Lors d’une conférence prononcée en 2001, Régis Debray faisait remarquer le curieux effacement de la voiture dans le domaine intellectuel, tandis qu’elle est omniprésente et déterminante dans tous les aspects de notre quotidien : « Si un érudit de l’an 3000 n’avait à sa disposition, pour se faire une idée de ce qu’aura été notre civilisation, que les catalogues des bibliothèques de lettres et de sciences humaines, il en conclurait que l’automobile entre 1900 et 2000 fut une rareté assez marginale – et non l’objet-pilote et symbole du XXe siècle. » (Conférence prononcée le 7 décembre 2001 à la Bibliothèque nationale de France dans le cadre des « Grandes conférences Del Duca », retranscrite dans l’ouvrage Des machines et des âmes, Descartes et cie, 2002)
Face à ce vide conceptuel entourant la voiture, il précise encore : « Si vous êtes philosophe et que vous voulez réfléchir sur l’automobile, votre première découverte, c’est que vous n’avez aucun classique, aucun texte de philosophie à citer. Ce qui, pour les professionnels, a quelque chose de paniquant. » Les choses n’ont guère changé pendant les dix années qui ont suivi, jusqu’à aujourd’hui – hormis quelques publications qui ne traitent en réalité des voitures que d’un point de vue technique et technologique, essentiellement par le biais d’une critique écologique… Il n’existe toujours pas d’ouvrages de référence proposant une approche véritablement philosophique ou sociologique de notre rapport à l’automobile. Celle-ci doit donc se penser au présent, dans la communication spécifique dont elle est l’objet, à travers des formes de médias bien moins pérennes que les traités et essais : les publicités à la télé (et dans la presse).
L’idéologie latente des différents moyens de locomotion
Régie Debray est « médiologue », tenant de la médiologie, discipline dont il est l’inventeur et qui consiste à étudier les différents médias et les rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Reprenant l’idée de Daniel Bougnoux selon laquelle « les médias se pensent entre eux », il en vient à considérer que les véhicules eux aussi se pensent entre eux : « Chacun [des véhicules] dévoile les avantages comparatifs de l’autre, et chaque mode de locomotion a sa vision du monde. La route valorise la liberté individuelle, et la libre entreprise. La voie navigable est du parti des terroirs et des saines traditions. Le rail pense organisation et discipline. L’avion pense mondialiste. L’avion transnational découvre en retour le chemin de fer comme « social-démocrate » ou collectiviste, face à quoi la voiture se pose en libérale, la péniche votant écolo. Un moyen de transport est une idéologie qui s’ignore. »
La vision de Régis Debray (fidèle ami de Castro, rappelons-le ici), qui vise à tout politiser – à ne penser chaque fait ou objet qu’au travers d’une lutte entre groupes déterminés -, est une vision gauchiste à laquelle s’oppose généralement un libéral. La grille de lecture qu’il propose ici a toutefois sa pertinence. Avançons l’hypothèse selon laquelle le degré de centralisation des informations sur le déplacement de l’ensemble d’un certain type de véhicule est relatif au degré de « latéralité » de ce type de véhicule. Par exemple, un train ne peut s’écarter des rails sur lesquels il évolue : son degré de latéralité est donc nul. Si l’on ne peut prévoir et décider de son mouvement en fonction du mouvement des autres trains, le risque est grand d’une collision avec l’un d’eux.
La centralisation semble donc devoir être maximale par rapport à ce moyen de locomotion, et nous observons que les chemins de fer sont en effet soumis à un monopole d’État dans de très nombreux pays. En retour, certains analystes essayent de corréler la privatisation des transports ferroviaires britanniques (entre autres) et une hausse des collisions de trains sur ce territoire. Le train apparaît donc par nature comme un mode de locomotion étatique et collectiviste. A cela s’ajoute le fait qu’un train peut transporter dans ses wagons un grand nombre de passagers et est donc davantage disposé à être un transport public – la pire dérive dans ce sens étant l’utilisation qu’en a fait le régime nazi pour convoyer les juifs jusqu’à des camps de concentration ou d’extermination, sans qu’ils puissent s’en échapper ou les détourner.
