Geoffroy Guichard, la sagesse d’un entrepreneur

Vous connaissez probablement le stade Geoffroy Guichard, mais connaissez-vous l’entrepreneur, fondateur du groupe Casino, à qui ce stade doit son nom ?

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Geoffroy Guichard (image libre de droits)

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Geoffroy Guichard, la sagesse d’un entrepreneur

Publié le 26 décembre 2014
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Par Gérard-Michel Thermeau.

Geoffroy Guichard (image libre de droits)Si tous les amateurs de ballon rond connaissent le nom de Geoffroy Guichard, moins nombreux sont ceux qui savent que ce nom de stade célèbre est celui du fondateur du groupe Casino.

Petit épicier devenu grand patron, il a laissé un journal qui exprime sa vision du monde et des êtres :

« Combien de temps notre souvenir vivra-t-il chez nos enfants et nos petits-enfants ? De quelle utilité pourra être, pour eux et pour leurs descendants, l’expérience acquise par leur père et leur ancêtre au cours de son existence ? Si j’en juge par ce que je vois autour de moi, ce souvenir n’aura qu’une bien faible durée. Les morts vont vite ! »

 

De l’épicerie aux magasins à succursales

Né en 1867 à Feurs, petite ville de la plaine du Forez à 45 km au nord de Saint-Etienne, il n’est pas allé au-delà du baccalauréat : son père, petit épicier, avait besoin de lui.

C’est sans enthousiasme qu’il embrasse une carrière dans le petit commerce. Il vient s’installer à Saint-Étienne et épouse la fille d’un épicier, Antonia Perrachon. Il s’associe avec un cousin de sa femme pour tenir une épicerie installée dans un ancien casino lyrique (d’où le curieux nom que devait prendre son entreprise). Soucieux de sortir de la médiocrité de sa situation, il fait un voyage d’études à Reims où s’était développée une formule de magasins à succursales dans l’alimentation. Il va donc créer la Société des Magasins du Casino et établissements économiques d’alimentation en 1898, société en commandite par actions qui lui permet de drainer des capitaux tout en conservant le contrôle de l’affaire.

Le nombre de succursales passe de 50 en 1900 à 450 en 1914. En difficulté à la suite de problèmes rencontrés comme l’incendie de ses entrepôts, il refuse de faire appel à des capitaux extérieurs. Pour lui, l’appel au crédit des banques doit être une exception et ne doit avoir qu’un caractère momentané, on doit s’agrandir, bâtir, acheter avec ses « économies ». Selon ses mots : « l’esprit d’économie et l’amour du travail sont à la base de la réussite en affaires ». Confronté à des problèmes avec ses fournisseurs, soucieux également de contrôler la qualité des produits vendus, Guichard va décider de passer à la production d’une partie de ses produits alimentaires, notamment le chocolat, le café, le pain, l’huile, etc. Il dépose la marque Casino en 1904. Avec les tickets prime, il lance le premier programme de fidélisation en France (1902).

Dès avant 1914 apparaît le thème des petits commerçants victime de la « grande distribution » auquel une brochure de Casino répond :

« On a prétendu que les maisons à succursales, dans le genre de la société du Casino, provoquaient la disparition du petit commerce individualiste : nous devons réfuter cette erreur. Ce ne sont pas les sociétés à succursales multiples qui ont mis le petit commerce dans la situation lamentable dans laquelle il se débat. Les causes sont d’ordre général. C’est d’abord la mentalité nouvelle qui se manifeste dans la masse des consommateurs s’attachant avant tout à la propreté, à la tenue des magasins, recherchant le bon marché, voulant un choix complet de marchandises. »

L’État était donc intervenu en augmentant de façon importante la patente des magasins à succursales multiples, ce qui n’a en rien empêché le déclin du petit commerce.

 

Le succès et la gloire

Geoffroy Guichard (Crédits Altrensa, licence Creative Commons)Pendant la Grande guerre, il met au service de la collectivité son expérience et ses moyens commerciaux. C’est aussi l’approfondissement d’une politique sociale précoce : fondation en faveur des orphelins de guerre, aide aux familles des mobilisés. Le « familiamisme » Casino avait pris la forme d’allocations familiales, retraites, secours mutuels, participation aux résultats… Une des conséquences devait être d’intervenir aussi dans le domaine des loisirs : l’Association sportive (1920) devait être développée par son fils Pierre et devenir l’ASSE, le vert étant, à l’époque, la couleur de Casino.

