Frédéric Passy, un esprit indépendant

Frédéric Passy est né il y a 200 ans, le 20 mai 1822. Le premier prix Nobel de la Paix est aujourd’hui quelque peu oublié. Il fut pourtant une des dernières grandes figures du libéralisme français.

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Frédéric Passy, un esprit indépendant

Publié le 20 mai 2022
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Frédéric Passy est né il y a 200 ans, le 20 mai 1822. Le premier prix Nobel de la Paix est aujourd’hui quelque peu oublié. Il fut pourtant une des dernières grandes figures du libéralisme français.

Mais si nous célébrons aujourd’hui le bicentenaire de sa naissance, le 12 juin marquera aussi le 110e anniversaire de son décès. Cet homme modeste et ordonné aurait voulu ainsi concentrer les hommages posthumes qu’il ne s’y serait pas pris autrement.

Yves Guyot dans son hommage au cimetière résume d’ailleurs sa vie en une phrase :

« Grand, élancé, marchant droit d’un pas rapide, la tête en avant, il paraissait toujours monter à l’assaut d’une erreur ou combattre pour une vérité. »

Nous avons ainsi cherché dans la presse du moment comment était représenté l’homme et ses convictions. Et nous reproduisons ici quelques interventions orales ou écrites qui éclairent l’unité de son parcours intellectuel.

Des éloges unanimes… ou presque

En juin 1912, la nouvelle de la disparition de Frédéric Passy fait le plus souvent la Une des journaux. Seule la presse la plus à droite se montre hargneuse à son égard. Par son pacifisme et sa sensibilité protestante, Frédéric Passy ne pouvait être un « vrai Français ».

D’ailleurs, Charles Dupuy dans Le Soleil le range parmi  « ces docteurs de faux libéralisme… (qui) n’ont été que des agents de désordre révolutionnaire et des précurseurs d’écoles anarchiques. » Aux yeux de l‘Action Française c’était « un type à la Gladstone mais de rang inférieur » avec cette injure suprême : « c’était le Libéral ».

Inversement, l’extrême gauche anarchiste lui trouve davantage de qualités. Le Libertaire du 22 juin 1912 évoque en deux colonnes à la Une « un brave bourgeois qui vient de s’éteindre ».

« Un seul mot Paix et un seul emblème : un crucifix ornèrent son cercueil […] Pour Passy, le crucifix rappelait un autre pacifiste, le libertaire Jésus. »

Le journal exalte le « paladin des libertés publiques comme de toutes les libertés ». S’il n’était pas « un camarade », il était « de la troupe d’avant-garde ». « Saluons en lui un homme d’idée, loyal, droit et sincère, l’apôtre courageux d’un amour et d’une harmonie que nous voulons encore plus grandioses. »

Le grand vieillard

Peu avant sa mort, La Revue lui avait consacré un article hagiographique sous le titre « Le grand vieillard ».

« Cette existence de nonagénaire, qui se déroule d’une façon aussi imposante pour le bonheur du monde, est presque unique dans son genre. Elle se profile sur le plan de l’humanité avec la beauté intégrale que peut atteindre la conscience de l’homme.

[…] Professeur d’économie politique il publie une dizaine d’ouvrages qui lui procurent une autorité et une notoriété ; conférencier, il traverse la France et sème partout les idées de justice et de morale ; journaliste, il écrit des articles d’une élévation d’esprit rare ; homme politique et député à plusieurs reprises, il brille comme un orateur de premier ordre, dont le courage n’a d’égal que la noblesse de ses principes qu’il défend contre tous.

[…] Savant, professeur, homme politique, sociologue, journaliste, créateur et âme de tant d’institutions sociales, il est en même temps un poète de talent à qui nous devons plusieurs volumes de poésies où les pensées humanitaires se trouvent habillées d’une forme aussi belle qu’impeccable. »

Un représentant de l’aristocratie bourgeoise

Lors de sa brève carrière politique, comme député entre 1881 et 1889, il fut fustigé comme un héritier dont l’oncle, entre autre, Hippolyte Passy fut ministre de Louis-Philippe. Pour La Nation, le 9 septembre 1885 :

« Les Passy figurent exactement cette aristocratie bourgeoise passée à l’état de classe dirigeante depuis 1789 ; il y a des Passy dans les académies, dans les administrations, dans les ministères sous Napoléon Ier, sous la Restauration, sous Louis-Philippe, sous le Second Empire, sous la troisième République.