L’éloge de l’automobile comme instrument de liberté
A l’inverse, la voiture présente un important degré de « latéralité » : elle peut se déplacer en largeur de plusieurs mètres en quelques secondes. Une plus grande liberté peut donc être accordée aux mouvements des voitures, et la décision d’emprunter telle ou telle route n’a pas à se décider plusieurs jours ou heures à l’avance par rapport aux autres voitures à l’échelle du territoire national. La circulation des voitures est donc en opposition directe avec celle des trains : aucune étatisation ni planification de leur conduite n’est justifiable.
En suivant ce propos, nombreux sont les libéraux qui font l’éloge de la voiture comme remarquable expression de l’individualisme. Dans son ouvrage Libéralisme, Pascal Salin s’enthousiasme : « L’auto est un formidable instrument de liberté. Grâce à elle, l’individu peut parcourir le monde, aller où bon lui semble, au moment qui lui convient. Elle a transformé la vie en permettant aux hommes de se rencontrer, de se connaître, d’échanger leurs idées, de transporter les fruits de leur activité. Mais elle est aussi un espace de liberté. Bien protégé dans son automobile, chacun se sent chez soi. Personne d’autre que lui n’y a accès en dehors de ceux qu’il y invite. » (Pascal Salin, Libéralisme, Odile Jacob, 2000)
L’automobile est envisagée comme instrument de la liberté individuelle, et cela tant dans la possibilité d’accaparement des espaces qu’elle permet – à commencer par le confinement protecteur de son habitacle – que dans la possibilité de s’extraire de tout espace. Face à la ville qui se referme sur l’individu, de toutes ses obligations et de tout son béton, la voiture est synonyme d’évasion. La ville est le lieu du travail, de l’appartement familial, le modèle de la cité où chacun se retrouve subordonné aux décisions de la collectivité, tenu par des règles et souvent brimé dans son originalité ; la voiture nous permet d’y échapper, d’emprunter les routes qui nous en éloignent et nous mènent à la mer ou à la montagne, à la campagne, nous offrant comme une voie d’accès – voire de retour – à la nature, et nous permettant de capter par là une forme d’authenticité…
La formation de l’antithèse dans sa propre publicité
Cependant, hormis les 4×4, l’immense majorité des voitures en circulation ne permet pas de s’aventurer au-delà des routes spécialement tracées pour elles. Ces lacets de béton, et les parkings vers lesquels ils doivent bien mener, sont tout autant de marques qui entachent en réalité l’introuvable nature que nous continuons de chercher. La voiture ne nous permet pas de nous extraire d’une ville de béton : elle est au contraire le moyen, le prétexte de son extension. Elle amène la pollution jusque dans des endroits auparavant préservés. D’un instrument de liberté, elle devient outil de dégradation, au détriment de ceux qui veulent pourtant l’utiliser. Peu contesteront cette idée. Ce qui est plus surprenant, par contre, c’est la façon dont l’industrie automobile elle-même, adossée à celle de la publicité, a explicitement intégré ce retournement dans sa communication, au point d’assumer la présentation de la voiture comme antithèse de la liberté initialement revendiquée.
