« La meilleure réponse au fanatisme, c’est le vrai libéralisme », par Bertrand Russell

Il n’existe aucune autre méthode que la liberté pour combattre de façon efficace les dangers réels qui effraient les dirigistes.

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Bertrand Russell credits Aldo C. Benedetti (licence creative commons)

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« La meilleure réponse au fanatisme, c’est le vrai libéralisme », par Bertrand Russell

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 18 septembre 2014
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Il n’existe aucune autre méthode que la liberté pour combattre de façon efficace les dangers réels qui effraient les dirigistes. Traduction et reproduction in extenso d’un article du philosophe Bertrand Russell, publié dans le New York Times Magazine en 1951.

 


Introduction et traduction par Julien Gayrard pour Contrepoints.

On connait l’horreur que toute guerre inspirait à Bertrand Russell, sa condamnation de la torture durant la guerre du Vietnam, le pacifisme qui a été son engagement, la création du « Tribunal Russell » de notre philosophe analytique, tribunal auquel il associera Jean-Paul Sartre, malgré leur éloignement philosophique, la demande aussi que fera ce Lord anglais auprès d’Albert Einstein pour trouver un soutien dans son combat contre le nucléaire. Qu’aurait pensé Bertrand Russell aujourd’hui de la situation internationale ? Aurait-il été interventionniste ? Alfred North Whitehead, avec qui il écrira les Principia Mathematica, aurait pu lui redire ceci, qu’à sa différence, son fils était mort à la guerre.

Bertrand Russell n’était sans doute pas libéral comme nous l’entendons aujourd’hui, dans un sens politique, ni même un socialiste anarchisant comme cela n’existe plus. Il était un libéral au sens intellectuel du terme, un libre penseur effrayé par l’autoritarisme du monde et la souffrance des peuples. « Je suis de ceux, déclarerait-il en 1920, qui, en conséquence de la guerre, sont passés du libéralisme au socialisme, non parce que j’aurais cessé de vénérer la plupart des idéaux libéraux, mais parce que je ne vois plus guère de place pour eux à moins d’une transformation complète de la structure économique de la société1». Il faut considérer l’époque. Et rester attentif à ce que libéral et libéralisme peuvent signifier alors et de nos jours, ces termes étant traduits littéralement.

Le Décalogue Libéral de Bertrand Russell trouve son origine dans un article du philosophe intitulé « La meilleure réponse au fanatisme, c’est le vrai libéralisme » paru dans le New York Times Magazine le 16 décembre 19512. Cet article est traduit et reproduit ici in extenso. Nous y trouvons donc les dix fameux commandements de Russell.


 

Bertrand Russell credits Aldo C. Benedetti (licence creative commons)La meilleure réponse au fanatisme, c’est le vrai libéralisme.

Par Bertrand Russell.

Plus j’en apprends sur les autres pays, plus je me dis que les Anglais sont vraiment des gens étranges. Leurs vertus sont dues à leurs vices, et leurs vices à leurs vertus. Ils sont tolérants – bien plus, à mes yeux, que n’importe quelle autre grande nation. Dans les autres pays, les idées sont considérées comme importantes, et sont donc dangereuses ; en Angleterre, elles sont considérées comme négligeables et ne méritent donc pas d’être suivies.

On observe aujourd’hui un déclin généralisé du libéralisme, même dans les pays qui voient se développer la démocratie.

Le libéralisme n’est pas tant une croyance qu’un tempérament. Il est l’opposé même de toute forme de croyance. Il a fait son apparition à la fin du 17ème siècle, en réaction aux vaines guerres de religion qui, bien qu’elles aient tué un nombre de personnes incommensurable, n’ont aucunement modifié l’équilibre des pouvoirs.

Le grand apôtre du libéralisme fut Locke. Il pensait que la chose la plus importante était d’apprendre à vivre en paix avec son voisin, même lorsqu’on est en désaccord avec lui.

