L’anecdote est désormais célèbre : c’est en voyant les héros de Star Trek utiliser une sorte de tablette vidéo que Steve Jobs aurait eu l’idée de l’iPad. Ce qui est en train de devenir un banal outil de notre quotidien – au même titre que les smartphones ou autolib – est donc né il y a plusieurs décennies dans l’esprit fou d’un auteur de science-fiction.
Fou car à l’époque, personne n’aurait ne serait-ce qu’oser envisager la possibilité d’une telle réalité. C’était bien de la fiction. Ce qui nous semble normal aujourd’hui fut souvent anormal ou délirant aux yeux de nos grands-parents – et pouvait mériter jusqu’au bûcher en d’autres temps.
L’innovation ne se limite pas à l’aspect strictement technologique : elle peut aussi concerner nos modes d’organisations sociales ou politiques. Ces deux aspects sont d’ailleurs souvent liés, et les véritables innovations transforment notre société.
Pourquoi vouloir changer les choses ? Pourquoi ne pas accepter le monde tel qu’il est ? Pourquoi remettre en cause ce qui ne marche déjà pas si mal ? Pourquoi prendre des risques ? Pourquoi s’interroger sur ce qui nous semble évident ? Pourquoi poser des questions qui peuvent sembler bizarres, troublantes, choquantes ou inutiles ? Pourquoi laisser vagabonder sa pensée et ne pas seulement la diriger sur un objectif concret et réalisable ? Pourquoi imaginer des choses a priori folles ou impossibles ? Pourquoi rêver ? Pourquoi « pourquoi ? » ?
Le paradoxe de la prospective
Les fous sont-ils ceux qui pensent autrement ? Ceux qui veulent voir les choses différemment ? « La folie, nous disait Einstein, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent. » Les vrais fous sont ceux qui pensent n’importe comment, (des)espérant que les choses aillent mieux sans pour autant chercher à changer quoi que ce soit dans leur façon de faire, de penser, de dire, de voir le monde.
L’humanité ne progresse pas de façon linéaire. L’histoire semble guidée par le hasard. Les révolutions s’expliquent parfois a posteriori, mais surprennent toujours ceux qui les vivent. Nous voudrions nous rassurer, penser que nous pouvons tout contrôler, du moins préserver ce à quoi nous sommes habitués… Mais nous ne pouvons jamais savoir ce qui va arriver.
C’est le paradoxe même de la prospective : comment penser l’impensable ? Plutôt que de chercher à justifier l’ordre en place (social, politique, technologique, culturel…), plutôt que le considérer comme indépassable ou irréformable, autorisons-nous à imaginer dans le menu détail un « autre monde », peut-être pas parfait, mais plus agréable ou plus juste que celui que nous connaissons. Non pas « ce qu’il faudrait faire » pour que les choses aillent mieux, mais « comment ça se passe » dans le monde dans lequel nous nous projetons soudain, dans 500 ou peut-être 1 000 ans… Acceptons le délire d’une pure fiction.
Le pouvoir du « si… »
Utilisons le pouvoir imaginatif du « si… » : Et si tous les transports (métro mais aussi voiture, avion) n’étaient plus payants ? Et si nous pouvions nous servir librement sur les étalages alimentaires, manger selon nos besoins sans jamais se soucier du prix ni craindre de pénurie ?
Mettons un instant entre parenthèse toutes les réactions spontanées, telles que : « c’est idiot », « c’est infaisable », « ça ne marcherait pas », « ce serait trop cher pour la collectivité », « cette idée n’a rien d’original », « si c’était possible on l’aurait déjà fait ! » D’une certaine façon, la question qu’il s’agit de poser ne concerne pas les problèmes qui nous empêchent de réaliser cette situation, mais plutôt les nouveaux problèmes qui pourraient survenir si cette situation était réalisée.
Essayons de répondre à des questions a priori absurdes. Par exemple : comment vivre dans une société sans école ? Non pas : « peut-on… » ni même « comment vivrions-nous… » au conditionnel, mais « comment (bien) vivre… », comme si nous y étions déjà. Comment vivre dans une société sans État ? Précisons ou complexifions à loisir : comment faire exister la solidarité par-delà les institutions publiques qui prétendent la mettre en œuvre ?
L’art de créer des liens
Exerçons-nous, avec Edward de Bono, à la pensée latérale. L’une de ses techniques, parmi les plus connues, est de penser à un problème (que l’on veut sérieusement résoudre), ouvrir un livre à n’importe quelle page, y pointer un mot au hasard… puis chercher une connexion, même délirante, entre ce mot et le problème.
Lors d’une émission de radio à laquelle De Bono était invité, il testa cette technique en direct pour répondre à la question : « Que devons-nous faire du Premier Ministre ? » Le mot tiré au hasard fut… « champignon ». À vous d’imaginer une solution !
