Êtes-vous plutôt Robespierre ou Mandeville ? Vertu publique contre intérêts privés

L’opposition entre la vision de ces représentants de l’État qui se prennent pour Robespierre, et de celle des abeilles libérales de la ruche, dont les intérêts et vices privés font prospérer la communauté et enrichir la société, sévit encore aujourd’hui,

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Êtes-vous plutôt Robespierre ou Mandeville ? Vertu publique contre intérêts privés

Publié le 13 août 2019
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Par Gilles Martin.

Quand il s’agit de parler d’intérêt général, nombreux sont ceux qui considèrent que celui qui en est le seul garant en dernier ressort ne peut être que l’État. À l’inverse, la société civile, le lieu de l’entreprise privée et du commerce, c’est plutôt celui des intérêts privés. L’entreprise et les entrepreneurs ne sauraient être de confiance dans cette vision.

Dans cette conception, la meilleure loi est donc celle qui vient du haut vers le bas, de l’universel vers le particulier, de l’État vers les individus.

Et un des textes les plus représentatifs de cette belle vision est celui du discours de Robespierre prononcé le 5 février 1794 devant la Convention (18 pluviôse an II), et qui est partiellement reproduit par Luc Ferry dans son dernier livre, co-écrit avec Nicolas Bouzou Sagesse et folie du monde qui vient. Ce discours vante ainsi le gouvernement de la vertu, et de son corollaire, la terreur :

«  Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l’éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable, c’est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie… ».

Et pour exercer cette noble ambition, la suite du discours nous en fournit les bases :

« Il faut étouffer les ennemis intérieurs et extérieurs de la République ou périr avec elle. Or, dans cette situation la première maxime de votre vie politique doit être qu’on conduit le peuple par la raison et les ennemis du peuple par la terreur. Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur, la vertu sans laquelle la terreur est funeste, la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n’est pas autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible. Elle est donc une émanation de la vertu. Elle est moins un principe particulier qu’une conséquence du principe général de la démocratie appliqué aux plus pressants besoins de la patrie…La lenteur des jugements équivaut à l’impunité, l’incertitude de la peine encourage tous les coupables ».

Les tenants de cette vision ont bien sûr abandonné le volet « politique de la terreur », mais l’ont remplacé par la dénonciation de l’immoralité du « rentabilisme » inhérent à l’individualisme libéral, et en appellent toujours à la vertu, au retour de l’intérêt général contre les intérêts privés. Leur conviction reste, comme celle de Robespierre, que le bien commun ne peut pas être engendré par le jeu des intérêts privés.

Le libéralisme défenseur des intérêts privés

Reste-t-il de quoi défendre le libéralisme ?

Une source célèbre, citée aussi par Luc Ferry dans le même opus, est la fameuse  Fable des abeilles de Bernard Mandeville, penseur néerlandais, en 1714.

Dans cette ruche décrite par Mandeville, les abeilles s’activent en poursuivant leurs intérêts personnels de la façon la plus égoïste qui soit. Mais malgré ces égoïsmes et même parfois la corruption, la ruche est d’une prospérité sans égale. Chacun en bénéficie, y compris les plus pauvres. Mandeville décrit ainsi les activités de chacun : ainsi les avocats et juristes, qui sont occupés à entretenir des animosités pour s’enrichir ; idem des médecins qui « préfèrent la réputation à la science et les richesses au rétablissement de leurs malades ». En clair, ces abeilles ont tous les vices (ce sont les « fripons » dont parle Mandeville). Mais justement : « Chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais la Nation même jouissait d’une heureuse prospérité… Les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique… Le luxe fastueux occupait des millions de pauvres. La vanité, cette passion détestée, donnait de l’occupation à un plus grand nombre encore ».

Mais voilà qu’une abeille plus vicieuse encore invoque l’aide de Jupiter pour lui demander d’accorder la probité à la ruche. Jupiter leur accorde ainsi, d’un seul coup d’un seul, la vertu morale la plus parfaite. Et les abeilles deviennent alors, comme dit Luc Ferry, « des espèces de mère Teresa ». Et, comme on peut s’y attendre, la ruche va bien sûr en mourir. Les premières victimes sont les juristes : la morale régnant partout, il n’y a plus de procès. Même chose avec les prisons qui se vident, et les gardiens qui disparaissent. Mais aussi les guichetiers, les serruriers. La vanité disparue, fini le luxe, finis les drapiers, les domestiques, les peintres, les sculpteurs. Plus de prêtres pour confesser les fidèles. On l’a compris, c’est la fin. (Pire que les ravages supposés de l’Intelligence artificielle et des robots aujourd’hui).

Et donc, la conclusion de Mandeville :

« Quittez donc vos plaintes, mortels insensés ! En vain, vous cherchez à associer la grandeur d’une nation avec la probité… Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent si nous voulons en retirer les doux fruits… Le vice est aussi nécessaire dans un État florissant que la faim l’est pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une nation célèbre et glorieuse ».

