Il y a cinq cents ans, un séisme détruisait Almería

Plus d’une fois la ville menaça de disparaître : tremblements de terre, épidémies, pauvreté et guerre contre les morisques la dépeuplèrent régulièrement, mais en son sein demeurèrent suffisamment de forces vives et de volonté.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 2
Alcazaba de Almería (2007) par Calapito - Public Domain

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Il y a cinq cents ans, un séisme détruisait Almería

Publié le 22 septembre 2022
- A +

C’était le lundi 22 septembre 1522. La ville côtière d’Almería, dressée au cœur de montagnes sèches et sans végétation, s’éveillait doucement. Elle n’avait pas beaucoup changé depuis sa prise par les Rois Catholiques en 1489.

L’Alcazaba, l’immense forteresse qui veillait la cité depuis une colline haute de soixante-dix mètres et qu’un séisme avait partiellement détruite en 1487, avait vu sa troisième enceinte adaptée aux nécessités modernes de l’artillerie.

À l’intérieur des murs de la ville, les mosquées et autres ribats avaient peu à peu été réemployés à des fins civiles ou religieuses. C’est ainsi que la mosquée principale était devenue église de Santa María après la première révolte mauresque de 1490, puis cathédrale de l’Annonciation le 21 mai 1492.

Le port et sa jetée construite trois ou quatre siècles plus tôt étaient toujours d’utilisation, fréquentés par des vaisseaux militaires, des navires commerciaux et des barques de pêcheurs. On avait vu partir, aux premières lueurs du jour, un brigantin à bord duquel se trouvaient quelques moines de blanc vêtus en route pour une périlleuse mission de rescousse de prisonniers chrétiens en Afrique du Nord.

Si en une trentaine d’années d’occupation catholique Almería n’avait pas beaucoup changé physiquement, son âme s’était profondément modifiée.

Alors que les capitulations signées en décembre 1489 reconnaissaient aux musulmans le droit de garder leur religion et de rester entre les murs de la cité malgré son importante position géostratégique, les révoltes qu’ils avaient menées quelques mois plus tard en de nombreuses places du royaume de Grenade avaient contraint les autorités chrétiennes à chasser extra-muros quatre cents des sept cents familles qui peuplaient la ville. Dans la foulée, les rois catholiques avaient mis sur pied un grand plan de repeuplement d’Almería qui avait vu, dans les dernières années du XVe siècle, près de cinq cents familles chrétiennes issues de toute l’Espagne et de pays limitrophes venir prendre possession des maisons, champs et vergers abandonnés.

En 1500, après la deuxième vague de révoltes mauresques, les rois catholiques avaient laissé le choix aux Mudéjars, qualificatif donné aux musulmans établis en terre chrétienne : l’exil ou la conversion. Très peu étaient partis. La terre que leurs ancêtres cultivaient depuis des siècles avait trop d’importance à leurs yeux. Et c’est ainsi que près de deux milliers de musulmans d’Almería étaient devenus des morisques, c’est-à-dire des nouveaux chrétiens.

Oui, Almería avait changé du tout au tout. Elle qui, au cours des dernières années de l’émirat nasride de Grenade, avait été un port de refuge pour les pirates berbères qui écumaient les côtes de Valence et de Barcelone se trouvait à présent entre les mains de ceux qui voulaient mettre un terme à l’hégémonie des corsaires et pirates en mer d’Alboran. Elle qui vouait précédemment un culte à Mahomet chantait désormais les louanges de Jésus.

En ce matin du 22 septembre 1522, la ville s’activait comme tous les jours. Les pêcheurs pêchaient. Les religieux priaient. Les marchands commerçaient. Les agriculteurs cultivaient leurs champs. Les soldats juchés en haut des tours de garde ou sur les murailles guettaient l’horizon. Les tisserands préparaient dans leurs manufactures extra-muros l’excellente soie grège qui avait fait la réputation de la cité. Les artisans se penchaient sur leur ouvrage, les potiers sur leur céramique, les fabricants d’armes sur leur lame, les menuisiers sur leurs planches.

Tierce avait sonné au clocher depuis moins d’une heure quand soudain les animaux se firent nerveux. Des nuées d’oiseaux s’envolèrent et fendirent le vent dans des pépiements de panique. Des porcs grognèrent dans leurs enclos ; des chevaux se cabrèrent ; des aboiements retentirent et des chiens coururent sans raison dans les ruelles étroites de la vieille ville.

Au même instant, l’eau qui coulait dans les canaux d’irrigation de la cité se mit à onduler, à déborder. Dans les maisons, dans les commerces, dans les ateliers, des assiettes s’entrechoquèrent, des meubles tremblèrent, des chaises churent, cela en une fraction de seconde à peine. Les murs vacillaient, une poussière aveuglante tombait de la charpente où le bois grinçait, où les poutres glissaient.

