Après un premier article, nous poursuivons l’analyse économique d’Asterix et Obelix, avec Obélix et Compagnie ou un plaidoyer clair contre les théories keynésiennes par Goscinny.
Un article de Vox Thunae
Obélix et Compagnie (1976) est à mes yeux le traité d’économie le plus pédagogique jamais paru. Trois ans après que le choc pétrolier a nettement enrayé la croissance des Trente Glorieuses, Goscinny porte dans cet album son regard sur la politique économique, et y fait – probablement sans le savoir, et d’après mon interprétation personnelle – une reductio ad absurdum du keynésianisme. Le tout forme une métaphore assez pertinente de l’économie française et de ses travers.
Le choix de Jacques Chirac, interprété par le « néarque » Caius Saugrenus, comme personnage central de l’album marque clairement le ton. « Un mécontent, c’est un pauvre qui réfléchit », disait Talleyrand. Saugrenus en prend note pour proposer à César d’occuper et d’enrichir le village gaulois pour le détourner des troubles. Occuper et enrichir – relancer l’emploi et la production – les objectifs explicites des plans de relance.
Je vous propose donc l’exercice inédit d’une lecture de cette BD au regard de la théorie du grand Keynes.
Un concept clé : le multiplicateur keynésien
Dans son principal ouvrage, la Théorie Générale (1936), Keynes défend la dépense de l’État comme instrument de relance de l’activité économique. Un des concepts centraux de son argumentation est le principe du multiplicateur.
L’idée est simple : Saugrenus achète un menhir à 100 sesterces à Obélix, Obélix dépense 80 sesterces en sangliers (et en met 20 de côté), les chasseurs de sangliers dépensent 64 sesterces (et en mettent 16 de côté), etc. On remarque qu’à ce stade du processus la dépense de Saugrenus a fait monter le PIB du village de 100+80+64=244 sesterces, et ce n’est qu’un début !
Goscinny explicite le phénomène en termes d’emplois :
Remarquons aussi qu’une méprise courante sur Keynes est l’assimilation de sa théorie aux grands travaux de Roosevelt, ce qui est un anachronisme de quatre années. Nombreux sont ceux qui pensent d’ailleurs qu’en l’absence de grands projets à réaliser, il n’est pas possible de mettre en place une politique de relance efficace. Or, c’est sans grand rapport !
La théorie décrite par Keynes tient tout autant lorsqu’on paye des gens à creuser des trous puis à les reboucher. Le point central, c’est de créer du déficit. Le choix du menhir, produit inutile par exemple, renverse à merveille cette méprise courante.
Un effet négatif et une injustice : l’effet d’éviction
Parmi les grandes critiques adressées aux plans de relance keynésiens, on trouve l’« effet d’éviction » : le soutien apporté à quelques-uns leur permet d’accéder à des ressources qui sont perdues pour d’autres, qui les auraient peut-être mieux utilisées.
D’une manière générale, l’effet direct est de détourner les facteurs de production de leur utilité naturelle vers un secteur artificiellement stimulé : le chariot du marchand se transforme en chariot à menhirs, la poissonnerie perd ses ressources humaines au profit de l’industrie monolithique.
Le caractère injuste de cette éviction est sans doute ressenti par les consommatrices du village, agglutinées autour du chariot du marchand ambulant, lorsqu’Obélix, arrivant les mains pleines des sesterces de Saugrenus, déclare « J’achète tout ! ». Un désagrément que subit aussi le chef Abraracourcix qui perd ses porteurs, dont le travail est désormais absorbé par la « bulle du menhir ».
Une bulle et/ou trou commercial
La création d’une bulle, c’est-à-dire l’orientation vers un (ou plusieurs) secteur d’activité d’un niveau de ressources excessif au regard de son utilité économique, est souvent le danger principal d’une relance.
Pensez que sous l’effet du plan Saugrenus, le monde antique, de la côte armoricaine à l’Égypte de Cléopâtre, se lance dans la production massive de menhirs qui ne servent à rien. Moment de la BD qui nous fait remarquer une des principales limites du multiplicateur keynésien : il alimente parfois les importations plutôt que d’accroître la production intérieure.
Ce point provoqua par exemple l’échec total du plan Mauroy au début des années 1980 et explique l’importance de la coordination des politiques de relance entre États.
Finalement, les finances de César sont désastreuses, si bien qu’il ordonne la fin de l’aide au menhir gaulois. La bulle éclate, et comme elle occupait nombre de travailleurs, l’économie romaine toute entière s’effondre, alors qu’on détruit la dette publique à coup d’inflation.
En vrac
Après une revue de la trame principale à la lumière de la théorie keynésienne et de ses imperfections, diverses remarques sur d’autres éléments de nature socio-économique.
- Goscinny a inventé le principe du Powerpoint™, et par là même le concept du consultant en pipologie, plus de 10 ans avant Microsoft
- Vous trouverez à la page 36 une introduction au marketing rappelant deux principes clés de cette activité : répéter et répéter encore jusque ce qu’à ça entre, et surtout créer une angoisse sociale à ne pas posséder le produit…
- Peut-être Goscinny cherche-t-il aussi dans cet album à critiquer les économies mono-produits qui, mettant tous leurs menhirs dans le même chariot, sont fortement exposées aux variations de prix.
- Et enfin, un problème bien connu de notre beau pays : donner des aides, c’est toujours très bien ; retirer la moindre d’entre elles, et les irréductibles Gaulois sont dans la rue !
Dans la série des articles sur John Maynard Keynes et le keynésianisme, voir aussi « Keynes, Hors-la-loi ? ».
Une petite vidéo, Astérix; Obélix et les fonctionnaires:
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Ce ne sont pas les gaulois qui sont irréductibles, mais les aides !
Après lecture de la BD, très bon article. Sur une très bonne BD, effectivement pédagogique, à condition de connaître par avance les principes du keynésianisme et ses prétentions.
Dommage d’avoir prix l’oeuvre par le mauvais bout. Si l’industrie du menhir constitue une politique de relance par la dépense publique, c’est du point de vue de l’empire romain, pas de celui du village.
Du point de vue du village, c’est tout comme si la carrière de menhirs s’était transformée en mine d’or, pas plus. Un filon à durée de vie limitée mais dont on refuse d’envisager la fin en se focalisant sur le profit à court terme. C’est bien plus une critique (volontaire ou pas) de la société industrielle, et des dérives que ça peut causer dans le tiers monde.
En tout cas, merci à l’auteur pour m’avoir permis de regarder cette oeuvre différemment, même si mon interprétation est au final opposée ^^