[Recension] Fracture de la guerre étendue, de l’Ukraine au métavers

Yves Bourdillon a lu l’ouvrage « Fractures de la guerre étendue, de l’Ukraine au métavers », qui explore la transition entre l’ancien système géopolitique et le nouveau. Il nous livre son analyse.

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[Recension] Fracture de la guerre étendue, de l’Ukraine au métavers

Publié le 2 juillet 2023
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« Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Difficile de ne pas avoir à l’esprit la fameuse phrase du philosophe italien marxiste (nobody’s perfect) Gramsci en lisant Fractures de la guerre étendue, de l’Ukraine au métavers, sorti récemment chez Gallimard.

Y est chroniqué « l’inter-règne », la transition entre l’ancien système géopolitique et un nouveau, aux multiple facettes et lignes de front, marqué évidemment par le conflit entre Moscou et Kiev, appuyé par l’OTAN, mais aussi par le réchauffement climatique, les conséquences du covid, l’irruption du numérique, ainsi que les risques autour de Taïwan, les rivalités technologiques ou dans les hydrocarbures, sans oublier le métavers pour faire bonne mesure.

Une guerre « hors limites » sur des champs de batailles épars sans liens apparents entre eux mais qui reflètent pourtant des tendances « subreptices et structurantes », expliquent Gilles Gressiani directeur de la revue Le Grand Continent et Mathéo Malik rédacteur en chef.

 

Un moment-clé de l’Anthropocène

Un moment-clé de l’Anthropocène, cette période géologique débutée, selon ses théoriciens, autour de 1750 avec la révolution industrielle, quand l’humanité a commencé à avoir un impact significatif sur la géologie et les écosystèmes de la planète.

Fractures de la guerre étendue est tiré de la revue Le Grand Continent née en ligne et portée par des intellectuels du débat stratégique, une quinzaine d’auteurs européens et américains de renom ou moins connus. L’ouvrage essaye notamment de dresser avec le diplomate Jean Marie Guéhenno un premier bilan de la guerre en Ukraine, marqué par une menace qu’on croyait oubliée du recours au nucléaire et l’irruption de la « jungle russe » dans le jardin européen. La secrétaire d’État chargée de l’Europe, Laurence Boone, décrit dans « L’Europe espace-puissance » un agenda stratégique, qui permettrait, grosso modo, à l’Europe à jouer aux États-Unis (mais des États-Unis « gentils »).

Jake Sullivan, conseiller à la sécurité des États-Unis, précise la doctrine américaine visant à gagner les guerres du futur, « vers un techno-nationalisme américain ». La spécialiste de l’énergie à l’université de Columbia, Helen Thomson, décrit les chocs du nouvel ordre fossile, et note notamment que la transition écologique, qui serait en fait une nouvelle révolution énergétique au détriment du gaz et pétrole russe, entre autres, se révèle très lente. En 1992, au sommet de la Terre, les énergies fossiles (hydrocarbures et charbon) représentaient 81 % de la consommation d’énergie. Aujourd’hui 82 %. Les renouvelables se révèlent guère stockables et pilotables, sauf percée technologique.

Apratim Sahay, coordinateur du Green New deal Network, analyse la force d’attraction des pays non alignés, qui concentrent les trois quarts de l’humanité, même s’ils ne pèsent qu’un quart de son PIB.

Cinq objectifs de ce club mené par les remuants Inde, Indonésie, Afrique du sud, Brésil et monarchies du Golfe :

  1. Obtenir de nouvelles technologies
  2. Obtenir du matériel militaire avancé
  3. Renforcer leur pouvoir de négociation dans le cadre d’accords commerciaux avec l’Europe, les États-Unis, ou le bloc russo-chinois
  4. Sécuriser leur approvisionnement en produits de base (alimentaire, métaux, engrais, énergie)
  5. Renégocier leurs dettes

Une nouvelle école géopolitique : le néo idéalisme

Logiquement, l’ouvrage fait la part belle à l’affrontement le plus grave de la décennie (sous réserve de ce qui se trame autour de Taïwan) : l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Elle a cristallisé l’émergence d’un nouveau courant de doctrine géopolitique qu’on pourrait qualifier de « néo idéalisme », souligne Benjamin Tallis, membre du conseil allemand des relations extérieures, c’est-à-dire une approche réconciliant intérêts et morale dans la géopolitique. Comme en écho lointain à Jimmy Carter, injustement décrié pour sa malchance en Iran.

Cet idéalisme peut sembler incongru, tant on sait que les États ont un cerveau reptilien, mais précisément leurs intérêts en termes de sécurité et prospérité passent par des règles et des valeurs.

Entre autres, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le libre choix des nations de sphères d’intégration, par opposition aux sphères d’influence accordées aux grandes puissances. Cette école dont la devise pourrait être « démocrates de tous les pays, unissez-vous », rappellent que des pays connaissent le prix de l’indépendance et sont prêts à le payer, à l’image des Baltes se privant sans barguiner du gaz russe. Si cette école de pensée ne prône pas la rupture de tout lien avec des dictatures, pragmatisme oblige, elle met en garde : des liens lucratifs avec ces régimes, qui restent des rivaux systémiques, les enrichissent sans gains pour nous. La « passion douce du commerce » n’apprivoise pas toujours, comme l’a découvert l’Allemagne avec la Russie.

Cette nouvelle école géopolitique pêche-t-elle par excès de candeur ?

C’est ce que prétendent les pseudo-réalistes comme Mearmsehiger, qu’on pourrait qualifier d’idiots utiles des totalitarismes, dont la doctrine consiste généralement à recommander à des pays de se laisser dominer par plus puissant, en écho à la formule de Churchill « un appeaser est quelqu’un qui donne à manger à un crocodile en espérant être mangé en dernier ».

Ce conflit est au cœur de la deuxième guerre froide entre l’Ouest et Moscou, sous l’œil attentif de non alignés représentant les trois quarts de l’humanité, estime le philosophe et politologue italien Carlo Galli, qui voit la Russie coupée aujourd’hui de la dynamique économique, politique et culturelle internationale.

L’invasion de l’Ukraine peut se comprendre, du point de vue du Kremlin, comme un élément-clé d’un affrontement historique, identitaire et théologique entre Moscou, qui se vit comme « la troisième Rome », en charge de porter le phare de la chrétienté depuis la chute de Constantinople. Ce rôle messianique au service d’un projet impérial panslave constitue une alternative à la civilisation occidentale et passe par la négation d’un peuple ukrainien distinct, estime Carlo Galli.

Dans ce contexte, il est crucial pour le Kremlin de détacher l’Europe de l’ouest des États-Unis, au profit d’un empire bicontinental, européen mais aussi asiatique. La deuxième guerre froide se jouera sur l’énergie, estime l’auteur, où la Russie a l’avantage, et la technologie où c’est l’Occident qui domine. Sur le plan idéologique, là encore, avantage à l’Occident, souligne Carlo Galli, car « la Russie n’a pas de vision du monde exportable et attrayante, à l’inverse du communisme, pas de discours positif à tenir au monde ».

 

La grande rivalité structurante : Pékin contre Washington

La revue aborde aussi, évidemment, sous la plume de Chris Miller, enseignant en relations internationales à Yale University, les prémisses de l’affrontement entre Pékin et Washington, à propos de Taïwan, mais qui renvoie plus largement à la rivalité entre les deux plus grandes puissances militaires et économiques du monde.

Convaincu que les guerres du futur se joueront sur des capteurs, moyens de communication et traitement des données, Pékin déploie déjà des systèmes d’armes cherchant à lui assurer la domination des océans Indien et Pacifique dont la moitié de l’humanité est riveraine. Ce qui implique, selon les dires de Xi-Jinping, d’attaquer les « cols stratégiques » des technologies et de la recherche : maitriser les applications de l’intelligence artificielle en situation militaire, les traitements de données et d’algorithmes, etc.

Heureusement, Pékin a un talon d’Achille ; il dépend de logiciels produits par un oligopole de trois firmes américaines et a besoin de machines-outils cruciales produites aux États-Unis, au Japon, ou aux Pays-Bas. Une fragilité illustrée par un simple chiffre : les importations de pétrole de la Chine sont désormais dépassées par celles de semi-conducteurs.

 

Le populisme, nouvelle lutte des classes

Se surajoute à ces bouleversements l’essor du populisme dans les sociétés occidentales, écrit Giovanni Orsina, professeur à l’université Luiss Guido Cari de Rome. Ce populisme 2.0 entre dans les institutions désormais, « car les barbares ne démolissent plus l’ordre établi, ils s’y installent ».

Il correspond à une protestation d’une grande partie de l’opinion publique en raison d’une impression de perte de contrôle existentiel, une rébellion contre des castes soupçonnées de monopoliser « les outils permettant de nager dans le monde globalisé ».

Ce populisme oppose un peuple présenté comme sain et harassé à des élites autocentrées, en une véritable nouvelle lutte des classes entre ceux qui profitent de la mondialisation et les autres, des somewhere, les enracinés quelque part, contre les anywhere, à l’aise partout. Une confrontation « du petit contre le gros, du concret contre l’abstrait, du proche contre le lointain, du monde vécu contre le monde pensé », un « rejet du ouï-dire au nom du touché du doigt ».

Le problème est que la culture progressiste contemporaine est incapable d’apprécier les raisons des électeurs populistes, car elle considère que les changements en cours dans nos sociétés sont intrinsèquement positifs.Quant au culte du citoyen du monde, il convient de lui demander « d’accord, mais dans ce cas auprès de qui payes-tu tes impôts, qu’es-tu prêt à défendre les armes à la main, où votes-tu, à quelles lois obéis-tu ? ».

 

Comment l’écologie justifie le coercitif

À rebours d’une vision relativement libérale de l’Histoire et des sociétés, la revue présente aussi deux manifestes tout ce qu’il y a de plus étatistes, pour ne pas dire dictatoriaux soft, au nom d’une vision catastrophiste de l’environnement. Thimothy Lenton, théoricien de Gaïa, la Terre vécue comme un être vivant, estime que le réchauffement actuel constitue un emballement irréversible.

Le dégel du permafrost en Sibérie serait imminent, la convection, cruciale, des eaux froides de l’Atlantique nord, serait en train de s’inverser avec pour conséquence un climat désertique en Europe, la fin des moussons en Asie, des centaines de millions d’immigrés de ce continent vers l’Europe crevant de soif (logique ?) une réduction de moitié des cultures de blé et maïs dans le monde.

Selon lui, il s’agit d’une véritable « guerre climatique » menée par les pays riches occidentaux aux pays pauvres du Sud en raison des conséquences de l’ère industrielle. Seule politique possible : la fin de tout rejet de gaz carbonique dans l’atmosphère à la fin du siècle et leur réduction de moitié d’ici sept ans. Pour cela, estime l’auteur, qui ne questionne toutefois à aucun moment les données et hypothèses à la base des modélisations alarmantes qu’il cite, des mesures légèrement coercitives pourraient être nécessaires.

 

Le retour de la planification qu’on croyait discréditée 

Le coercitif, ou son petit frère sympathique, le nudge (coup de coude), est aussi inévitable, selon Yolandia Diaz, ministre du Travail du gouvernement socialiste espagnol, pour aborder la transition écologique bas carbone. Elle lance un vibrant appel à la planification et à des mécanismes redistributifs massifs, et estime qu’il faut « profiter » des leçons de la pandémie et du réchauffement climatique pour forger une alliance des Verts, des syndicats et des partis de gauche.

La revue conclut avec l’anthropologue Bruno Latour, que « le sol des Européens semble se dérober sur leurs pieds », non seulement à cause du conflit en Ukraine, mais aussi à cause des effets du réchauffement climatique et des bouleversements technologiques qui les obligent à repenser ce qu’est « leur histoire, leur territoire et leur situation, au sens d’épreuve surmontée ensemble ».

L’ouvrage suit donc des pistes de réflexion intéressantes et originales dans un ensemble toutefois agaçant par son style amphigourique : « Entre la pandémie, l’anthropocène et l’explosion des rivalités géopolitiques, un ordre s’est effondré. Du glissement des plaques tectoniques dans le cône sombre du contemporain, éclate la fragmentation, une rupture hétérogène se produit à toutes les échelles […] la carte transperce le territoire ».

Un lyrisme de la géopolitique incongru, assorti d’assertions irréfutables au sens de Karl Popper, c’est-à- dire ne pouvant être ni prouvées ni infirmées, donc du domaine de la croyance.

 

Fracture de la guerre étendue, de l’Ukraine au métavers, éditions Gallimard, 232 pages, 20 euros

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  • merci de m’avoir permis de savoir ce que sont le metavers
    «  » » » » » » »Métavers
    Monde de fiction
    Un métavers est un monde virtuel. Le terme est régulièrement utilisé pour décrire une version future d’Internet où des espaces virtuels, persistants et partagés sont accessibles via interaction 3D ou 2D en visioconférence. Wikipédia » » » » » » »
    cela ne me donne pas envie de lire ni l’article , ni le bouquin puisque l’IA ne m’a pas encore envahi

  • « Un moment-clé de l’Anthropocène, cette période géologique débutée, selon ses théoriciens »
    Non ! C’est plutôt selon des activistes écologistes, selon la commission internationale de stratigraphie, nous sommes toujours au méghalayen troisième étage de l’holocène.

  • Les commentaires sont fermés.

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