santé d’Égault se dégrade et la vie de la famille de ce grand esprit tyrannique va en être bouleversée.
À dix-huit ans, Shirley avait été engagée comme traductrice par Égault, alors qu’il était conférencier international. Puis il l’avait épousée et, aujourd’hui, « mère d’enfants adultes, elle était […] à la fois sa traductrice, sa secrétaire, sa femme de ménage« … Femme soumise, elle n’aurait pas imaginé auparavant un seul instant de se rebeller contre lui, qui avait pourtant traumatisé ses enfants.
Donatien avait été considéré par le pater familias comme « perdu pour la société« , parce qu’il préférait lire des BD, puis des livres sur les étoiles, à Eschyle ou à Zénon. En fait, par la suite, en cachette, il allait lire les livres de philosophie dont son père voulait lui imposer la lecture et devenir professeur de français…
Olga avait été considérée par lui comme une traîtresse, parce que cette petite confidente était revenue un jour ses belles boucles blondes teintes en noir et, un autre jour, l’avait nargué avec son dos dénudé faisant apparaître, en haut à droite, un tatouage sur son épaule fine…
Quant à Sixtine, Égault était volontairement injuste avec elle, pour lui apprendre à vivre, en quelque sorte… À Noël, il lui ne faisait jamais de cadeaux personnels comme il en faisait à Olga. Elle devait se contenter de cadeaux « à mettre en commun avec sa sœur« …
Ce qui avait sauvé ces enfants « magnifiques, puissants, beaux, prometteurs » de l’emprise de ce « sous-développé du sentiment », c’était justement d’avoir poussé « livrés à eux-mêmes avec pour seul bouclier de papier leur intelligence du cœur« .
Dans ce roman, Véronique Emmenegger emmène la famille Lévy jusqu’au bout des abysses auxquels conduit la maladie de son chef, Égault, qui en a un surdimensionné. Son récit, très documenté sur les progrès de cette terrible maladie, est nourri de réflexions philosophiques et d’observations sur le langage, qui sont judicieuses pour éclairer le sort d’un tel personnage.
Une telle maladie, qui touche le plus accaparant d’entre eux, ne peut évidemment pas laisser indemnes les autres membres d’une famille. Tous ensemble, leur humour et leur solidarité aidant, ils vont pourtant sortir grandis de cette épreuve, à l’issue inéluctable. Sans doute, justement, grâce à leur intelligence du cœur.
Ceux qui aiment bien les histoires qui finissent bien, seront ravis par le tour inattendu et heureux que celle-ci prend, de même qu’ils apprécieront les moments drôlatiques que toute démence ne peut manquer de susciter en cours de récit.
Ce sorbet, aux multiples parfums, ne laisse pas un goût amer. Il laisserait plutôt un sentiment de plénitude parce qu’il aborde bien des aspects, fastes et néfastes, de la vraie vie, sans jamais tomber dans le pathos, la solution de facilité…
- Véronique Emmenegger, Sorbet d’abysses, Éditions Luce Wilquin, 272 pages.
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