Certains hommes, face à ce spectacle d’épouvante, restèrent médusés, passifs, paralysés. Les plus vifs, ceux à l’instinct le plus acéré, eurent le réflexe de se précipiter sous une table, ou vers la porte, vers la sortie, vers la rue, vers les grands espaces, mais c’était déjà trop tard. Les antiques maisons et les vieux ateliers de l’époque musulmane ne pouvaient résister aux secousses qui à chaque microseconde s’accentuaient, pas plus que les édifices plus majestueux, qui s’effondrèrent souvent avant les constructions dont le bois était un matériau essentiel.

Les tours de garde se balancèrent d’avant en arrière et des soldats furent projetés dans le vide. Des pans de murailles fatigués d’ondoyer se désolidarisèrent et s’affaissèrent, celui-ci dix mètres vers l’avant, celui-là dix mètres vers l’arrière, écrasant au passage les pauvres hères affolés qui couraient à leurs pieds.

Dans le couvent de las Puras, la sœur-abbesse María de San Juan eut à peine le temps de regarder en l’air et de voir s’effondrer en sa direction poutres, tuiles, briques et ciment. Dans la cathédrale, le clergé et l’assistance ne purent se maintenir debout, furent projetés au sol et l’ébranlement des quatre-vingts colonnes provoqua l’écroulement de toute la structure sur eux.

Sous les Almériens, la terre bougeait, et partout le sol, qu’il fût dur ou meuble, tremblait, gondolait, dans une incroyable succession de vagues de plus en plus terribles, comme si la couche terrestre n’était qu’une couverture soulevée par une force souterraine inconnue qui se réveillait d’un interminable sommeil en mugissant. Car oui, il y avait un mugissement, un long mugissement, les entrailles de la Terre pleuraient, et ce cri de la nature ajoutait à la panique des survivants.

Dans les ruelles étroites, ou ce qu’il en restait, ils s’abritaient, ils couraient, aveuglés par la poussière des maisons chues, ici trébuchant sur des amas de briques, là propulsés au sol par une nouvelle secousse. Les pierres de taille continuaient à pleuvoir, et les charpentes, et les vitraux, et les palmiers déracinés également — et l’impressionnant bruit des écroulements se mariait aux cris d’horreur et de désespoir, aux gémissements des blessés et des agonisants. Sur les places et dans les champs, les survivants se tenaient les uns aux autres pour ne pas se faire décramponner de terre par les plus violents tremblements.

La Méditerranée s’agita elle aussi et, quand elle ne coula pas les navires, elle les refoula dans un mini-tsunami. Ainsi, à l’ouest, le brigantin parti aux premières lueurs du jour fut projeté sur une plage par ce que l’équipage crut être une tempête soudaine. À l’est, trois vagues successives recouvrirent les plaines qui séparaient Almería du cap de Gata. La cité côtière ne fut sauvée d’un désastre total que grâce à l’inclinaison de son sol et aux pans de muraille face à la mer que le séisme n’avait pu abattre entièrement et qui purent partiellement réfréner le raz-de-marée.

Quand la terre cessa de trembler, quelques survivants se réfugièrent dans les champs et les vergers intra-muros, où les répliques menaçaient moins leurs vies ; d’autres, préoccupés par l’absence de certains visages, s’aventurèrent dans les ruines à leur propre péril, secourant ici des individus bloqués sous les gravats, exhumant là les cadavres de femmes et d’enfants.

Miraculée, la sœur María de San Juan, abbesse du couvent de las Puras, fut tirée des décombres ; elle expliqua que deux poutres tombées par-dessus elle avaient fait barrage aux écroulements et lui avaient sauvé la vie. Au domicile du notaire Alonso de Palenzuela, c’était l’hécatombe : pas moins de six corps furent retrouvés. Plus les heures passaient, plus le bilan s’alourdissait. Parmi les victimes figurait l’archidiacre Luis de Ordaz, un des premiers chanoines à avoir mis les pieds à Almería, une des personnalités religieuses majeures de la ville, qui exerçait les fonctions épiscopales depuis la mort quinze mois plus tôt de l’évêque Juan González de Meneses y de la Parra, non remplacé.

Les répliques durèrent jusqu’à vingt-deux heures. Lorsque le jour se leva, une vision apocalyptique se présenta à ceux que la nature avait épargnés. Almería n’était plus qu’un immense champ de ruines. Dans le quartier principal de l’Almedina, seuls deux édifices restaient debout, et l’un d’eux, l’Hôpital royal, était lézardé de fissures. De la cathédrale, il ne demeurait que le mur de l’ancienne qibla. Les remparts avaient chu en plusieurs endroits, rendant la cité vulnérable aux attaques venues d’outre-mer. Deux des trois enceintes de l’Alcazaba étaient détruites et la troisième endommagée en partie.

La question de l’abandon de la ville était sur toutes les lèvres. Qu’allait recommander la couronne ? Dans l’attente du retour du messager envoyé à la cour de Charles Quint, les survivants construisirent des campements provisoires et appelèrent en renfort le capitaine Alonso de Astorga, dont la garnison veillait Vera, ville côtière rayée de la carte par un séisme en 1518 et qu’on reconstruisait sur un meilleur terrain. Il accourut aussitôt, déprotégeant sa propre cité, laquelle pâtirait de son absence à l’occasion d’un sac pirate subséquent.

