Joueur de poker, un job comme les autres ?

L’histoire de Billy Baxter qui fréquente les tables des casinos depuis plus de 50 ans et qui est à l’origine d’une décision de justice aux USA dont tous les joueurs profitent sans même le savoir.

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Joueur de poker, un job comme les autres ?

Publié le 10 juillet 2014
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Par Alexandre C.

Henry Fonda et Jason Robards
Une partie de poker entre Henry Fonda et Jason Robards dans Gros Coup à Dodge City (1966).

 

Alors que se déroulent actuellement, et pour quelques jours encore, les célèbres World Series of Poker au Rio All Suite Hotel and Casino de Las Vegas, je trouve une occasion de raconter une petite anecdote sur ce jeu. Mais, tout d’abord, commençons par remonter un peu le temps. Le poker moderne prend son essor dans la première moitié du XIXème siècle, sur les bateaux à vapeur qui remontent le Mississippi1, et dans les villes côtières, comme La Nouvelle Orléans. Par la suite, il accompagne les populations qui participent à la Conquête de l’Ouest. C’est à cette époque qu’il gagne sa réputation – abondamment reprise par le cinéma ou la télévision – de jeu de « tripot ». Très pratiqué dans les saloons, le poker fait et défait des fortunes en quelques minutes, l’argent durement gagné par les uns finissant dans les mains plus opportunistes des autres. Les tricheurs démasqués risquaient, quant à eux, de subir le supplice du « goudron et de plumes ».

Aujourd’hui tout cela a bien changé évidemment. La diffusion de tournois à la télévision et la création de salles de jeu sur Internet a contribué à démocratiser le poker qui, d’une passion pour quelques-uns, est devenu en quelques années un loisir pratiqué par des millions de personnes. Dans la culture populaire, beaucoup assimilent encore le poker à un simple jeu de hasard, où seule la chance, et parfois le bluff2, permettent de gagner. Pourtant, sa logique repose sur bien d’autres facteurs tels que les mathématiques – il existe en effet un formalisme très développé qui, s’il est connu par le joueur, améliore considérablement ses probabilités de gain – ou encore les agissements et réactions de vos adversaires – ce que l’on nomme « tells » dans le jargon. Combinés ensemble, ces facteurs guident les joueurs dans leur stratégie, le but étant de rester le seul à la table à la fin de la partie.

Mais revenons-en aux World Series. Cette compétition, sorte de championnat du monde de poker, voit s’affronter, chaque année, des joueurs venant de toute la planète, autour des différentes variantes du jeu : Texas Hold’em, Omaha, Stud3, etc. Pour peu qu’ils aient plus de 21 ans, législation américaine oblige, les amateurs peuvent venir se frotter aux professionnels les plus aguerris avec une chance de les battre et de remporter l’un des fameux bracelets couronnant les vainqueurs de chaque événement4. Parmi les grands noms qui se bousculent, on trouve un homme, Billy Baxter, qui depuis plus de 50 ans, fréquente les tables des casinos du pays. Même s’il n’est pas le plus connu de tous, Baxter est à l’origine d’une décision de justice dont les joueurs profitent sans même le savoir.

Né en 1940 en Géorgie, Baxter fréquente dès l’âge de 14 ans les salles de jeux d’Augusta. Il commence par jouer au billard, pratiquant ce que l’on nomme du « hustling » en anglais, une manÅ“uvre qui consiste à paraître faible aux yeux d’un joueur ayant de l’argent, pour mieux le battre et le dépouiller par la suite5. Rapidement, avec ce système, le jeune homme gagne plusieurs milliers de dollars. Ses pérégrinations l’amènent à expérimenter le poker, qu’il finance, dans un premier temps, en continuant à jouer au billard. Le succès aidant, il décide de s’y consacrer pleinement. Quelques années plus tard, il devient même propriétaire d’un casino, le Paisley Club, au cours d’une partie. Mis au courant de cela, la police lui intime de fermer le lieu, ce qui finit de convaincre Baxter de se lancer dans les paris sportifs, une activité elle aussi très lucrative. Bravant la loi, il continue pourtant d’organiser des parties clandestines de blackjack et de roulette. Lors d’une édition du Masters de golf6, il se fait prendre par le FBI, ce qui lui vaut ses premiers ennuis avec la justice. Multipliant les recours, il évite la prison pour un temps7. Mis à l’écart, Baxter reprend ses activités de joueur de poker.

