Par Bertrand Hartemann.
La sortie de Matrix 4 Resurrections est l’occasion de revenir sur cette saga emblématique. Écrit et réalisé par les Wachowski, il reste un objet de fascination. Ce patchwork culturel tisse des liens entre l’art du kung-fu, les mangas japonais, la philosophie post-structuraliste ou encore la culture cyberpunk. Outre le fait d’être un monument de la pop culture, c’est surtout une formidable machine herméneutique invitant à des jeux de piste théoriques. Le film façonne une réflexion, plus que jamais d’actualité, sur la numérisation de l’existence.
La matrice, concrétisation du Léviathan
L’œuvre capture parfaitement l’atmosphère de son époque. En cette fin de XXe siècle, l’Histoire a rendu son implacable verdict. La chute du mur de Berlin impose le triomphe de la mondialisation. La fin des utopies accélère le désenchantement du monde au profit des seules rationalités économique et scientifique. Le cyberespace devient un territoire virtuel à conquérir.
Le récit se situe en 2199 dans un avenir apocalyptique. L’Intelligence Artificielle s’est emparée d’une Terre dévastée. Aliénée par la technologie des machines, l’humanité est cultivée en silos. Maintenus dans le coma, les corps sont encapsulés pour être exploités comme source d’énergie (bio)électrique. Inconscients, les esprits naviguent dans une simulation neurologique.
Cette Matrice est la concrétisation du Léviathan, machine sociale et technologique totale imaginée par Hobbes en 1651. Un groupe d’humains affranchis dirigé par Morpheus et Trinity aide à libérer Néo de la Matrice croyant reconnaître en lui l’élu, le sauveur de l’humanité. La narration se structure autour de son voyage initiatique.
Matrix est une remarquable synthèse de la culture cyberpunk, dans la lignée de Blade Runner (1982), Ghost in the Shell (1995) ou Dark City (1993). Mais les Wachowski parviennent à aller plus loin en rendant populaire la métaphysique du réel. L’œuvre invite à questionner les systèmes de représentation et à passer de l’autre côté du miroir sociétal. Elle s’inscrit dans les pas de Philip K. Dick pour qui « la réalité, est ce qui subsiste quand on a cessé d’y croire ».
Hyper-réalité et faillite des sens
Le scénario reformule l’allégorie de la caverne de Platon. Celle-ci met en scène des hommes en captivité dans « une demeure souterraine » par opposition au « monde d’en haut », dont ils ne perçoivent que des ombres projetées sur les murs. Quitter cette prison de l’ignorance est chose ardue. Tout fugitif est cruellement ébloui par la lumière et la réalité enfin offertes à son regard. S’il vient à revenir auprès de ses compagnons enchaînés, ceux-ci n’ont aucun moyen de le comprendre et le pensent immanquablement fou.
En 1981 le philosophe Hilary Putnam reprend cette expérience du Dieu trompeur de René Descartes et de Platon. Elle propose une expérience de pensée consistant à placer un cerveau dans une cuve. En lieu et place des sensations corporelles, le cerveau est activé par des stimuli informatiques. Comment dès lors être parfaitement certain de ne pas être nous-même ce cerveau manipulé ?
Les simulacres de la société du spectacle
Pour reprendre la « critique de la raison pure » d’Emmanuel Kant, la perception n’est pas un fait mais un jugement. Nos sens ne capturent pas l’essence du monde, ils ne font que l’interpréter. Or comme le souligne Jean Baudrillard, nos sociétés modernes génèrent des simulacres de réalités construits sur l’extase de la communication permanente.
La société du divertissement, théorisée par Guy Debord et Neil Postman, appauvrit la réflexion. Les technologies et processus médiatiques nous poussent à accepter le monde tel qu’il est perçu et structuré par l’organisation sociopolitique. À l’heure de l’hyper-mondialisation et de l’hyper-connexion la lumière et la vitesse aveuglent. Elles ne laissent plus le temps de la réflexion. Les flux numériques et médiatiques dupliquent le réel jusqu’à s’y substituer. La mise en ligne (numérisation) de nos existences finit par mettre en abîme le réel. Pour reprendre l’allégorie de Borges, c’est aujourd’hui la carte qui triomphe sur le territoire.
Transgresser les apparences
La diégèse du film Matrix se construit autour de l’éveil et de l’insurrection des consciences. La matrice est décrite comme une structure « universelle, omniprésente, ubiquitaire. Elle est le monde qu’on superpose au regard pour empêcher d’entrevoir la réalité de notre condition d’esclave ». Suivant la théorie de Joseph Campbell la narration adopte la structure des principaux récits mythologiques. Le héros est appelé à quitter le confort du quotidien pour explorer un territoire surnaturel dont il sort finalement libéré.
Cet appel à la libération résonne aujourd’hui avec encore plus de force face à la numérisation croissante de notre quotidien. La mise en données et l’exploitation du champ de l’intime relèvent d’une « servitude volontaire ». Les plateformes numériques simplifient, enrichissent et optimisent le quotidien pour mieux le confisquer. La force de l’habitude, le confort et l’absence d’alternatives endorment les consciences. Pour paraphraser Étienne de la Boétie, le divertissement est l’appât de la soumission, la compensation de notre liberté ravie, l’instrument de la tyrannie.
Les individualités sont toujours davantage contraintes par l’accélération des flux économiques et numériques. Cette vitesse affaiblit la conscience. La diégèse de Matrix est une invitation, plus que jamais d’actualité à être ouvert aux champs des possibles.
Un article publié initialement le 18 juillet 2019.
Un article publié initialement le 15 septembre 2021.
Merci Auteur Invité pour cette rétrospective.
D’autant plus juste avec le développement de la censure sur rézosocio et du recours à la délation qui transforme chaque frustré en Agent Smith (moins les arts martiaux et les costards impeccables.)
L’état est universel. Il est omniprésent. Il est avec nous ici, en ce moment même. Tu le vois chaque fois que tu regardes par la fenêtre, ou lorsque tu allumes la télévision. Tu ressens sa présence, quand tu pars au travail, quand tu vas à l’église, ou quand tu paies tes factures. Il est le monde, qu’on superpose à ton regard pour t’empêcher de voir la vérité.
On pourrait remplacer l’état par socialisme.
Pour moi la matrice c’est l’état administratif qui supplante chaque jour un peut plus la réalité de l’existence , qui formate les individus, qui les rend esclaves de ses rouages. les « machines » de notre monde sont des fonctionnaires qui manipules la réalité pour la faire coïncidé avec leur pouvoir. La plupart de ces machines ont de simple tâches qui n’ont l’air bien inoffensives voir même pourraient semblé bénéfique voir même rendre les gens heureux (c’est d’ailleurs le but avoué par les machines dans le film afin de rendre les gens dociles et qu’ils acceptent leur condition). Mais au final cela ne fait que détruire ce qui reste de leur autonomie, de leur liberté et à l’image des êtres humain dans le films nous ne sommes plus qu’une espèce de bétail humain sans plus aucune autonomie.
J’ai longtemps pensé à une utopie plaisante en visionnant Matrix.
Mais en m’intéressant à l’histoire de John Forbes Nash Jr. , prix Nobel d’économie en 1994 après avoir vu le biopic ‘un homme d’exception (A Beautiful Mind)’, je me rendu compte à quel point la schizophrénie rend possible pour un cerveau l’existence de faits totalement irréels.
Il a fallu des années à ce brillant mathématicien pour se rendre compte que certains des personnages qui peuplaient sa vie n’existaient pas. Il dit s’en être rendu compte après de nombreuses années en constatant que ces derniers ne vieillissaient pas , mais cela lui demandait des efforts de raisonnement pour les ignorer.
J’ai compris grâce à lui que l’on peut mener une vie totalement virtuelle sans s’en rendre compte, et Matix m’est apparu sous un autre jour…
Ce qui caractérise Matrix, dès le premier, c’est surtout sa pseudo-profondeur et ses incohérences scénaristiques. C’est surtout un film de baston, en réalité, qui se fait passer pour autre chose.