Après la guerre, il peut s’appuyer sur les compétences de son beau-frère polytechnicien, qui met en place la modernisation de l’entreprise. Le réseau Casino étant surtout implanté dans le sud, il prend le contrôle de l’Épargne, entreprise à succursales du sud-ouest (1925). À la fin des années 1920, le groupe est à son apogée, présent dans 28 départements, employant 2000 personnes.

La publicité qui avait été utilisée très tôt connaît un grand développement : en 1931, le rôle clé de l’épicier maison est personnalisé par le bonhomme Casino. Dans sa main droite, un globe symbolisant la vision universelle du commerce défendue par le groupe stéphanois ; dans la gauche, une balance de justice reflétant la relation de confiance instaurée entre le client et la société. Une devise accompagne cette silhouette affublée d’un tablier vert : « Je suis partout. Je vends de tout. »

Geoffroy Guichard a fait appel au plus célèbre graphiste de l’époque pour croquer ce bonhomme, Cassandre, créateur du logo de la marque Yves Saint-Laurent, des affiches d’Hôtel du Nord, du paquebot Normandie et du slogan « Dubo, Dubon, Dubonnet », auquel le musée d’art moderne de New York consacra une exposition dès 1936 ! Sa ligne sobre, influencée par le Bauhaus, fait la part belle au message, facile à saisir.

En 1930, à l’issue d’un voyage aux États-Unis avec ses fils Mario et Jean, il adopte un certain nombre d’innovations américaines : caisses enregistreuses, vitrines frigorifiques, libre-service, publicité de marques. Comme il le note : « c’est un coup de fouet pour le cas où nous serions tentés de vivre sur l’acquis ».

 

Les recettes du succès

Il entreprend la rédaction de ses Souvenirs le 9 mars 1927.

Comme le note un de ses biographes :

« Le véritable homme d’action est celui qui conçoit et réalise en vue de la durée.[…] Une belle vie est une œuvre d’art qui survit à son « ouvrier », par l’exemple et c’est par là qu’elle est féconde […] J’étais paraît-il extrêmement turbulent et très vaniteux ».

Or, tous les témoignages nous le présentent calme et modeste. C’est en se réformant soi-même que l’on réforme le mieux autrui.

Il attribuait sa réussite à l’abandon d’une partie des profits : « si j’avais chaque année retiré la participation à laquelle j’avais légalement droit », ses affaires ne se seraient pas autant développées.

Pour lui, l’entrepreneur idéal « ne doit jamais dépenser plus de la moitié de ce qu’il gagne en année normale. Il doit en outre, placer ses économies, de façon à en avoir toujours une partie importante facilement mobilisable. On ne doit pas immobiliser en immeubles ou en propriétés, ou en valeurs difficilement négociables, plus d’un tiers de ce qu’on possède. »

Il ne veut pas distribuer tous les bénéfices aux actionnaires : il préfère les mettre en réserve et en contrepartie il leur donne des actions gratuites. La capitalisation des réserves permet d’autofinancer la croissance du Casino. Sinon pour des investissements exceptionnels, il devait avoir recours à l’épargne publique, par emprunts obligataires : à cinq reprises entre 1911 et 1940 ou par augmentation de capital à 6 reprises.

Il reste fidèle aux traditions du XIXe : les enfants Guichard ont du suivre une formation professionnelle avec des stages dans divers services avant d’accéder à la direction. Il ne voulait pas de désœuvrés ou de chefs de maison honoraires mais des « travailleurs capables de diriger eux-mêmes, et de donner l’exemple ».

Il conseille à ses fils  :

« La place de gérant ne doit pas être réservée à celui qui n’est pas capable de se créer une situation par lui-même mais bien au plus intelligent et à celui qui présente le plus de qualités commerciales : travail, économie, droiture, calme et maîtrise de lui-même. Au conseil de gérance, les deux tiers des membres au moins doivent être des commerçants ; le nombre des techniciens ne devra pas dépasser un tiers. Un ingénieur peut d’ailleurs devenir commerçant, à la condition qu’il fasse l’apprentissage du détail, et passe par tous les services. »

Pour Guichard, « il faut se méfier, sauf en des cas exceptionnels qui exigent l’urgence dans la prise des mesures, des décisions hâtives ; il faut se donner le temps de réfléchir, se rappeler qu’une affaire manquée n’est jamais une mauvaise affaire ; et il faut autant que possible, remettre au lendemain ce qu’on ne peut faire la veille. »

Parmi les propos qui restent d’actualité, relevons qu’à ses yeux, « l’argent doit être considéré comme un moyen et non comme un but de la vie » et « spéculer à la bourse quand on n’est pas initié c’est comme acheter une vache à la chandelle ».