Au milieu des années 70, alors qu’il revient de son voyage de noce, Baxter, toujours à la recherche de nouvelles tables de jeux, décide de faire une halte à Las Vegas pour quelques mois. Installé dans un hôtel avec sa femme, il commence à écumer les casinos de la ville, et remarque que sa maîtrise du jeu lui permet de défaire sans trop de difficultés des joueurs riches et peu expérimentés qui foisonnent sur le Strip. Autour des tables, il fait la connaissance de quelques tauliers du poker, tels Doyle Brunson8, Puggy Pearson, Syd Wyman ou encore Stu Ungar9, avec qui il nouera des liens d’amitié. Ces bons résultats aidant, il se présente aux WSOP de 1975, et montre en remportant le premier de ses sept bracelets10. Au vu de ce résultat, il se persuade de pouvoir gagner sa vie en devenant joueur professionnel. Ce faisant, Baxter entame un combat avec l’administration fiscale américaine. Une lutte qui dura près d’une dizaine d’années.

En effet, à cette époque, les gains de jeu sont taxés par le fisc américain à hauteur de 70%, contre 50% pour les revenus provenant du travail. Considérant que jouer est un travail comme un autre, tout du moins pour lui, et non un divertissement, Baxter trouve cette règle injuste. Dans un premier temps, il refuse donc de payer avant qu’un conseiller juridique ne le fasse changer d’avis. En effet s’il s’acquitte de ses impôts, il évitera les éventuelles pénalités que pourraient lui réclamer le fisc et cela lui permettra de poursuivre l’État en justice pour demander la restitution d’une partie de ses revenus. Cette situation dure quatre années, de 1978 à 1981, période pendant laquelle Baxter reverse plus des deux-tiers de ses revenus à l’État.

img contrepoints465 PokerSaisie, la justice américaine doit déterminer si Baxter travaille au sens propre du terme, c’est-à-dire s’il peut déclarer, ou non, ses revenus en tant qu’activité de « commerce ou d’affaires ». À ce propos, la cour conclut que si le joueur a investi « du temps, de l’énergie et des compétences » pour gagner cet argent, alors cela constitue bel et bien un travail et par conséquent le revenu ne peut plus être taxé qu’à hauteur de 50%11. Le tribunal ajoute que l’argent misé par Baxter au poker, donc le capital, n’est qu’un « outil de travail »12 ; le revenu substantiel qu’il en tire provient en fait de ses seules compétences et habiletés au jeu et non de la valeur intrinsèque de la mise de départ. De fait, la justice américaine donne raison à Baxter et demande la restitution du trop-perçu. Prenant connaissance du jugement, le gouvernement américain fait appel de cette décision et perd à nouveau contre Baxter. Acculées, les autorités envisagent un temps de porter l’affaire devant la Cour Suprême des États-Unis, mais cette solution est vite abandonnée. Baxter a définitivement gagné son bras de fer. Dès lors, il ouvre une brèche dans la manière dont sont considérés les revenus du jeu. Puisqu’ils peuvent être considérés comme des revenus, le tout dépendant des faits et des circonstances, cela signifie que les gains et les pertes sont déductibles de manière à arriver à un bénéficie net. De même, on peut les investir dans des fonds de retraite. Une petite révolution dont bénéficie toujours les joueurs. D’autres pays ont, par la suite, adopté des législations similaires.

Mais plus que la décision de justice elle-même – je n’ai pas les compétences pour la juger – c’est la manière de l’obtenir qui a retenu mon attention : imaginerait-on, en France, un contribuable attaquer en justice l’administration fiscale pour un motif similaire ? On peut en douter puisqu’en l’espèce, l’État a tous les pouvoirs pour légiférer à sa guise, sans pouvoir être inquiété. Dès lors, la démagogie prend le pas sur la logique et on ne s’étonnera pas qu’au nom de la sacro-sainte justice sociale, nos gouvernements successifs aient mis en place une fiscalité punitive pour l’individu qui tente de gagner sa vie par quelque moyen que ce soit. Découragé, et n’ayant aucun recours juridique possible, ce dernier préfère diminuer le volume de son activité ou en dissimuler une partie – la fameuse économie grise – plutôt que de s’acquitter d’impôts toujours plus importants. Une voie qu’aurait pu suivre Baxter s’il n’avait pas eu cet espoir de recours face à l’administration fiscale américaine. Un exemple à méditer.


Sur le web.