Locke a fondé ce principe de « vivre et laisser vivre » sur la faillibilité de toute opinion humaine.
Il pensait que rien n’était incontestable, et tout ouvert au questionnement. Il défendait la thèse selon laquelle il n’existe que des opinions probables et selon laquelle la personne qui ne doute pas est une personne idiote.

Ceux qui doutent…

Mais ces jours heureux sont révolus. Aujourd’hui, celui qui émet le moindre doute est méprisé : dans de nombreux pays, il est jeté en prison et il est, en Amérique, considéré comme inapte à assurer une quelconque fonction publique.

Ce dont vous êtes sûr dépend, bien entendu, de votre longitude. En Europe, à l’est de l’Elbe, il est absolument certain que le capitalisme titube ; à l’ouest de l’Elbe, il est absolument certain que le capitalisme constitue un salut pour l’humanité.

L’Amérique, qui s’imagine être le pays de la libre entreprise, n’autorisera pas cette même libre entreprise dans le monde des idées. En Amérique, presque comme en Russie, vous devez penser comme votre voisin, ou plutôt comme que ce que votre voisin estime qu’il faut penser. La libre entreprise est limitée à la sphère matérielle. C’est ce que veulent dire les Américains lorsqu’ils déclarent être opposés au matérialisme.

Mais l’attitude libérale ne signifie pas que vous devez vous opposer à l’autorité. Elle dit seulement que vous devez être libre de vous y opposer, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

Le jugement opposé

Le jugement opposé, qui est défendu par ceux qui ne peuvent pas être appelés « libéraux », consiste à défendre l’idée selon laquelle la vérité est déjà connue, et sa remise en question nécessairement subversive.

L’objectif de l’activité mentale, pour eux, n’est pas de découvrir la vérité, mais de renforcer sa propre croyance pour les vérités déjà connues.

L’objection libérale à cette vision des choses est que chacun s’accorde à dire aujourd’hui que les opinions formulées par le passé étaient erronées et nuisibles.

Ce qu’il faut, c’est défendre l’idée selon laquelle l’absence de discussion entraîne généralement une prévalence des pires opinions.

Aujourd’hui, la persécution de l’opinion est pratiquée aux quatre coins du monde, excepté en Europe occidentale, et le monde est donc divisé en deux moitiés parfaitement incapables de se comprendre et qui considèrent que seules des relations hostiles sont possibles.

Limiter la vérité

Plusieurs arguments sont formulés en faveur de la liberté d’expression. Tout d’abord, l’argument selon lequel cette liberté tend à favoriser les véritables convictions, et selon lequel celles-ci sont généralement plus utiles sur le plan social que les croyances erronées.

Vient ensuite un autre argument selon lequel, lorsque la liberté de discussion est limitée, elle l’est par ceux qui détiennent le pouvoir, et quasiment de manière sûre pour leur propre intérêt. L’injustice et l’oppression en découlent de façon quasi inévitable.

Enfin, vient le dernier argument selon lequel l’injustice et l’oppression imposées par une caste dominante donnent lieu tôt ou tard à une révolution violente, et que cette même révolution est susceptible de déboucher sur une anarchie ou sur une nouvelle tyrannie pire que celle qui avait été renversée.

Il y a ceux, en Amérique, qui espèrent développer une atmosphère culturelle par le biais de leurs universités, en sélectionnant 100 grands livres auxquels il faudrait limiter l’enseignement. Il s’agit, là encore, d’un idéal figé. Les meilleurs livres du passé, quelles que soient les avancées de la Science, renferment des connaissances moins utiles que les manuels bien inférieurs d’aujourd’hui.

Et ceux qui n’auront lu que les 100 meilleurs livres ignoreront beaucoup de choses qu’ils devraient savoir. De plus, l’intérêt tournera rapidement autour de ces 100 meilleurs livres. Les professeurs sauront comment les enseigner, mais ne connaîtront rien des autres livres. Ils utiliseront donc toute leur autorité intellectuelle pour empêcher la reconnaissance des nouveaux mérites. Et, comme au 19ème siècle en Angleterre, la quasi-totalité du mérite intellectuel se trouvera uniquement hors des universités.