[…] Frédéric Passy n’a point de place marquée sur une liste sérieusement républicaine : comme économiste, c’est un professeur du laisser-faire absolument hostile à toute réforme sociale favorable aux classes ouvrières… »

Lorsqu’il reçoit le Prix Nobel de la Paix, Le Figaro 4 février 1901 consacre un article assez ironique sur le « missionnaire laïque ». Il est dépeint comme un gentil petit vieux plus ou moins naïf :

« Il a aujourd’hui quatre-vingt ans, et je crois bien qu’il les a toujours eus ; il a en tout cas toujours eu l’air de les avoir. C’est un sage de naissance, et, aussi loin qu’on remonte, on en se représente pas ce beau vieillard autrement qu’avec de longs cheveux blancs retombant sur ses épaules, une belle barbe blanche encadrant un visage toujours sérieux et des lunettes d’or derrière lesquelles brillent des yeux très doux et très bons. »

Le portrait physique et moral d’un indépendant

La presse aime d’ailleurs à décrire cet original. Ainsi dans Le Radical du 27 septembre 1889 :

« Au physique, au moral, M. Frédéric Passy est un homme grave et sévère. La coupe des cheveux, le col, la cravate, l’ample redingote tout comme ses titres d’ancien auditeur au conseil d’État, de fondateur de la Ligue internationale et permanente de la paix, de membre de l’Institut dénotent le philosophe et le savant […] De l’économie politique M. Frédéric Passy a toujours été le grand prêtre, le champion. »

Mais précise le même journal, le 5 août 1893 :

« N’imaginez point dès lors, que ses lunettes, son haut col ; rabattu, sa cravate à double tour…lui donnent un aspect sévère, rébarbatif. Les yeux pétillent de malice ; la bouche, mi-cachée sous une barbe embroussaillée, exprime la bonté ; le geste est cordial ; la parole amène, avec, dans la voix, des modulations douces succédant à un verbe très net. »

Le Mot d’ordre l’assure pourtant le 1er octobre 1885 :

« M. Frédéric Passy est un indépendant. Il a dédaigné l’Empire qui ne lui demandait qu’un serment ; il dédaigne les ovations et les triomphes d’une popularité facile. Il n’est l’homme d’aucune coterie. Il est l’homme de la science, l’homme de la liberté. »

Les convictions de Frédéric Passy

Dans son testament, il avait demandé à ceux qui parleraient à ses obsèques : « Je les supplie surtout, à quelque bonne intention que ce puisse être, de ne m’enrôler ni en politique, ni en science, ni en religion, dans aucun parti, secte ou école. »

Frédéric Passy rappelle ainsi dans une lettre du 7 février 1912 à son ami Delombre :

« Je resterai fidèle jusqu’au bout à la seule doctrine qui soit à la fois conforme à l’intérêt matériel et à la dignité morale de l’humanité, la doctrine de la liberté en toute chose : travail, commerce, opinion, politique, religion ou éducation. »

Interrogé sur la réforme de l’enseignement en 1899, il dénonce aussi le sacro-saint baccalauréat1 :

« Je crois le baccalauréat une institution fâcheuse. Il est trop encyclopédique et par suite, beaucoup trop superficiel. Il ne peut pas ne pas l’être. De plus, il est uniforme. Enfin étant considéré comme un but qu’on doit atteindre coûte que coûte, le baccalauréat pousse […] à travailler pour être reçu beaucoup plus qu’à travailler pour s’instruire. Or, je crois que l’essentiel n’est pas de se préparer aux examens – ce qui faut bien faire quand il y en a, et il y en a, et il y en a trop, – mais de former l’intelligence et le caractère en travaillant, de façon à être des hommes et non des porteurs de parchemins. »

Frédéric Passy économiste libéral

Le 5 décembre 1874, à la société d’économie politique, il intervient dans la discussion. Son oncle Hippolyte avait posé une question toujours d’actualité. Sous le régime de la libre concurrence, l’ouvrier reçoit-il tout le prix de son travail par le salaire ?

Il profite ainsi de l’occasion pour critiquer la théorie de la valeur travail2 :

« M. Frédéric Passy croit, en outre, que ce qui est au fond de toutes les théories fausses qui ont cours touchant la part afférente au travail, c’est cette idée que le travail manuel est le seul créateur du produit, tandis qu’en réalité il n’entre dans le total de la production que pour une faible part, à laquelle il faut ajouter le travail antérieur accumulé, l’épargne, l’effort intellectuel et l’habileté de l’entrepreneur. Ainsi, sous le régime de la libre concurrence, le travail manuel reçoit bien la part qui lui revient légitimement. »

Son pacifisme s’ancre d’ailleurs dans ses convictions libérales et libre-échangistes comme l’illustre le texte ci-dessous3

Les causes économiques des guerres

« Et cette erreur, cette idée fausse qui fait couler le sang et ravager la terre, qui sème la stérilité, la famine et l’épidémie là où la paix procurerait la fécondité et l’abondance, c’est la croyance à l’antagonisme des intérêts. C’est cette vue superficielle qui nous fait redouter au lieu de les désirer le progrès et le bonheur des autres. […] On considère la richesse comme une proie dont on ne peut pas avoir une part plus grande qu’en l’arrachant à d’autres hommes ou à d’autres peuples.

La richesse sous toutes ces formes est le résultat du travail. Elle grandit avec lui, avec son intensité, avec son habileté surtout. Et comme la diversité des aptitudes, des sols et des climats, les éléments de cette richesse sont répartis inégalement entre les individus et les collectivités ; comme nous ne pouvons avoir, là où ils font défaut, les métaux, les pierres, le bois, la houille qu’en demandant à ceux qui les ont sous la main et que, pour les obtenir d’eux autrement qu’au prix du sang et des larmes, il faut que nous leur offrions en retour ce dont ils ont besoin et ce dont nous pouvons nous défaire…plus nous avons de marchandises à leur offrir et plus ils en auront, de leur côté, à nous offrir, plus notre travail et le leur aura été fécond, et plus, de part et d’autre, nous verrons s’accroitre nos ressources et nos jouissances.

Les prospérités se partagent, les adversités aussi. La guerre entreprise pour nuire à ceux que nous considérons momentanément ou habituellement comme des ennemis se fait à nos dépens comme aux leurs. La paix, qui permet à tous d’exercer sans entraves leur activité et de disposer librement du fruit de leur labeur, répand, sur tous, par un échange involontaire de services et de bienfaits, ses bénédictions. »

Frédéric Passy, un patriote de l’humanité

Peu avant sa mort, la Société d’Économie politique célébrait deux anniversaires. Le 70e anniversaire de sa fondation coïncidait avec le cinquantième anniversaire de l’élection de Passy à la présidence. Il avait prévu un discours qu’il ne put prononcer, intitulé « Ma carrière » reproduit dans la Revue politique et littéraire du 1er juin 1912.

« Ce que vous avez voulu honorer en moi, c’est l’unité de ma vie : c’est, je ne dirai pas l’absence d’ambition, mais l’ambition unique et persévérante d’être utile, le sentiment d’un devoir à accomplir, d’une dette à acquitter envers l’humanité, et la foi à la possibilité comme à l’obligation de contribuer, si petit que l’on soit, au progrès général. »

Il s’est ainsi consacré aux seuls études pour être « un professeur libre, un conférencier et un écrivain. »

Pendant les huit années où il a été député, il a lutté aussi vaillamment qu’inutilement « à ces mesures illibérales qui, sous prétexte de protéger le travail national, le paralysent en le détournant de ses directions naturelles, et deviennent à la fois une cause d’appauvrissement, de discorde intérieure et de jalousie nationale. »

Il s’est donc voulu « un patriote de l’humanité ».

Lors de l’hommage de la SEP Yves Guyot rappelait la question posée par Frédéric Passy en 1860 : « aurons-nous une démocratie tyrannique et grossière ou une démocratie éclairée et libérale ? »

Il ajoutait : « le problème n’est pas résolu ».

S’il ne l’était pas en 1912, il ne l’est pas davantage en 2022.

  1. Journal officiel de la République française, 1er janvier 1899
  2. L’économiste français 12 décembre 1874
  3. La Grande revue 15 juin 1905
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  • Avatar
    jacques lemiere
    21 mai 2022 at 7 h 34 min

    « Ainsi, sous le régime de la libre concurrence, le travail manuel reçoit bien la part qui lui revient légitimement.  »

    en fait le problème vient de l’ambiguité sur la « légitimité »… légitimité au sens l’ibéral, c’est évident…
    par ailleurs, la MOINDRE intervention étatique économique .. douane, monnaie obligatoire, .. par exemple… conduit au fait que le travail manuel ou autre ne reçoit PAS sa part légitime…

    le fait est que tout le monde est « spolié » par l’action de l’etat mais personne ne sait de combien sinon comment;.

    donc tout le monde peut en dirigent se lorgnette ici ou là , qu’il est spolié… et la politique devient une course à l’échalotte des groupe de plaigneux….. qui prétend à l’égalitarisme d’un coté mais de l’autre est impossible , comme l’education nationale, égalitaire MAIS au « mérite »… ou la retraite par repartition.

    la question à 1OO francs devient comment aller « légitimement vers le libéralisme sans passer par la case quasi effondrement..

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