La nouvelle du tremblement de terre d’Almería parvint à Valladolid le 29 ou le 30 septembre. Sidéré d’apprendre qu’environ deux mille cinq cents personnes, soit un peu plus de la moitié des habitants, avaient péri dans la catastrophe, Charles Quint décréta plusieurs aides et accorda diverses grâces mais, malgré toute sa bonne volonté, les caisses du royaume étaient vides et il fallut attendre des années avant qu’Almería ne vît la couleur de premiers maravédis en provenance de la capitale.

Entretemps, des informations complémentaires arrivaient au compte-gouttes jusqu’aux sinistrés. Le tremblement de terre avait meurtri la région montagneuse des Alpujarras, où il avait décimé des villages entiers, abattu des tours de défense, dévié le cours de l’Andarax, déplacé des monts et coupé des chemins. À Grenade, l’Alhambra avait vacillé, d’épaisses fissures avaient ouvert ses tours principales, et il s’en était fallu d’un cheveu pour que la cathédrale ne s’affaisse.

Le 3 octobre, les moines blancs qui avaient quitté Almería à bord d’un brigantin deux ou trois heures avant le séisme revinrent dans la cité côtière et la découvrirent au sol. Ils rapportèrent au gouverneur militaire de l’Alcazaba Diego de Cárdenas y Enríquez que le tremblement de terre avait provoqué d’énormes dégâts de l’autre côté de la Méditerranée également : les villes de Tétouan, Fès et Als Cony entre autres n’étaient plus que des champs de poussière. Maigre consolation pour les chrétiens : l’ennemi aussi avait été frappé.

La mission qui les attendait n’en restait pas moins difficile. Charles Quint n’ayant point ordonné d’abandonner la cité, il fallut la reconstruire… alors que les moyens manquaient cruellement.

La chance des Almériens fut la désignation de Diego Fernández de Villalán en tant qu’évêque du diocèse. Ce religieux, déjà âgé de cinquante-six ans lors de son arrivée à l’automne 1523, était doté d’une énergie considérable et d’une force de caractère sans pareille. Qui aurait cru qu’il vivrait encore trente-quatre ans ? Au prix de nombreux efforts et de procès retentissants contre les militaires et les seigneurs locaux, il parvint à imposer ses choix et à influencer décisivement l’avenir de la cité : c’est notamment sous son impulsion que la cathédrale-forteresse fut reconstruite dans le quartier périphérique de la Musalla et qu’un nouvel Hôpital royal sortit de terre. Le séisme avait excisé le cachet mauresque d’Almería ; sous l’épiscopat de Villalán, elle renaquit sous un jour occidental et un urbanisme qui n’évoquait plus l’orient mais la chrétienté.

Bien des défis attendaient encore les Almériens du XVIe siècle. Plus d’une fois la ville menaça de disparaître : tremblements de terre, épidémies, pauvreté et guerre contre les morisques la dépeuplèrent régulièrement, mais en son sein demeurèrent suffisamment de forces vives et de volonté pour que se développe jusqu’à nous la capitale provinciale de deux cent mille habitants que nous connaissons en 2022.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Le Maroc est un pays dynamique, son économie est diversifiée, son système politique présente une certaine stabilité dans une région en proie à des crises à répétition. Ce pays a fait montre d’une résilience étonnante face aux chocs exogènes. La gestion remarquée de la pandémie de covid et la bonne prise en main du séisme survenu dans les environs de Marrakech sont les exemples les plus éclatants.

 

Pays dynamique

Sa diplomatie n’est pas en reste. La question du Sahara occidental, « la mère des batailles », continue à engran... Poursuivre la lecture

1
Sauvegarder cet article

Un récent article sur l’islam m’a valu quelques critiques, et cette question ironique, si j’avais d’autres articles aussi curieux à proposer. Hélas oui, la mine n’en est pas épuisée.

Un jour les Israéliens seront à nouveau en paix avec leurs voisins palestiniens. Ils auront, on l’espère, exercé dans les bornes les plus strictes leur droit à la légitime défense, et employé avec mesure le dangereux appareil de la guerre. Mais la paix est un idéal négatif, qui n’évoque qu’un monde sans violence. Ne peut-on pas au surplus se respecter, s’e... Poursuivre la lecture

En France, le langage est un produit réglementé, et si l’on en croit les discussions actuelles autour de l’écriture inclusive, il semble appelé à l’être de plus en plus. Peut-être faudrait-il d’abord demander si toute cette réglementation est légitime.

Le langage est le véhicule de la pensée. C’est un outil, et il peut être plus ou moins bien adapté à l’état social du groupe qui le parle.

La langue a d’abord commencé par être un cri, le fruit d’une émotion vive, le plus inintelligent des signes. Mais, à mesure que la civilisatio... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles