Par Thierry Guinhut.
« Je me sers d’animaux pour instruire les hommes ». C’est ainsi que La Fontaine, en sa dédicace « À Monseigneur le Dauphin », présentait dès 1668 ses Fables choisies et mises en vers.
Mais les hommes ont-ils toujours été convaincus de leurs qualités d’instruction ?
En 1774, l’Abbé Aubert, autre fabuliste, dut dans son Épitre sur l’Apologue, s’élever contre les préjugés attachés à l’auteur du « Loup et l’agneau » :
« Ces Écrits » […] « n’auraient que le faible avantage / D’occuper, comme Cendrillon, les loisirs d’un enfant volage. / Quoi ! ces Récits où le plus sage / pourrait puiser quelque leçon, / Seraient, sans nulle différence, / Mis au rang de ces contes bleus… »
En d’autres termes, les fables ne sont-elles destinées qu’aux enfants ? Certes, nombre de ces poèmes sont chers au cœur des bambins, mais ils contiennent une portée morale et souvent politique qui ne peut s’adresser avec profit qu’à l’adulte confirmé. À moins que l’universalisme de La Fontaine et de l’apologue traverse tous les âges et toutes les générations.
Bien des fables sont récitées par les enfants : « Le loup et l’agneau », « Le corbeau et le renard ».
Placés dans des situations aisément compréhensibles (« une cigale ayant chanté tout l’été », une fourmi « pas prêteuse»), les animaux personnages parlent de manière vivante et simple, délivrant des morales explicites et accessibles :
« La raison du plus fort est toujours la meilleure » ou « Trompeurs, c’est pour vous que j’écris : / Attendez-vous à la pareille ».
Le catalogue d’animaux est divertissant au point qu’il a tenté bien des illustrateurs, d’Oudry à Grandville, y compris d’images et de bons points à collectionner. De plus le lion, le renard, « la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf » sont pittoresques et distrayants, dotés de traits évidents, de psychologies typiques et reconnaissables : la puissance royale du roi lion, la ruse du renard madré, le ridicule et la prétention du batracien sont de familiers caractères amusants, des modèles et contre-modèles aux vertus pédagogiques perceptibles sans peine, donc parfaitement adaptées aux enfants. De même, les allégories de « L’Amour et la Folie », permettent d’apprendre avec fantaisie pourquoi l’amour est aveugle et pourquoi il est guidé par la folie ; c’est de manière amusante, imagée, et intuitive, que l’enfant peut apprendre à rire et se méfier de l’amoureuse passion qu’il ne connait pas encore. La Fontaine n’écrivait-il pas pour le fils du roi Louis XIV, Dauphin de sept ans ?
Cependant ce sont des vertus plus dignes d’un futur roi qu’enseignent également les Fables. Un enfant peut-il démasquer les tours et détours rhétoriques de l’argumentation judiciaire, du réquisitoire et de l’inutile plaidoirie de l’agneau ? Mieux encore, les figures du bon et du mauvais gouvernement dans « Les grenouilles qui demandent un roi », la satire du peuple et la dignité moralisatrice du dieu « Jupin » demandent pour être comprises, une expérience du monde, voire une initiation politique préalable : le passage de la démocratie à la monarchie, puis au tyran génocidaire qu’est la « grue » ne sont que le résultat de la bêtise du peuple.
Lorsqu’au « Conseil tenu par les rats », il s’agit de se débarrasser du chat, donc de sa tyrannie, il y a plus de bavards que de héros :
« Ne faut-il que délibérer / La cour en conseillers foisonne / Est-il besoin d’exécuter / L’on ne rencontre plus personne ». Quant à « Les animaux malades de la peste », elle présente toutes les couches de la société, roi, clerc, guerriers et tiers États à travers un jugement inique. C’est une démonstration politique aux dimensions trop graves pour un enfant en même temps qu’une leçon donnée non plus seulement à un futur louis XV, mais aussi, non sans risques, à Louis XIV lui-même : en effet, elle dénonce l’absolutisme royal, les courtisans mauvais conseillers, la lâcheté de la foule, le sacrifice expiatoire du plus faible. La Fontaine est fabuliste, mais aussi philosophe politique. Avec « un trait de fable », il dialogue avec Machiavel et Hobbes… Même si Rousseau, dans L’Émile, eut le tort de déconseiller les fables aux enfants, à eux inaccessibles disait-il.
« Delectare et docere » disait Horace. Plaire et instruire sont les vertus inséparables et complémentaires de l’apologue. Sous l’habit animal de la fable qui amuse, car « Tout y parle, même les poissons », l’enfant sent confusément qu’une plus haute valeur s’attache au bon sens du récit. Avec plus de finesse et de psychologie, de grandeur et de poésie que son prédécesseur Ésope, la portée morale, explicite ou implicite, des œuvres de La Fontaine, qu’elle soit évidente, intuitive ou cryptique, prend en écharpe toutes les générations de lecteurs. C’est dans une continuité que l’amateur des fables est d’abord enfant puis adulte, et bien sûr de par l’éducation qu’elles continuent de délivrer. Comme le dénonce l’Abbé Aubert, ce ne sont pas des « contes bleus » (appellation des contes de nourrices et de fées) si l’on doit mépriser ce genre. Cependant Charles Perrault, l’auteur de « Cendrillon » et contemporain du classicisme de La Fontaine, est lui aussi depuis longtemps reconnu pour être découvert avec plaisir et profit par tous les âges de lecteurs, y compris par Bruno Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes de fées. L’apologue n’est plus un genre puéril, mais un genre noble où l’historien des mœurs, le moraliste et l’analyste viennent puiser leurs enseignements. Ainsi, l’on peut inscrire La Fontaine dans une grande tradition de l’apologue qui englobe non seulement les fabulistes, mais aussi les romanciers : pensons à Micromégas ou Mémnon ou la sagesse humaine de Voltaire, en un siècle des Lumières qui ne dédaigne pas le récit plaisant pour que l’obscurantisme laisse place à la raison et de la tolérance.
L’Abbé Aubert, fabuliste oublié et pourtant talentueux, savait déjà combien La Fontaine mérite plus que la récitation de l’école primaire. Si nous retrouvons plus tard et avec ce dernier un tel plaisir, c’est avec la conscience de la vertu didactique du genre : nous sommes alors sensible au « Pouvoir des fables », dans laquelle « À ce reproche l’assemblée / Par l’apologue réveillée, se donne entière à l’Orateur : Un trait de fable en eut l’honneur ». Nos contemporains, notre siècle même peuvent-être lus par des adultes avertis avec le prisme des fables1. Elles étaient destinées à l’éducation d’un prince. Nous devenons aujourd’hui tous des princes de la poésie et de la pensée si nous pouvons goûter La Fontaine. Car, disait Horace, « On est charmé de voir, dans un tout régulier, / La vérité, la fable, en ses vers s’allier2. » Loin d’être puéril, le masque des animaux, des cochons n’a-t-il pas inspiré Georges Orwell, prince de l’anti-utopie, lorsqu’il écrivit La Ferme des animaux pour dénoncer les totalitarismes du XXe siècle ?
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Sur le web.
- Comme l’auteur de ces lignes a tenté de le faire dans Guinhut : Fables politiques. ↩
- Horace : Art poétique, traduit par Daru, Janet et Cotelle, 1823, t 2, p 425. ↩
Merci pour ce rappel, au contenu assez évident, et, oui, La Fontaine se lit à tous les âges (je connais plusieurs adultes qui ont ses fables comme livre de chevet). Ne connaissez-vous pas justement d’analyse politique du contenu des fables en question ? Un livre, un article, une thèse ? Merci.
« Le Corbeau et le Renard » fut la première poésie que j’ai apprise par cœur il y a bien longtemps.
C’est seulement aujourd’hui que j’en déguste le style d’écriture et toute la finesse.
http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/jean_de_la_fontaine/l_hirondelle_et_les_petits_oiseaux.html
ma préférée…
Ces fables sont toujours au programme, comme quoi, tout n’a pas été perdu par l’edn !
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