Une réponse possible : les membres du gouvernement ferait un meilleur travail si on les enfermait dans une cave obscure jonchée de détritus, comme pour cultiver des champignons. Cette réponse passe bien sûr pour une provocation pure et simple. Et pourtant : retenir des décideurs et responsables politiques tant qu’une affaire n’est pas réglée dans une salle sans confort – sans douche, juste des toilettes, un simple lit de camp pour dormir et un distributeur automatique de barres et sucreries pour seule source d’alimentation – permet d’accélérer étonnement le processus de décision. C’est ce qu’explique Michel Rocard dans son livre-interview avec la journaliste Judith Waintraub, qui y raconte comment il utilisa précisément cette méthode dans le cadre de l’affaire d’Ouvéa, entre autres. Et le processus dura quelques jours à peine. En y pensant, c’est aussi le principe à l’origine des conclaves. D’un point de vue plus général, moins de frais de représentation pour nos élus et l’obligation de participer à toutes les réunions – ou séances de l’Assemblée pour les députés -, voilà qui contribuerait probablement à améliorer les choses.
Comme quoi, même un inattendu « champignon » peut nous ouvrir la voie vers de très sérieuses propositions…
Au fond, qu’est-ce qu’un problème ? C’est le fait de devoir combiner plusieurs éléments qui semblent n’avoir aucun rapport entre eux. La solution dépend essentiellement de notre aptitude à trouver ou à créer des liens entre ces éléments qui n’en ont apparemment aucun. Une réponse farfelue peut nous guider vers une autre réponse plus raisonnée… Mais sans ce détour illogique, peut-être n’y serions-nous jamais parvenus.
Renverser sa pensée… pour la renforcer
Entraînons et développons notre capacité à penser autrement, à voir les choses différemment. La méthode consiste entre autres à bousculer ses habitudes pour décentrer son point de vue et aller au-delà des a priori. Voici 7 petits exercices pour développer cette aptitude :
- Exercice 1 : Se rendre au kiosque le plus proche, et acheter un magazine que l’on n’aurait jamais pensé lire (celui qui nous paraît le plus idiot, le moins intéressant ou qui nous concerne le moins). Le lire de A à Z.
- Exercice 2 : Réfléchir à une théorie à laquelle on est profondément opposé. Se mettre dans la peau de l’un de ses défenseurs, sans ironie ni caricature, et établir sérieusement les bonnes raisons d’y adhérer.
- Exercice 3 : Faire l’effort de considérer comme normale une chose que l’on juge anormale.
- Exercice 4 : Mettre exprès un cadre mural ou une affiche de travers. Laisser traîner chez soi divers objets qu’on a habituellement la manie de vouloir ranger. Avoir en tête ce joli mot de Paul Claudel : « L’ordre est le plaisir de la raison, mais le désordre est le délice de l’imagination… »
- Exercice 5 : Manger plusieurs jours de suite des plats et aliments jamais goûtés auparavant. Au restaurant, commander ce qui ne nous tente pas (mais que l’on ne connaît pourtant pas).
- Exercice 6 : Essayer de pratiquer (au moins une fois, à titre d’essai) une activité qui a priori ne nous intéresse pas du tout.
- Exercice 7 : Considérer ce qui nous semble aller de soi, lister toutes nos évidences, nos « vérités »… Et les retourner encore une fois.
En politique plus que dans n’importe autre domaine ce dernier exercice se révélerait salutaire si tout un chacun s’y appliquait de bonne foi.
Oserions-nous prétendre que nous nous attachons uniquement à des idées auxquelles nous sommes durement parvenus, au terme d’une longue étude du sujet et d’une profonde réflexion personnelle, jusqu’à la remise en cause de ces idées mêmes ? Faisons-nous réellement l’effort d’aller au-delà de l’instinct, de l’émotion, de la vulgaire opinion ? Dépassons-nous la réaction épidermique que provoque la seule prononciation de certains mots, comme « Dieu » pour certains, ou « athéisme » pour d’autres – et d’ailleurs tant de termes en « -isme » ?
Et si le communisme était un idéal viable ? Et si le communisme n’était pas un idéal viable ? Et si ce que je condamne dans le socialisme n’avait en réalité que peu à voir avec le socialisme ? Et si ce que je condamne dans le libéralisme n’était en fait pas du tout « libéral » ? Et si la possibilité de se marier avec des robots était une bonne chose ? Et si un régime végétarien ponctuel me permettait de préserver un peu ma santé ? Et si ce que je crois et défends passionnément était aussi bête que ce que je rejette ? Et si ce qui me semble évident ne l’était pas vraiment ? Et si ce que je crois tenu pour évident par les autres ne l’étaient en fait pas non plus pour eux ? Et si l’évidence de la non-évidence n’était évidemment pas si évidente ?
… Et si c’était moi l’idiot ?
l’article est interessant, c’est bien!
Très bon article. La remise en cause et le doute sont effectivement excellents pour la fraîcheur d’esprit.
Dans votre liste d’exercices, je propose de rajouter: vivre à l’étranger. Découvrir tous les jours de nouveaux modes de vie.
Et si nos politiciens étaient obligés d’avoir vécu à l’étranger (et non pas dans une ambassade…)?
« Et si nos politiciens étaient obligés d’avoir vécu à l’étranger »
Comme disait Coluche : « Le problème c’est qu’il parlent pas le français, et pire il ne parlent même pas tous le même étranger » !