  1. Tel que présenté dans le film Maverick – dérivé de la série éponyme des années 50 – de Richard Donner sorti en 1994 avec Mel Gibson dans le rôle principal. À noter que l’acteur James Garner, qui incarne le rôle du marshall dans le film, était le « Maverick » original.
  2. Mais le secret d’un bon bluff, c’est que de temps en temps, il faut avoir les cartes…
  3. Le Stud est la première variante connue du poker dit ouvert. Existant en deux versions, à cinq (1 carte fermée, 4 cartes ouverte) et sept cartes (3 cartes fermées, 4 cartes ouvertes), le Stud a été populaire du début du XXème siècle jusqu’aux années 70, à partir desquelles il fut supplanté par le Texas Hold’em. Cette dernière variante est aujourd’hui la plus jouée. À noter que dans le film Le Kid de Cincinnati (The Cincinnati Kid) de Norman Jewison, Steve McQueen joue au Stud à cinq cartes…
  4. Une soixantaine est organisée tous les ans, le plus prestigieux étant le Main Event, un tournoi de Texas Hold’em no limit à 10 000 dollars l’entrée.
  5. Le « hustling » au billard a été rendu populaire par le film de Robert Rossen, L’Arnaqueur (The Hustler) avec Paul Newman dans le rôle principal.
  6. Créé par le célèbre golfeur Bobby Jones, il constitue le premier majeur de la saison et le seul qui se déroule au même endroit tous les ans.
  7. Il finira par purger une peine de 9 mois et 22 jours de prison au début des années 80.
  8. Doyle Brunson (1933-) alias Texas Dolly a remporté dix bracelets aux WSOP dont deux au Main Event (1976 et 1977). Il a aussi écrit un livre, Super System, dans lequel il explique comment il a gagné plus d’un million de dollars avec ce jeu.
  9. Stu Ungar (1953-1998), dit Le Kid, a remporté trois fois le Main Event aux WSOP (1980, 1981 et 1997). Véritable génie des jeux de cartes, il excellait au blackjack, au gin rami et au poker et a fait fortune grâce à eux. Un temps ruiné – il perdait tous ses gains au craps et aux courses –, Ungar sombre dans l’alcool et la drogue. Son amitié avec Baxter le fait revenir sur le devant de la scène quand ce dernier paie son inscription au Main Event des WSOP 1997, compétition qu’il remporte pour la troisième fois.
  10. Baxter est un spécialiste du « Deuce to Seven », une forme de poker fermé (à cinq cartes) dans laquelle le joueur doit former la plus petite main possible. Selon l’intéressé, le bluff y tient une place d’importance.
  11. La reconnaissance du poker comme travail est classée en tant que « faits et circonstances » (« facts and circumstances » en anglais) par opposition à la création de « biens et de services » (« good and services » en anglais).
  12. « Tool of trade » en anglais.
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  • Vous nous avez raconté une sacré histoire là, merci!
    Mais le statut des joueurs de poker est toujours flou non, ça me rappelle une conversation sur le statut des joueurs de jeux vidéo. Faut-il l’encadrer pour que cela devienne un « job comme un autre »…

    • Plus que flou oui. Les joueurs ont cru à la clarification quand l’Etat a légiféré pour faire du poker un jeu de hasard (en fait juste pour protéger son monopole) donc non imposable. Il a ensuite envoyé des meutes d’inspecteur du fisc sur les professionnels français sponsorisés en prenant les résultats dans la presse spécialisée et leur a appliqué une vieille jurisprudence sur le bridge pour leur faire payer malgré tout des impôts. C’est ainsi qu’il mis à mal de nombreux joueurs pro et semi-pro en leur demandant la plupart du temps plus que ce qu’ils avaient réellement gagné.

      Ainsi par exemple Rémi Biechel, joueurs sponsorisé Barrière Poker s’est vu réclamé 500% de ce qu’il avait gagné. Comment arrive-t-on à ce chiffre fou ? C’est simple, il y a marqué dans la magazine que vous avez gagné XXX, vous devez donc payez sur XXX.
      Vous avez participé à beaucoup d’autres tournois et parfois perdu plus encore que vous n’avez gagné ? On s’en fout.
      Vous avez été stacké (quelqu’un a investi à un certain pourcentage sur vous, il n’est pas rare qu’un joueur ne paye de sa poche que 10% de son ticket d’entrée car certains tournois sont très chers) à un très haut pourcentage ? On s’en fout.
      Vous avez dealé en table finale comme c’est souvent le cas entre les derniers joueurs pour limiter l’impact de la variance, et avez gagné deux fois moins dans la réalité ? On s’en fout.
      Vous avez des pénalités de retard aussi et puis on va aggraver ça avec la qualification d’activité occulte. « Occulte ? Mais y a des photos de moi dans toute la presse ?! » On s’en fout.
      Du coup les joueurs comme Rémy arrêtent tout simplement de jouer. Après deux ans de bataille où il n’a fait que se concentrer à sa défense, le fisc fait un geste en ne lui réclamant plus que 250% de ce qu’il a gagné.

      J’avais avant cela entendu d’autres histoires pour des entrepreneurs (vous devez connaître aussi des exemples) où la seule logique qui semble exister est celle de ramener le plus d’argent possible. C’est l’état d’esprit que l’Etat inculque à ses troupes, et il lui prépare le terrain par des législations ambiguës.

      • Pardonnez-moi si je me trompe, mais j’ai dû lire quelque part que depuis la « libéralisation du jeu en France » (SIC), nos 100 meilleurs joueurs de poker se sont tous expatriés 🙂

      • Ça fait penser à l’histoire de Denis Payre.
        Le fisc lui réclamait un impôt calculé avec un cours de l’action Business Object 20 fois trop élevé, parce qu’ils avaient choisi de prendre comme référence le sommet de la bulle des dotcoms….

  • Merci messieurs pour ces précisions!

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