La communication est aussi un pouvoir

Il y a un caractère délétère dans la relation entre pouvoir, savoir et médias dans les sociétés occidentales.

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La communication est aussi un pouvoir

Publié le 13 mai 2022
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Harold Innis est sans doute le principal théoricien canadien de la communication même si son nom est moins connu de nos jours que celui de son compatriote Marshall McLuhan. La profondeur de ses analyses fait que sa réflexion sur les médias a traversé le temps pour garder toute son actualité.

Pouvoir et connaissance au cœur de la communication

Si McLuhan et Innis assument tous deux la centralité de la technologie de communication, ils en déduisent des implications différentes.

Alors que McLuhan considère que les technologies de la communication influencent les sens et la façon de penser, Innis estime qu’elles affectent l’organisation sociale et la culture. McLuhan a ainsi beaucoup à dire sur la perception tandis qu’Innis en dit long sur les institutions. McLuhan classe les médias en fonction de leur impact sur les sens, Innis les examine en fonction d’une relation historicisée qu’il appelle la « dialectique du pouvoir et de la connaissance ». L’analyse d’Innis est donc plus plastique que celle de McLuhan.

Harold Innis développe le concept de monopole du savoir, lequel survient lorsque la classe dirigeante maintient son pouvoir politique grâce au contrôle des technologies de communication clés. Pour lui, la presse à sensation d’une démocratie et le haut-parleur d’un totalitarisme ont eu la même forme d’effet négatif : ils ont réduit les hommes d’êtres pensants à de simples automates dans une chaîne de commandement.

Cela induit que les monopoles de la connaissance suppriment progressivement les nouvelles façons de penser. Les hiérarchies enracinées deviennent de plus en plus rigides et déconnectées des réalités sociales. Les défis pour le pouvoir des élites sont susceptibles de survenir en marge et non au cœur de la société. Innis souligne que la chaîne de journaux Hearst constituait un monopole moderne du savoir dans l’Amérique de la première moitié du XXe siècle.

En discutant des monopoles du savoir, Innis concentre une grande partie de ses préoccupations sur les États-Unis, où il craint que les journaux et magazines à grand tirage ainsi que les réseaux de diffusion privés ne sapent la pensée indépendante et les cultures locales et ne rendent le public passif face à ce que il nomme les « vastes monopoles de la communication » dans son ouvrage The Strategy of Culture (1952)

L’espace et le temps des dimensions de la communication

L’une des principales contributions d’Innis aux études de communication est d’appliquer les dimensions du temps et de l’espace à divers médias.

Il distingue les médias temporels et spatiaux dans Empire and Communications (1950). Les premiers sont durables et comprennent des tablettes d’argile ou de pierre mais aussi des récits nationaux ou des traditions orales. Les seconds sont plus éphémères et comprennent les médias modernes tels que la radio, la télévision, les journaux et les sites qui transmettent des informations à de nombreuses personnes sur de longues distances, mais avec des temps d’exposition courts.

Alors que les médias axés sur le temps favorisent la stabilité, la communauté, la tradition et la religion, les médias axés sur l’espace facilitent le changement, le matérialisme, la laïcité et l’impérialisme. Pour Innis, les médias massifiés, mécanisés et spatiaux ont contribué à créer les empires modernes, d’abord européens puis américains, enclins à l’expansion territoriale et obsédés par le présent et la nouveauté. Dans son ouvrage The Fur Trade in Canada (1930), Harold Innis étudie la rencontre de commerçants européens d’une culture de l’imprimé liée à l’espace avec des chasseurs autochtones d’une culture orale liée au temps. L’innovation européenne heurte en fait la tradition amérindienne avec des résultats désastreux à long terme pour les populations d’origine du continent nord-américain.

La vision d’Innis est sombre car il voit les médias mécanisés et massifiés remplacer la pratique de la conversation. De tels échanges depuis les philosophes de la Grèce antique avaient aidé des individus autonomes à construire des sociétés libres en examinant plusieurs points de vue. Au lieu de cela, les Hommes seraient de plus en plus dominés par un seul point de vue dans les médias imprimés et électroniques, celui du centre impérial. C’est ainsi qu’avant il fallait du temps pour influencer l’opinion publique en faveur de la guerre à la suite de nombreux débats d’idées alors que dans les sociétés contemporaines l’opinion est systématiquement maintenue dans l’effervescence médiatique…

Innis aurait-il estimé que l’essor d’Internet et de ses millions de conversations en ligne pourraient inverser cette tendance ? Probablement pas… la blogosphère a souvent pour effet de démultiplier le nombre de débouchés pour le même message…

La civilisation occidentale confrontée au péril médiatique

Le développement de puissants supports de communication tels que les journaux à grand tirage a fait basculer le curseur de manière décisive en faveur de l’espace et du pouvoir plutôt que du temps et du savoir.

L’équilibre nécessaire à la survie culturelle a été bouleversé par ce qu’Innis considère comme des moyens de communication mécanisés utilisés pour transmettre rapidement des informations sur de longues distances. Les nouveaux médias ont contribué à l’obsession du présent, effaçant les inquiétudes concernant le passé ou l’avenir. Les éléments de permanence essentiels à l’activité culturelle sont ainsi de plus en plus broyés par les monopoles de la communication. La crise à laquelle est confronté l’Occident s’est aggravée, soutient Innis dans The Bias of Communication  (1951), parce que les monopoles des communications qui gèrent les médias sont à l’abri des remises en cause. Ils parlent littéralement la langue des masses, pénétrant efficacement la conscience populaire et façonnant l’opinion publique.

Selon lui, la production massifiée et standardisée à l’œuvre dans les médias est l’ennemie de l’Occident. Avec leur dépendance à la publicité et à l’audience, les medias sont particulièrement efficaces pour mobiliser un large public. Non seulement l’audience est exhortée à acheter les produits des grands groupes, mais elle est également exposée à une communication politique de la part des élites. Les médias d’information sont ainsi sous l’emprise de la dérive communicationnelle qui façonne l’opinion publique au nom d’intérêts d’oligopoles.

Innis affirme dans  Changing Concepts of Time (1952) que la civilisation occidentale ne peut être sauvée qu’en rétablissant l’équilibre entre l’espace et le temps.

La vitalité de la tradition orale doit être retrouvée.

Pour lui, cela signifie redynamiser celle-ci au sein des universités tout en libérant les établissements d’enseignement supérieur des pressions politiques et commerciales. Dans son essai, A Plea for Time (1950), il avance l’idée qu’un véritable dialogue au sein des universités pourrait produire la pensée critique nécessaire pour rétablir l’équilibre entre le pouvoir et le savoir. Les universités pourraient ensuite avoir le courage d’attaquer les monopoles qui mettent la civilisation en péril. Innis précise toutefois que les universitaires n’ont pas leur place dans la politique active et qu’ils doivent plutôt se consacrer d’abord à la recherche sur les problèmes publics, puis à la production de connaissances fondées sur la pensée critique. Il considère l’université, qui met l’accent sur le dialogue, l’ouverture d’esprit et le scepticisme, comme une institution pouvant favoriser une telle réflexion.

Il écrit :

« L’université pourrait fournir un environnement aussi libre que possible des préjugés des diverses institutions qui forment l’État, afin que ses intellectuels puissent continuer à rechercher et à explorer d’autres perspectives ».

Harold Innis fait preuve d’une grande lucidité sur les médias. Il comprend le caractère délétère de la relation entre pouvoir, savoir et médias dans les sociétés occidentales, en présente les ressorts profonds et les possibles solutions. À ses yeux, l’université est le seul cadre actuel où une pensée critique peut mettre en cause la monopolisation communicationnelle des élites.

 

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  • Avatar
    jacques lemiere
    13 mai 2022 at 7 h 47 min

    « Il y a un caractère délétère dans la relation entre pouvoir, savoir et médias dans les sociétés occidentales. »
    entre élus , chercheurs et enseignants du public et et la majorité des journalistes… dirai je…

    un journaliste est en fait n’importe qui.. fait du journalisme pareil pour scientifique.. élu n’est plus n’est pas un statut… c’est un constat….

    on ne peut pas faire confiance aux scientifiques!!!!! la science EST….
    dire qu’il faut faire confiance aux scientifiques est se refuser le droit de
    critiquer le travail de chercheurs outrageusement non scientifique…

  • Les commentaires sont fermés.

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Nicolas Quénel est journaliste indépendant. Il travaille principalement sur le développement des organisations terroristes en Asie du Sud-Est, les questions liées au renseignement et les opérations d’influence. Membre du collectif de journalistes Longshot, il collabore régulièrement avec Les Jours, le magazine Marianne, Libération. Son dernier livre, Allô, Paris ? Ici Moscou: Plongée au cœur de la guerre de l'information, est paru aux éditions Denoël en novembre 2023. Grand entretien pour Contrepoints.

 

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