Excellent conseil en effet que de voyager, décentrer son point de vue, « dépayser la pensée » pour reprendre le mot de François Jullien… Se rendre compte que ce qui nous semble si naturel et ancré dans notre être ne relève parfois que de conventions culturelles et sociales arbitraires. D’autres façons de voir le monde peuvent conduire à d’autres formes de bonheur, de confort, à une qualité de vie basée sur de nouveaux critères… D’autres façons de faire peuvent aussi conduire à un même résultat, plus efficacement ou plus agréablement. Pour citer un autre philosophe, « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà »…
C’est d’autant plus intéressant quand on voit dans la vie courante qu’une preuve est toujours entachée de la position (physique ou mentale) de celui qui la présente, ce qu’on nomme la subjectivité. Dans un accident de la circulation par exemple, il y aura autant de témoignages que de positions aux points cardinaux autour du lieu du crash. La vérité étant toujours une espèce de centre commun à toutes les positions divergentes, comme dans la théorie des ensembles.
« Exercice 2 : Réfléchir à une théorie à laquelle on est profondément opposé. Se mettre dans la peau de l’un de ses défenseurs, sans ironie ni caricature, et établir sérieusement les bonnes raisons d’y adhérer. »
C’est exactement ce que je fais sur Contrepoints 😉
Et si on ne naissait pas avec cet état d’esprit, quelle motivation pourrait-on bien avoir pour l’acquérir ?
Être plus libre, plus fort et plus heureux.
On ne peut naître avec cet état d’esprit. On vient à la vie avec un inné, et on devient différent avec un acquis, avec l’apprentissage et la culture.
à tiens, je viens de regarder la photo autrement, j’ai compris…!
😉 ǝɹoɔuǝ ʇǝ ‘ǝɹoɔuǝ sǝl-zǝuɹnoʇǝɹ ʇǝ ‘sǝépı soʌ zǝsɹǝʌuǝɹ˙˙˙
Extra ! Comment avez-vous fait ? Je comprends certains renversements de lettres, comme en musique et en contrepoints où l’on utilise le procédé bdqp mais le reste, c’est une typo spéciale, je suppose !
L’astuce : http://www.xahutu-studio.com/flip.html 😉
Il existe beaucoup d’autres petits logiciels du genre, en ligne, qui ne donnent pas tous le même rendu.
Déchiffrer un texte à l’envers – autant que s’entraîner à l’écrire soi-même de la sorte – est une excellente gymnastique intellectuelle ! Léonard de Vinci la pratiquait activement, notamment pour coder ses textes.
Et dans une certaine mesure nous pouvons y voir les prémisses du verlan, qui, avant de passer pour un langage de rue, était un jeu littéraire prisé par les élites : http://www.coacheloquence.com/voltaire-et-le-verlan/
« ˙ʇıɹdsǝ,l ɹnod sɐd ɐ uǝ ʎ,u lı ‘ǝƃɐsıʌ ǝl ɹnod sɹıoɹıɯ sǝp ɐ ʎ lı » (Baltasar Gracian)
Merci beaucoup, vous m’éclairez. Je suis toujours fasciné par l’idée que chaque planète du système solaire se sente le centre de celui-ci. On finit alors par comprendre les problèmes idéologiques et les conflits qui en découlent.
Si il y a une idée fondamentale avec laquelle je suis d’accord dans cet article, qui est profondément censé dans tous ses aspects, est que le progrès et l’avenir ne se construisent que par le hasard.
Deux preuves. La première est que les idéologues qui ont voulu changer le monde sous un modèle prédictif, écrit, invariable et planifié en ont fait un enfer (totalitarismes & idéologies, une même fratrie). Deuxièmement, toute ma vie n’a été que le fruit du hasard, celui des rencontres. Je doute qu’il en soit autrement pour les autres. En tout cas tout ceux qui m’entourent me chantent le même refrain.
Après ce constat évidemment, on assiste à des grandes tendances que l’on pourra définir a posteriori par l’histoire. Mais savoir dans notre contemporanéïté individuelle si nous sommes dans l’histoire (sur le grand fleuve) ou à côté de nos pompes à regarder celle-ci se faire sans nous (sur la berge regarder passer les bateaux), c’est bien entendu une autre histoire… Personne ne peut le dire.
article très intéressant cependant l’âge venu tous ou presque retrouvent leur manière d’être et d’agir en fonction de sa propre mentalité ,de ses besoins qui sont les repères existentiels
Non sans avoir auparavant adopté nombre de théories des plus sages aux plus farfelues mais l’âge aidant avec les différents ennuis physiques obligent alors à revenir aux sources de sa propre pensée
Un écrivain ou scientifique ou juste un humain voyant clair a déclaré c’est arrivé vers la septantaine qu’on voit le temps perdu à vouloir changer ce qui nous est personnel simplement pour suivre la mode ou pour ne pas paraitre stupide aux yeux des autres .Alors que ces bienpensants eux auront toujours continué de vivre selon leurs propres principes,que de temps perdu car seule notre vision du monde change .Il suffit de se souvenir de l’année 46 ,la jungle du monde actuel n’a rien à envier au foutoir qui régnait en ces temps là