Une entreprise française, constatant que le prix de marché du travail en Roumanie est inférieur à celui qui a cours en France, décide de délocaliser une partie de sa production dans la région de Bucarest. On est donc bien dans une situation où la décision de cette entreprise – qui n’est, cela va de soi, motivée par rien d’autre que la volonté de maximiser ses profits – provoque une baisse de l’offre d’emplois en France et une augmentation en Roumanie. En supposant que la demande est constante et que le marché du travail n’est pas régulé, nous devrions donc assister à une hausse des salaires en Roumanie et à une stagnation ou même une baisse en France [1]. En d’autres termes, guidée par une sorte de main invisible, cette entreprise participe à une réduction des inégalités de revenus entre la France et la Roumanie. Imaginons un instant que l’État français s’oppose à cette décision et menace l’entreprise de lourdes sanctions fiscales en cas de délocalisation : le résultat de cette politique sera un maintien des inégalités de revenus entre roumains et français. Le marché tend à réduire les inégalités salariales ; le restreindre contribue à les faire perdurer.
Dans les rangs « progressistes », cette simple déduction de bon sens peut donner lieu à deux types de réactions : la dénégation pure et simple ou l’affirmation du principe selon lequel l’objectif de réduction des inégalités ne s’entend qu’à l’intérieur de frontières politiques données. En d’autres termes, si les roumains sont pauvres, c’est leur problème ; qu’ils se débrouillent : les français d’abord [2].
Mais les choses peuvent devenir beaucoup moins nettes quand le même phénomène se manifeste au beau milieu du cadre rassurant de frontières politiques solidement gardées comme en témoigne les mésaventures de l’avionneur Boeing [3]. En effet, la firme de Chicago a jugé bon d’investir 750 millions de dollars dans la construction d’une usine en Caroline du Sud plutôt que dans l’État de Washington, là où la plupart de ses appareils sont assemblés. La direction n’a fait aucun mystère sur les raisons de ce choix : le coût de la main d’œuvre est tout simplement moins élevé en Caroline du Sud. Or voilà que le National Labor Relations Board (NLRB) attaque Boeing en justice au motif que cette délocalisation interne aux États-Unis violerait les droits des syndicats de l’État de Washington en les exposant à la concurrence forcément déloyale des travailleurs de Caroline du Sud.
Évidemment, les « progressistes » de Seattle se félicitent de cette décision qui va, de toute évidence, dans le sens de l’intérêt général tandis que ceux de Columbia s’en offusquent au motif que, bien évidemment, le même intérêt général commandait à Boeing de s’installer dans leur État. Les voies de l’intérêt général sont impénétrables.
La réalité, disait Philip K. Dick, c’est ce qui ne disparaît pas quand on cesse d’y croire. En l’espèce, laisser Boeing installer ses sites de production où son intérêt lui indique de le faire était de nature à réduire les disparités salariales entre l’État de Washington et la Caroline du Sud ; l’en empêcher, c’est favoriser le maintien de ces inégalités. De retour en France et après 4 décennies de social-démocratie redistributive et de réglementation du marché du travail, les mêmes « progressistes » dénoncent jour après jour la « croissance des inégalités » et nous proposent une solution originale pour régler le problème : plus de redistribution et plus de règlementation.
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Notes
[1] Mais comme le marché du travail français est lourdement régulé, on assistera dans les faits à une augmentation du chômage.
[2] D’où certaines convergences qu’on a cru, longtemps et à tort, contre natures.
[3] Qui n’est pourtant pas le dernier à chercher la protection des politiciens au nom de l’intérêt général du peuple étasunien.
Article repris du site de l’auteur avec son aimable autorisation
Ne nous faites pas croire que vous vous êtes pris d’une soudaine philantropie pour les pays en développement…..et que c’est pour cela que vous soutenez la délocalisation ! Quelle pirouette, bravo!
Baykar
Alors selon vous la seule voie pour avoir une conduite ” philantropique ” vis à vis des pays en développement est le nationalisme économique? Seul le libre échange à permis à ces pays de se développer, et si nous nous replions sur nous mêmes avec nos petites normes socialistes il y aura moins d’échanges commerciaux, plus de réglements et donc moins de prospérité dans ces pays.
D’autre part vos amis les ” philantropes ” socialistes, certes trés humanistes et généreux , ont été à la tête des pays africains pendant des décennies!
Le résultat? Famines, régimes autoritaires, guerres et autres crimes contre l’humanité.
Les libertés économiques étaient anéanties,un entrepreneur devait consulter 50 organisations étatiques pour avoir le droit de fonder son entreprise. Pendant ce temps les bureaucrates se goinfraient grâce au racket ( oh pardon, à l’impôt ).
Mais bon, ces gens ont eu de la chance : ils étaient bien protégés du libéralisme!
Je crois qu’il s’en fout, des “pays”. Tout ce qui l’intéresse, ce sont les vraies personnes. Après, il faut savoir si on met ou pas une hiérarchie entre les hommes, et dans quel sens. Vous pouvez penser qu’être un noble à 4 quartiers de noblesse (un français pur porc) donne ipso facto un droit à la priorité dans l’embauche et à un salaire plus élevé que le roturier (un roumain), mais faut pas se leurrer et nous faire croire que c’est par esprit philanthropique non plus…
Il me semble que vous devriez préciser quelques points afin que tous comprennent la situation exacte.
Au US, tous les états n’ont pas le même droit du travail et l’union se divise entre état où il est obligatoire de se syndiquer et états libres.
Il y a 22 états qui ont choisi suite au passage du Taft-Hartley Act de libérer les employeurs et les employés des contraintes du National Labor Relations Act qui prévoit notamment le passage d’accords entre employeurs et syndicats pour une obligation de syndicalisation pour travailler. C’est le principe des “closed shop” (devenu ensuite “union shop” quand la loi Taft-Hartley l’a rendu illégal, mais dans les faits, c’est pratiquement la même chose) qui est celui qui gouverne les relations de Boeing dans l’état de Washington et qui est illégal en Caroline du Sud.
Donc 22 états libres, principalement au Sud, Sud-Est des USA, ce qui explique (mieux que tous les commentaires ahuris qu’on a pulire dans la presse française d’influence) le succès de ces états depuis une bonne vingtaine d’années.
Rappelons que Boeing a son siège à Chicago depuis 2001, mais que son berceau est Seattle, d’où l’importance symbolique de ce conflit, et qu’aucun emploi bien sûr n’a été sacrifié à Seattle lors de la création de cette nouvelle unité en Caroline du Sud.
Enfin, pour ceux qui auront le courage de lire quelques articles de référence sur ces lois, on s’aperçoit du grand écart entre la réalité américaine et celle qu’elle projette. Sur le fond, les USA sont avec la monté en puissance de l’état fédéral, et à l’exception de quelques mandatures, un état très influencé par le socialisme, la bureaucratie et la gestion paritaire entre grands intérêts oligopolistiques.
Boeing a Chicago? C’est pas Seattle?
Si le berceau de Boeing est bien Seattle, mais le siège a été transféré à Chicago en 2001.