Alain Laurent, Le Libéralisme américain : Chapitre 3 – 1890-1925 : « socialisme libéral » contre libéralisme classique

Analyse du livre Le libéralisme américain, par Alain Laurent.

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Alain Laurent, Le Libéralisme américain : Chapitre 3 – 1890-1925 : « socialisme libéral » contre libéralisme classique

Publié le 6 avril 2012
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Par Fabrice Copeau.

En France, la tentative de renouvellement du libéralisme prend la forme du solidarisme. Cela étant, il semble que les solidaristes soient plutôt des défenseurs d’une « troisième voie » que du libéralisme.

Les solidaristes français n’ont jamais été des libéraux

Le libéralisme américain par Alain LaurentEmile Boutroux désigne très clairement l’ennemi du solidarisme : le libéralisme et l’individualisme. Léon Bourgeois a bien précisé que pour lui la solidarité ne saurait provenir du libre choix ou de la coopération volontaire des individus, comme chez les libéraux, mais de l’obligation de s’acquitter d’une « dette sociale » contractée par la société pour eux. L’homme naît débiteur de l’association humaine. L’individu n’est qu’un fragment d’un organisme vivant, la société, et se trouve donc en son fond collectivisé dès sa naissance ; il doit alors vouer une part de son activité au collectif. La doctrine solidariste en tire la notion de « quasi-contrat », qui lie les individus entre eux sans leur consentement, à l’opposé de la référence libérale au libre-consentement et à la souveraineté individuelles. Célestin Bouglé, un autre solidariste, fait sans doute preuve de grande clairvoyance lorsqu’il affirme que le solidarisme est un anti-libéralisme.

Léon Bourgeois, lui, préfère le terme de « socialisme libéral » 1, ce qui au final est assez évocateur : le solidarisme c’est avant tout du socialisme, qui a la particularité d’être libéral, et non un « libéralisme social », un libéralisme particulièrement social.

La présence de ce passage consacré au solidarisme n’apporte pas grand-chose à la démonstration de Laurent, dans la mesure où jamais les solidaristes n’ont tenté de redéfinir, ni même de s’approprier, le terme de libéralisme.

Le moment européen du « socialisme libéral »

Aux côtés des new liberals anglais et des solidaristes français, des penseurs allemands ou italiens viennent apporter leur pierre à l’édifice d’un « socialisme libéral », qui n’a plus rien à voir avec le libéralisme.

Laurent commence par un cas particulier (ce qui est étrange d’un point de vue didactique), celui de Franz Oppenheimer, qui certes emploie le terme de « socialisme libéral », mais pas du tout dans le sens du recours à l’Etat pour redistribuer ou collectiviser. Ce qu’il souhaite, dans Der Staadt (1908), c’est qu’aucune discrimination n’empêche les pauvres et les « opprimés » d’entrer dans le libre jeu du marché, rien de plus. Il est du reste considéré par Rothbard comme un précurseur de l’anarcho-capitalisme, de par sa distinction désormais classique entre les deux moyens de conservation de soi2. En réalité, Oppenheimer n’est pas un socialiste libéral, mais un libertarien de gauche, qui a fortement influencé les tenants de l’ordo-libéralisme par exemple.

En Italie, la donne est différente. Existe le terme de « libérisme », équivalent au libéralisme économique de laissez-faire, en sus du libéralisme (politique). Piero Gobetti, dans la Rivoluzione liberale (1923) dénonce la confusion entre libéralisme et libérisme, tout en reconnaissant à l’individualisme économique la paternité de l’opulence de l’Italie du Nord. Si donc le libérisme n’est pas tout le libéralisme, ce n’est pas non plus pour lui une perversion. Il reproche au libérisme d’ignorer et d’exclure le prolétariat, sans toutefois vouloir un « socialisme libéral ». Le libérisme doit reconsidérer ses principes, contre la mainmise des oligarchies mais aussi la mystification de l’harmonie universelle des intérêts. Intégrant (à la manière de Comte et Dunoyer) la lutte des classes au libéralisme, Gobetti allait peut-être refonder véritablement le libéralisme, s’il n’avait été assassiné par les fascistes à l’âge de 26 ans.

Benedetto Croce, dans Liberismo e liberalismo (1928) indique que si les deux notions partagent une commune opposition à l’autoritarisme, se séparent dès lors que le libérisme tend indûment à se constituer en « loi suprême de la vie sociale » 3. Il considère que l’économie de marché est nécessaire, mais qu’elle ne doit pas sortir de son champ paradigmatique, et qu’elle ne doit pas contaminer l’éthique de la société globale par son utilitarisme réducteur. Pas plus que Oppenheimer ou Gobetti, Croce n’adhère à la notion de socialisme libéral, se considérant lui-même fort peu socialiste.

