Par Patrick Simon.
Chaque été je m’éloigne un peu de l’actualité et vais parler de cet écrivain péruvien. Mais avant de le faire, je vais lire un extrait d’un de ses romans, La fête au bouc, pour vous faire comprendre le point que je vais ensuite développer.
Le dictateur de la République Dominicaine depuis 30 ans, Trujillo, vient d’être assassiné. Tout le pays et toutes ses organisations (police, armée, justice, structures parallèles) ont été minutieusement et patiemment verrouillées pendant 30 ans par le dictateur qui a placé partout des hommes sanguinaires et impitoyables qui lui étaient acquis, lui devaient tout et étaient dépourvus de tout scrupule. Pour faire bonne figure aux yeux de la communauté internationale des pays civilisés, le dictateur s’est arrangé pour avoir un président de la république potiche qui inaugurait les chrysanthèmes et ne servait qu’à une chose : faire croire à un minimum de respectabilité du régime.
Ce président de la république M. Balaguer est un homme discret, calme et modéré, qui a docilement assumé pendant longtemps le rôle qu’on lui avait assigné. Après l’assassinat du dictateur, il semble certain que la mafia de gangsters qui tient l’appareil d’État va reprendre en main la situation à moins qu’elle ne dégénère en guerre civile ; et c’est à ce moment que nous sommes quand Roman, le chef des armées, téléphone à Balaguer.
Voici l’extrait : « Quand encore dans son sommeil, il entendit sonner le téléphone, le président Balaguer pressentit quelque chose de très grave. Il décrocha le combiné tout en se frottant les yeux de sa main libre. Il entendit le général José René Roman le convoquer pour une réunion de haut niveau à l’état-major de l’armée. « Ils l’ont tué » pensa-t-il… Il se réveilla tout à fait. Il ne pouvait perdre de temps à s’apitoyer ou à se mettre en colère, pour le moment le problème était le commandant des forces armées. »
La forme illustre ici le fond c’est-à-dire le réveil progressif de Balaguer mais il y a déjà quelques éléments curieux. Comment le président peut-il « pressentir » quelque chose qu’il ignore (l’assassinat du dictateur) ? Dès le début un 6ème sens intuitif s’est mis en mouvement chez cet homme, comme si une voix intérieure lui disait « attention ! Ton heure est arrivée ». Cela accélère non seulement son réveil mais ses pensées : « il ne pouvait perdre de temps à s’apitoyer » ou « le problème était le commandant des forces armées ». Il comprend que dans ces moments dramatiques il lui faut agir vite et ne pas laisser les militaires prendre la main, une fois qu’il a été informé par eux de l’assassinat.
Écoutez la suite : « Il se racla la gorge et dit, lentement : « S’il est advenu quelque chose d’aussi grave, en tant que président de la République, il ne m’appartient pas d’être dans une caserne mais au Palais national. Je m’y rends. Je vous suggère que la réunion ait lieu dans mon bureau. Bonsoir ». Il raccrocha, sans laisser au ministre des Armées le temps de lui répondre. Il se leva et s’habilla, sans faire de bruits, pour ne pas réveiller ses sœurs. »
Je m’arrête un instant à « pour ne pas réveiller ses sœurs ». Ce petit détail est révélateur de la personnalité de Balaguer qui, en quelques secondes, s’affermit. Il conserve son calme, maintient ses habitudes, se place volontairement dans un cadre psychologique qu’il contrôle, ne se laisse pas envahir par l’émotion ou la panique. Ses pensées vont alors aller à plein régime.
Je cite à nouveau : « Un coup d’État était en marche, avec Roman à sa tête. Pourquoi pouvait-il bien l’appeler… ? Pour l’obliger à démissionner, l’arrêter ou exiger de lui qu’il soutienne le soulèvement. Quelle maladresse, quelle improvisation ! Au lieu de lui téléphoner il aurait dû lui envoyer une patrouille. Roman avait beau être à la tête des forces armées, il manquait de charisme pour s’imposer aux garnisons. C’était voué à l’échec. »
Bien que l’expression de cette opinion soit faite à la 3ème personne et non à la 1ère, ce sont là bel et bien là les pensées de Balaguer. En quelques secondes il a éliminé Roman.
Je continue. « Il imagina les heures suivantes : affrontement entre garnisons rebelles et loyales et éventuelle intervention militaire nord-américaine. Washington réclamerait quelque simulacre constitutionnel pour cette action et dans ces circonstances le président de la République représentait la légalité. Sa charge était honorifique, certes. Mais Trujillo mort, elle se chargeait de réalité. Il dépendait de sa conduite qu’il devînt, de simple leurre, authentique chef d’État. Sans le savoir… peut-être attendait-il ce moment. Une fois de plus il se répéta la devise de sa vie : pas un moment, en aucun cas, ne pas se départir de son calme. »
Si j’ai sélectionné cette page, c’est parce qu’avec bien d’autres elle me paraît révélatrice de la démarche de Vargas Llosa : des événements se produisent qui devraient normalement suivre un certain cours et aboutir à un certain résultat. Et ce n’est pas cela qui se passe. Non pas parce que l’histoire est incertaine et imprévisible, non pas du tout. L’histoire n’est pas absurde. Il y a bien une prévisibilité mais c’est celle des caractères individuels. Une personnalité se révèle au cours des événements (ici c’est Balaguer) qui par son habilité manœuvrière, sa présence d’esprit, son à propos, la sûreté de son jugement, va changer le cours des choses : il n’y aura pas une nouvelle dictature militaire à Saint Domingue ni une guerre civile ni une intervention étrangère. Il y aura, doucement et peu à peu, la restauration d’un État de droit, enfin d’un minimum d’État de droit.
Et ceci n’est pas le résultat des infrastructures socio-économiques dans une lecture marxiste ou même dû à des forces collectives car la mafia des militaires va échouer faute de chef charismatique et ses animateurs vont être progressivement éliminés. Mais inversement le clan des rebelles et comploteurs va aussi être éliminé. C’est un individu (Balaguer) et quelques autres (mais qui restent des personnes agissant individuellement) qui vont déterminer le cours des choses.
Dans ce roman comme dans beaucoup d’autres du même auteur on trouve aussi des spécificités quant à la technique romanesque et au style. Les chapitres qui se succèdent ne se passent pas toujours à la même époque, n’ont pas toujours le même narrateur, un désordre apparent avec des bonds en avant ou des retours en arrière semble s’abattre sur l’histoire mais il n’est qu’apparent. Un peu comme dans les romans de Balzac, ce sont les morceaux d’un puzzle. Finalement c’est toute une société qui émerge, pleine de violence, de sexe, de drôlerie avec souvent une plongée dans les pensées intérieures secrètes des personnages. On y voit d’ailleurs là la qualité des grands romanciers : même les pires salauds comme Trujillo peuvent par moments être touchants. Cela ne justifie pas leurs crimes mais permet de comprendre leur mentalité.
Cette écriture est tout à fait faite pour le cinéma. C’est d’ailleurs étonnant qu’on n’ait pas encore fait un film de La fête au bouc car ce récit dramatique est captivant.
Bref, si vous cherchez aujourd’hui à lire des histoires qui montrent le rôle majeur que des individus libres peuvent avoir, l’œuvre de Vargas Llosa est pour vous.
- Mario Vargas Llosa, La fête au bouc, Folio, 592 pages.
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Lire aussi sur Contrepoints : La culture de la liberté, par Mario Vargas Llosa
Analyse intéressante de ce livre terrible.
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