Aron, libéral hétérodoxe

Raymond Aron pensait le libéralisme en cherchant constamment l’équilibre entre principes éthiques et réalisme politique.

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Aron, libéral hétérodoxe

Publié le 17 octobre 2013
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Par Frédéric Mas.

aronLes libéraux d’aujourd’hui ne pensent plus le libéralisme comme l’a fait Raymond Aron, c’est-à-dire en cherchant constamment l’équilibre entre principes éthiques et réalisme politique.

Il faut cependant se garder d’en juger l’apparente modération trop rapidement. Aron contemporain de la crise des régimes libéraux est aussi observateur de leurs décompositions théoriques. Les rares intellectuels libéraux qui se sont déplacés en 1938 au colloque Lippman témoignent des contours d’une tradition philosophique évanescente voire contradictoire que peu de penseurs peuvent se flatter d’avoir pu conserver intacte1.

De plus, Aron est le témoin du naufrage d’un certain progressisme libéral qui a misé sur l’extension du doux commerce au monde et la disparition progressive des guerres au profit d’une gouvernance universelle professée par la Société des Nations. Le tout a volé en éclats avec les deux guerres mondiales, la montée en puissance du nazisme et la constitution d’un bloc soviétique puissant, dont la propagande a été largement relayée en Occident.

 

Du socialisme au libéralisme tempéré

Marqué à gauche avant-guerre, pacifiste et soutien du Front populaire, les positions aroniennes ont évolué au contact de la discipline économique.

Il évoque ce passage dans un entretien en 1981 :

« Avant la guerre, j’étais socialiste, puis, en commençant à m’intéresser à l’économie et à avoir une conscience en économie politique, mes positions politiques ont logiquement évolué aussi »2.

Sa rencontre avec Lionel Robbins et F. A. von Hayek au sein du Reform Club – qui deviendra en 1947 la société du Mont Pèlerin – pendant la Seconde Guerre lui a fait prendre un chemin qui l’éloignera définitivement d’une gauche française largement dominée par le marxisme.

Dans une critique serrée de The constitution of liberty de Hayek datant de 1961, Aron a l’occasion de revenir sur sa propre conception du libéralisme. Tout en critiquant la définition hayékienne de la liberté comme absence de contrainte et le flou conceptuel qui entoure sa définition de la coercition, il reconnaît partager un même idéal, celui d’une société libre qui limite le plus possible le gouvernement des hommes par les hommes et qui accroît le gouvernement des hommes par les lois3. Il étend sa critique à l’ensemble de la tradition libérale, qui selon lui pense insuffisamment la diversité des collectivités humaines, et son corollaire, l’existence de relations extérieures à la communauté qui réintroduisent nécessairement le gouvernement des hommes sur les hommes.

Reprenant l’idée de pouvoir fédératif cher à John Locke, il écrit :

« En matière de traités, de paix et de guerre, écrit Locke, il n’y a guère de lois ou de règles. Les États, dans leurs relations mutuelles, sont soumis aux obligations du droit naturel, mais comme il n’y a ni tribunal ni police, ils n’ont d’autre recours que de se faire justice eux-mêmes. Des hommes, non des lois, décident de ce qu’exige cette « justice ». Selon les définitions de Hayek, je crains que toute action diplomatique, en tout cas toute action conduisant à la guerre, ne doive être considérée comme « contrainte » des gouvernants sur les gouvernés, la collectivité tout entière étant l’instrument de projets conçus par les seuls gouvernants. »4.

 

Aron, libéral de guerre froide

La persistance de la violence et des rapports de forces entre États se trouve sublimée après-guerre avec la constitution des blocs soviétique et atlantique. La guerre froide, cette suite de batailles indirectes, réelles ou idéologiques, livrées entre deux superpuissances en compétition pour la suprématie mondiale, a structuré tous les rapports de force et dominé la vie publique occidentale pendant près de 40 ans. Raymond Aron y a vu une guerre limitée, voire une « paix belliqueuse », qui nécessitait que l’on prenne parti pour défendre la démocratie libérale comme l’expression concrète la plus satisfaisante de l’idéal libéral.

La menace permanente de l’impérialisme soviétique lui fait choisir l’engagement pour une réflexion stratégique européenne en partenariat avec les États-Unis au sein de l’Alliance atlantique. Sans complaisance particulière pour la politique américaine de l’après-guerre qu’il a jugée à plusieurs reprises pusillanime et moralement sujette à éclipses, le philosophe finit par s’éloigner de de Gaulle, dont la politique de dissuasion lui a paru à la fois tactiquement douteuse et moralement répréhensible. Pour Aron, la décision gaullienne de quitter l’Otan affaiblissait la position internationale française par son inconstance, et la politique nationale de dissuasion ne promettait à l’éventuel agresseur qu’un carnage limité en lieu et place d’un moyen au service du Politique.

En spectateur engagé, Raymond Aron a payé de sa personne en participant à de multiples manifestations politiques en faveur de la liberté et contre le totalitarisme jusqu’à sa mort en 1983. Intervenant à l’occasion devant la société du Mont Pèlerin, il organisa avec d’autres intellectuels durant les années 1950 le congrès pour la liberté de la culture tout en se rapprochant de la gauche antitotalitaire américaine, qu’il quitta en 1967 à la suite du scandale provoqué par son financement par la CIA.

 

Aron, libéral par tempérament

L’enseignement aronien s’est opposé au dogmatisme marxiste qui dominait l’université en offrant aux esprits indépendants un refuge intellectuel et moral qui a fait école.

Aron a été à l’origine de nombreuses revues – notamment Contrepoint et Commentaire – et a eu de nombreux continuateurs qui se sont illustrés en histoire, en philosophie et en science politique. Il ne fut jamais un chef de secte, et ses élèves et amis ne se sont pas tous inscrits dans la tradition libérale comme Jean Baechler, Pierre Manent, Julien Freund ou Alain Besançon. D’autres se sont retrouvés dans le camp de la gauche réformiste et antitotalitaire, à l’image de Claude Lefort, François Furet ou Pierre Rosanvallon.

Son legs intellectuel allie passion pour le présent et distance philosophique, à l’image d’un Cicéron qui, comme l’a rappelé Pierre Manent :

« sait que les étoiles existent, mais […] laisse le plus souvent à d’autres le soin de décrire le mouvement des constellations ; ou s’il s’y risque parfois lui-même, sa voix se voile d’une ironie attristée. Sa tâche propre est d’introduire un peu d’ordre et de clarté dans le monde sublunaire : pour cela, il faut oublier les étoiles autant que se les rappeler. Une Raison et une Justice supérieures président peut-être, mystérieusement, aux destinées du monde, encore que cela soit improbable ; mais la tâche de la raison et de la justice humaines c’est, dans les contraintes et les incertitudes de l’action effective, de limiter les pouvoirs de l’inhumain »5.


Retour au sommaire de l’édition spéciale Raymond Aron, 30 ans déjà

  1. Sur le sujet, voir : Audier, Serge, Le colloque Lippman. Aux origines du « néolibéralisme », Lormont, Le bord de l’eau, 2012 ; Laurent (Alain), Le libéralisme américain. Histoire d’un détournement, Paris, Les Belles Lettres, 2006
  2. Cité in Audier, Serge, op. cit., p. 241.
  3. « La définition libérale de la liberté, à propos du livre de F. A. Hayek The constitution of liberty », in Aron, Raymond, Les sociétés modernes, Paris, PUF, 2006, p. 637
  4. Les sociétés modernes, op. cit., p. 638.
  5. Manent, Pierre, Enquête sur la démocratie, Paris, Gallimard, 2007, p. 244
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  • La dernière citation est très belle, très émouvante, je n’ ai bien compris de qui est cette phrase.

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