En Italie, seuls Guido de Ruggiero et Carlo Rosselli s’engagent dans la voie du « socialisme libéral ». De quoi s’agit-il ? Il y aurait d’une part une évolution socialisante du libéralisme, et d’autre part une libéralisation des pratiques socialistes. Le tout sur un fond organiciste, bien entendu. L’organicisme est bel et bien le symbole même de la rhétorique réactionnaire, invoqué dans pratiquement toutes les offensives idéologiques anti-libérales et anti-individualistes. Apuré du libérisme, le « socialisme libéral » se réduit à la méthode politique (self-government, pluralisme, etc) et à la démocratisation, ce qui vide le libéralisme de toute référence à la souveraineté de l’individu et à la liberté économique. Plus rien du libéralisme ici, tout du socialisme en revanche.

En Espagne enfin, José Ortega y Gasset a cherché à réinterpréter dans un sens constructif le libéralisme classique. Dans La Révolte des masses (1930), il choisit de défendre, de manière chevaleresque et désintéressée, le « vieux libéralisme », en donnant à celui-ci un sens nouveau, mais pas celui du new liberalism, du solidarisme ou du « socialisme libéral » : celui d’un renouveau d’un « individualisme » libéré des interprétations « collectivistes » de Stuart Mill ou de Spencer, en préservant l’individu d’être absorbé dans le culte et le règne des « masses ».

1890-1925 : résistance du libéralisme classique en Europe continentale

Le libéralisme classique a toujours eu des partisans et défenseurs en Europe continentale, ce qui interdit de s’emparer du mot et de l’idée de libéralisme pour en usurper le sens. C’est particulièrement vrai en France. Emile Faguet par exemple, publie en 1903 son Libéralisme. Il définit ce dernier comme les droits de l’homme, dont le droit de propriété est le premier. Le droit de propriété nécessite alors un respect absolu et une protection sans faille de la part de l’Etat. S’il rejette le droit naturel, Faguet justifie pourtant la souveraineté de l’individu dans un sens radicalement différent de celui des socialistes. Comme il l’écrit dans Socialisme (paru en 1907) :

Hors du collectivisme, point de socialisme. Et le collectivisme est impossible. (…) On ne peut s’évader du système capitaliste et il faut savoir qu’on y restera toujours.

Yves Guyot constitue une autre figure française majeure. Il établit le caractère indivisible du lien entre une liberté économique qui inclut la liberté du travail et une liberté politique calée sur une conception individualiste de la démocratie. Par ailleurs, alors qu’il est membre du parti radical (comme Bourgeois), Guyot déploie toute son énergie pour mener un combat implacable contre le socialisme accusé de faire renaître le despotisme jacobin et de conduire tout droit au collectivisme4

A ces deux auteurs, on peut ajouter les contributeurs réguliers du Journal des économistes (Leroy-Beaulieu, Léon Say, Schatz, d’Eichthal ou encore Follin). Tous s’attaquent tout particulièrement au solidarisme, accusé, sous couvert de générosité humanitaire, de mener tout droit au socialisme. Ils pensent donc que le solidarisme est une véritable machine de guerre lancée contre le libéralisme. Notons au passage que l’ambigu Pareto viendra leur apporter sa contribution dans ledit Journal.

Cela étant, après la Première guerre mondiale, le libéralisme français s’étiole, puis devient totalement silencieux. Il n’y a guère qu’Alain pour défendre une éthique républicaine individualiste et méfiante à l’égard de l’Etat. Dans ses Propos d’économique (1934), il ose, dans un contexte très difficile pour la pensée libérale, se prononcer en faveur du libre marché et d’un retour à la propriété individuelle.

C’est dans cette fin des années trente, alors que le libéralisme classique est moribond et que nombreux sont ceux qui veulent se partager sa dépouille, qu’un groupe d’intellectuels venus de divers horizons décidera de saisir le taureau par les cornes et de faire renaître un libéralisme authentique, pas un socialisme plus ou moins libéral.

  1.  Léon Bourgeois, La Philosophie de la solidarité.
  2.  Les moyens économiques (le travail et l’échange équitable de son travail contre le travail d’autrui) ou les moyens politiques (le rapt, appropriation violente et sans compensation du travail d’autrui). Voir par exemple Murray Rothbard,Anatomie de L’Etat.
  3.  Ce texte est une réponse de Croce à Luigi Einaudi, le principal libériste italien de l’époque.
  4.  Voir la Tyrannie socialiste (1893), Les principes de 1789 et le socialisme (1894), La Comédie socialiste (1897) etSophismes socialistes et faits économiques (1908).

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