A ce titre, une publicité diffusée en 2007 pour la voiture Seat León se révèle exemplaire. Dans ce clip, digne d’un authentique court-métrage cinématographique (voir ci-dessus ou ici), le modèle n’est pas vanté pour ses mérites, ses qualités, les options disponibles ou son confort de conduite. Au contraire, la voiture devient un objet délicat, encombrant, tout à la fois dont on est responsable et auquel il faut se soumettre. Elle est pensée en termes de contraintes, d’obligations, et même de peur et d’obsession. Dans ce reflet inversé des publicités auxquelles nous étions habitués, le slogan lui-même retourne alors de façon extrêmement habile une rhétorique anticonsommation bien connue : « Laissez-vous posséder » – l’exact inverse de ce que tentait de prévenir le personnage anarchiste de Tyler Durden dans le film Fight Club : « Les choses que l’on possède finissent par nous posséder »…
Mais un autre spot attire notre attention, plus incroyable encore dans cette logique. Il s’agit de la publicité de Mercedes-Benz pour la deuxième génération de son modèle CLS, sortie au début de l’année 2011 :
Ce court-métrage publicitaire, diffusé à la télé ainsi qu’en première partie au ciné, met en scène un individu qui a tout quitté pour aller vivre seul dans les bois, sorte de Thoreau contemporain. Loin de manquer de quoi que ce soit, celui-ci déclare dans un premier temps « avoir assez » – « I had enough » – dans son monologue en voix-off, expliquant que cette simplicité lui permet de se retrouver lui-même. Son allure concorde avec son style de vie : cheveux en bataille et barbe fournie, une sorte de chèche en écharpe et une épaisse surchemise, jean et chaussures de marche. L’environnement conditionne toute une façon d’être et de paraître. Mais la vue soudaine d’une élégante voiture va l’amener à modifier son apparence en intégralité, comme une inversion, ou l’impression en négatif d’un mode de vie incompatible. L’apparition de la voiture ne suscite pas seulement chez lui l’envie de la posséder – ou de « se laisser posséder par elle » – mais implique aussi et surtout son retour à la ville, à la civilisation, l’obligeant à se raser et à rentrer dans le costume type du cadre financier, veste et cravate assorties, sorte d’uniforme effaçant l’originalité qu’il avait jusqu’alors révélée.
Le paradoxe du retour à la ville en automobile
Ce n’est qu’à partir du moment où il est rasé – de prés -, coiffé – presque gominé – et rhabillé – de la tête aux pieds – qu’il peut espérer conduire à son tour la berline. Une fois en route, la ville qui apparaît au loin, alors qu’il traverse un pont séparant symboliquement deux mondes distincts, n’a rien d’un petit hameau ou village dont on pouvait penser que le personnage était d’abord issu. Surgissant de nulle part s’élèvent des tours et buildings miroités évoquant furieusement les centres d’affaires des grandes métropoles. Le contraste est saisissant. La voiture n’est pas le moyen de sa libération, mais ce qui le renvoie dans sa prison de béton – la ville, le travail, les obligations, les efforts obligés de présentation, la soumission à tout un ensemble de règles et de contraintes découlant de la vie en communauté…
Faut-il voir dans cette mise en scène quelque chose d’aussi révoltant, sacrifiant les représentations d’un certain idéal de liberté au profit d’un appel au conformisme et à la soumission à un système donné ? La publicité est souvent accusée de verser dans une forme de propagande, en se faisant le relais implicite d’une « idéologie dominante », celle du capitalisme incarné par ces centres d’affaires où les hommes qui y travaillent en costumes sombres circulent en grosses berlines. La tendance au paradoxe dans les publicités automobiles de ces dernières années accréditerait cette vision, si l’on s’en tenait à des interprétations aussi simplistes. Il s’agit pourtant de l’exact inverse : ce film publicitaire ne relève pas d’une quelconque « propagande capitaliste », mais se base au contraire sur une idéologie opposée, et fortement ancrée dans les mentalités contemporaines, assimilant la civilisation à la destruction de notre sainte mère Gaïa.
Ce court-métrage de Mercedes-Benz, dont la bande-son est ironiquement intitulée « Escape », n’est en réalité qu’une provocation pure et simple, un pied-de-nez aux militants écologistes et altermondialistes qui prônent un certain retour à la nature en lui opposant notre société sans comprendre qu’ils lui sont eux-mêmes bien trop liés. L’objet-voiture, que ce soit par sa beauté ou le plaisir qu’il procure, n’est bien évidemment pas ce qui retient tout juste la civilisation de basculer dans un retour à la nature : elle demeure un instrument possible de la liberté, tant que l’on sait raisonnablement en doser l’usage, et sans croire qu’elle nous emmène pour toujours ou nous éloigne à jamais de la vie que tout un chacun peut au fond de lui rêver ou espérer.
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Photo : Wayne Stadler
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