La mémoire de l’ex-RDA maîtrisée avec brio dans un roman total qui brasse un monde de personnages attachants et symboliques.
Par Thierry Guinhut.
Peut-être Uwe Tellkamp est-il le Proust de la mémoire de l’Allemagne de l’Est ; en même temps que son Balzac pour le réalisme de la reconstitution…
Christian, probable alter ego de l’auteur, est un lycéen acnéïque aux émois amoureux platoniques, dont l’enseignement est dominé par les “homélies” de l’instruction civique et par l’orwellienne surveillance de son prof de russe. Autour de lui, au-dessus de “la ville sidérurgique idéale” de Dresde, une famille, un réseau de personnages gravite. Ses proches perpétuent tant bien que mal les valeurs bourgeoises et d’élite, lecture ou violoncelle… L’on est ingénieur, physicien, médecin, et ce microcosme, quoique privilégié, souffre de pénuries, d’une recherche et de moyens à la traîne, loin derrière l’Ouest. Le jeune héros, pensant devenir chirurgien (comme Tellkamp), devient indiscipliné devant l’aberration du système, traversant l’enfer du service militaire, des prisons de l’armée pour quelques mots d’ “outrage à l’État”, jusqu’à ce que la chute du mur le délivre…
Sous le touffu roman de société, voire autobiographique, pointe un roman philosophique où l’on tente de garder sa dignité intérieure et intellectuelle, malgré les compromis, les doubles vies, les courages et les lâchetés, du moins pour ceux qui entourent le jeune homme, dominés par la figure de Meno, un correcteur pour une maison d’édition, et diariste secret, encerclé par les liens inextricables de la censure. Ce qui permet d’infiltrer un milieu littéraire gangréné par les jeux de pouvoir, de sentir l’aile de la satire sur la foire de Leipzig et ses intrigues éditoriales, “où les rapports de lectures donnent des maux de ventre idéologiques”.
Par-delà l’ample récit, la balzacienne description méticuleuse, un réalisme magique saupoudre ce tableau, comme pour tenter de se rédimer de la grisaille quotidienne et bassement politique, dont on ne peut s’échapper que par des rituels familiaux, amicaux et par une boulimie de lectures, seule évasion hors des barbelés de l’État communiste. Dans “La province pédagogique”, la “Tour” est une image de l’utopie de l’homme nouveau communiste, mais aussi de la confusion babélienne de ses langages, une allusion à la dimension initiatique de la “société de la Tour” chère à Goethe. Autour de la “Maison des Mille Yeux”, les personnages aux noms improbables, “Eschschloraque” ou “Le Vieux de la Montagne”, écrivains, poètes, sont des excentriques aux pouvoirs et interrogations politiques complexes.
Loin d’être une charge brutale contre le communisme révolu et sa police politique, la sinistre Stasi, c’est avec un doigté subtil que cet univers clos révèle son fonctionnement, ses illusions, ses failles, son totalitarisme. Sous le vernis de l’Est soviétisé, un monde délabré pointe son museau infâme, fait de fonctionnaires tatillons, de miliaires exerçant une menaçante “Pesanteur” : l’on vit en un pays “aussi truffé de punaises qu’un studio d’enregistrement”, où l’on se demande : “je dois donc commencer par faire un dossier sur cette fille, avant de tomber amoureux ?”
Même si l’écriture nous rend ce régime disparu avec une sensible acuité, elle ne véhicule pas cette “Ostalgie” complaisante qui voudrait nous faire prendre des vessies pour des lanternes… Rarement on aura pénétré un univers avec une telle richesse de la perception et d’une mise en scène qui s’attachent aux “singularités dans le développement de la personnalité”, au contraire des camps de jeunesse qui cherchent à les “éliminer”. Tellkamp, nouvelle icône de la mémoire est-allemande, qui écrirait la suite, post-chute du Mur, de cette épopée aussi vaste qu’intimiste, peut reprendre le credo d’un de ses personnages : “Ce qui m’intéresse, moi, ce sont les abîmes qui s’ouvrent dans l’être humain. J’en ai toute une collection.”
— Uwe Tellkamp, La Tour, traduit de l’allemand par Olivier Manonni, Grasset, 976 p, 25 €.
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Sur le web.
Article paru initialement dans Le Matricule des Anges, avril 2012.
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