Il se méfie de la bourse et possédait dans sa bibliothèque une Histoire de Wall Street :

« Celui qui compte faire des bénéfices et gagner de l’argent autrement que par son travail, se leurre. Toujours le spéculateur est victime de sa passion… »

Il compare l’entreprise française et l’entreprise américaine :

« Nous n’avons entrepris des agrandissements et des développements qu’après nous être assurés des moyens d’y faire face. C’est avec nos propres ressources que notre capital a été le plus souvent augmenté, et c’est avec nos frais généraux que nous avons effectué la plupart de nos amortissements. La méthode américaine a des avantages, elle permet de voir plus grand, d’installer plus rationnellement les entrepôts et les usines et d’arriver plus vite au résultat espéré ; mais qu’un événement imprévu se produise, qu’une crise éclate, c’est la gêne, la lutte pour la trésorerie, et peut-être la ruine, qui sont l’aboutissement d’une situation que l’on avait tout lieu de croire prospère. »

Il s’efforce d’inculquer à ses enfants de bons principes mais aussi de les inciter à ne pas négliger ce qui lui a fait défaut :

« J’ai pu me rendre compte de l’état d’infériorité dans lequel nous met l’ignorance de l’anglais. Je vous recommande instamment, mes chers enfants, de faire apprendre à vos fils l’anglais, d’abord, puis une autre langue à volonté : l’allemand, l’italien, l’espagnol ou le portugais. De plus en plus, nous sommes amenés à nous déplacer, à entrer en relations avec nos voisins. Nous devons être en mesure de tenir notre rang

[…]

À mon avis, il y a en affaires autre chose que le bénéfice […]. Il faut se souvenir que le commerce n’est pas une science ; c’est un art. L’arithmétique n’en est pas la seule règle ; la psychologie, le savoir-faire jouent un rôle important. Il faut savoir, en certaines circonstances, se montrer généreux, confiant, cordial : le tout est de ne pas dépasser la mesure ; c’est affaire d’intelligence et de tact. C’est évidemment plus compliqué et plus désagréable que de se placer au seul point de vue des intérêts pécuniaires, mais les avantages, au point de vue de la considération et de la réputation, sont incomparables ».

Il donne aussi des conseils intéressants sur les relations avec le personnel :

« Vous devez donner à vos gérants, dans les visites qu’ils font à l’entrepôt, l’impression de la puissance […] Mais il faut éviter qu’ils aient l’impression que la maison est riche, et que notre installation est trop luxueuse. La puissance engendre l’admiration et la crainte ; la richesse excite la jalousie et la haine. »

Il souligne :

« La seule façon d’inspirer la confiance est d’attirer la considération (ce qu’on appelle communément le bon esprit), c’est la justice. »

 

Fin de parcours

Si Geoffroy Guichard s’est mis à écrire c’est qu’il songe à se retirer.

Le 25 octobre 1929, dans une Assemblée générale extraordinaire, il annonce sa volonté de quitter la société pour la laisser à ses enfants. Mais il va continuer de suivre de très près la marche des affaires. Chacun de ses fils va être en charge d’un département spécialisé.

Dans sa dernière lettre, il recommande à ses enfants de maintenir l’entente entre eux :

« Tous vos efforts doivent tendre à inculquer cet état d’esprit à vos enfants et petits-enfants, en les habituant très jeunes au respect des traditions familiales et religieuses, et en cherchant à en faire, en même temps que des gens instruits, des travailleurs sérieux, modestes, et non de simples intellectuels, ni des hommes brillants ou mondains. »

Au moment du Front populaire, il soulignait la responsabilité du patronat :

« Certes beaucoup de patrons se sont intéressés très efficacement à leur personnel. Beaucoup ont créé des œuvres admirables pour combattre la maladie, le chômage, et préparer à leurs collaborateurs une vieillesse heureuse, mais il faut reconnaître que c’est là l’exception… »

L’entreprise n’est d’ailleurs pas épargnée par les mouvements de grève mais la direction décide de ne renvoyer aucun employé.

Geoffroy Guichard devait décéder en 1940 dans une clinique parisienne. Après des funérailles très solennelles à Saint-Étienne, il devait être inhumé dans le cimetière de sa petite ville natale.

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