Ceux qui s’opposent à la liberté, que ce soit dans la sphère politique ou intellectuelle, sont des gens dominés par l’appréhension des conséquences diaboliques que peuvent entraîner des passions humaines déchaînées. Il est très défendable de vouloir refréner les passions humaines, mais l’on ne peut pas refréner les passions de ceux qui refrènent.

Les dangers qui effraient les autoritaires sont réels, mais il n’existe aucune autre méthode que la liberté pour les combattre de façon efficace. L’essentiel de la vision libérale pourrait peut-être se résumer dans un nouveau décalogue, qui n’aurait pas l’intention de remplacer l’ancien, mais seulement de le compléter.

Les Dix commandements que je souhaite promulguer en tant qu’enseignant pourraient s’énoncer comme suit :

1. N’ayez la certitude absolue de rien.

2. Ne croyez jamais qu’il y ait un avantage à dissimuler l’évidence, car il est inévitable qu’elle s’impose un jour.

3. N’essayez jamais d’empêcher les hommes de penser, car vous pouvez être sûr de réussir.

4. Quand vous vous heurtez à l’opposition, même de votre conjoint ou de vos enfants, efforcez-vous de la réduire par le raisonnement et non par l’autorité, car une victoire fondée sur l’autorité est illusoire et irréelle.

5. Ne respectez pas l’autorité des autres, car on peut toujours trouver des autorités contraires.

6. N’usez pas de la force pour supprimer les opinions que vous jugez pernicieuses, car si vous le faites, les mêmes opinions vous supprimeront.

7. Ne craignez pas d’être excentrique en matière d’opinion, car toute opinion aujourd’hui admise a commencé par être excentrique.

8. Sachez trouver plus de plaisir dans un désaccord intelligent que dans un consentement passif, car si vous estimez l’intelligence à son prix, le premier implique un accord plus profond que le second.

9. Soyez scrupuleusement véridique même si la vérité vous gêne, car elle est encore plus gênante si vous essayez de la cacher.

10. N’enviez pas le bonheur des imbéciles qui vivent dans le meilleur des mondes, car il faut être un imbécile pour y trouver son bonheur.


À lire aussi sur Contrepoints : L’optimisme libéral de Bertrand Russell

  1. Bertrand Russell, « Socialism and Liberal Ideas » (1920). La littérature autour du philosophe est abondante. Citons seulement un colloque organisé par la chaire de Philosophie du langage et de la connaissance du Collège de France.
  2. Mais également dans le journal The Age, Melbourne, 5 Janvier 1952, dont on trouve un facsimilé ici ; la présente est notre traduction, relecture et correction, nous remercions Sandrine Lhote pour son aide précieuse à la traduction et sa notable contribution.
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  • Merci.

    et sur ce je retourne faire la révolution LENR qui viole tout le consensus, et pourtant marche…

    vous avez 1000 fois raison.

    la question est de savoir ce qui est le plus dangereux, un type qui a tord, ou personne qui n’a raison ?

    • Le plus dangereux, je crois, est de ne rien dire à ceux qui ont tord. Personne ne détient la vérité (même si elle se prétend divine), mais il est difficile de croire que personne n’ait un brin de jugement à un endroit donné un moment donné.

  • A méditer pour certains contributeurs et forumistes de Contrepoints :

    « 1. N’ayez la certitude absolue de rien. »
    => ne soyez pas certains que « le marché » soit LA solution à tout.
    => ne soyez pas certains que le pouvoir public soit LE principal responsable de tous vos maleurs.

    A méditer pour les modérateurs un peu trop zélés de Contrepoints :
    « 6. N’usez pas de la force pour supprimer les opinions que vous jugez pernicieuses, car si vous le faites, les mêmes opinions vous supprimeront. »

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