Pour le libéral adepte de Mandeville, la loi n’est pas celle qui va de haut en bas, mais celle qui consacre les réalités de la société civile (donc du bas vers le haut). À titre d’exemple, Luc Ferry cite la loi Veil sur l’avortement, qui a consisté précisément à mettre en accord le droit avec l’évolution des femmes. La bonne loi est ainsi celle qui vient de la société civile, l’État étant comme le notaire qui l’enregistre et la consacre.

Cette opposition entre la vision par le haut de l’intérêt général, par ces représentants de l’État qui se prennent pour Robespierre, et celle des abeilles libérales de la ruche, dont les intérêts et vices privés font prospérer la communauté et enrichir la société, elle sévit encore aujourd’hui, on le voit bien. Et on la retrouve même dans la conception de la stratégie et du développement de nos entreprises.

Et les débats sur l’intérêt général, à l’heure des discussions sur l’environnement, et la définition du progrès, s’y alimentent à ces mêmes sources, même sans le savoir.

Alors, êtes-vous plutôt Robespierre ou Mandeville ?

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  • brillant ! la démonstration se suffit a elle meme

  • l’un des aspects marquants de cette évocation est celui de la morale, surtout lorsque celle-ci est incarnée par l’état; ainsi en est-il, par exemple, de la prostitution : l’état en France veut à tout prix l’exterminer, accumulant les dispositifs les plus stupides. Pour autant on ne peut se débarrasser du plus vieux métier du monde. on peut trouver cela mal, mais c’est ainsi, on ne change pas l’homme, ses vices et ses vertus. le rôle de l’état serait donc, s’il doit avoir un rôle, d’accompagner et d’organiser ce mal nécessaire.
    un peu comme les ports en eau profonde sont une adaptation au phénomène des marées et non une lutte contre elle.
    hélas, en France, on est « constructiviste » et pas un cheveu ne doit dépasser. à l’arrivée les résultats sont ceux que nous connaissons.

  • Il me semble que les sujets de lois viennent toujours de la société civile mais le problème viendrait davantage qu’on légifère à tout va. C’est à dire que l’Etat se substitue à la justice en jouant le rôle de pacificateur et d’apaiseur, un peu à l’image des bons rois. Il y a confusion entre « veiller à » et « intervenir pour » la justice. C’est ce qui se produit lorsqu’il y a un abus de pouvoir, ce qui est le cas de la part de l’Etat et de son plus grand représentant pour la France !

    • Ça vient peut-être en partie de cette tendance française à accuser l’Exécutif des caprices de la météo.
      Explication : en 2003 on a (beaucoup) reproché au gouvernement de n’avoir rien fait pendant la canicule (comme si le gouvernement pouvait y faire quelque chose). Après cet événement, tous les gouvernements ont décidé qu’on ne pourrait plus leur reprocher leur inaction. En conséquence, on s’est retrouvé sous le règle du « fait divers », chaque événement un tant soit peu commenté provoquant une nouvelle loi taillée au cordeau. Surtout pas pour régler le problème original, la plupart du temps déjà couvert par les lois existantes. Non, juste pour donner l’illusion que « le gouvernement agit ».
      Nous sommes encore dedans. Et de plus en plus…

  • Mandeville bien sûr! Lu en premier dans l’excellent ouvrage de Philippe Nemo « Histoire des idées politiques ». Ne pas rater non plus la « Philosophie de l’impôt » du même auteur.

  • Je vais me faire descendre mais, ni l’un ni l’autre. A tout prendre bien sûr, je préfère mille tyrans occupés à satisfaire leurs vices à un seul, persuadé de faire le bien.

    Mais expliqué comme le fait l’article, je ne vois pas en quoi une société de gens subitement* devenus plus vertueux serait moins efficace qu’une société où chacun, poursuivant son intérêt égoïste, car c’est bien ainsi que les choses sont présentées, concourrait par on ne sait quelle transmutation du plomb en or au bonheur de tous.

    Il me paraît un plus juste milieu d’en rester à ceux qui se bornent à constater que l’individu est le mieux à même de juger du bien qu’il peut faire, comme l’a justement fait Philippe Nemo, ici cité par d’autres dans des ouvrages que je n’ai pas lu de lui, dans son dernier opus « Philosophie de l’impôt », où la main providentielle et redistributrice de l’Etat, prenant chaque jour une plus grande part à chacun, tue le lien social, source principale de tout bien.

    *Bien sur, si ce « subitement » est le produit de l’Etat, ce n’est pas de la vertu mais de la contrainte. Or, dans l’exemple, il semble bien s’agir d’une véritable vertu où les prisons se vident, les serruriers disparaissent… Et de confondre soif de luxe et goût pour le beau….

  • les français ont choisi Robespierre , croyant que les intérêts generaux seraient les leurs, hélas l’intérêt général se conjugue surtout avec les intérêts de certains particuliers avec des statuts privilégies

    • Exact.

      Il faut observer que, de la 6ème à la terminale, à raison d’1h par semaine ou tous les 15 jours, il y a tout le temps pour apprendre à la prochaine génération à croire au père noël. 😛

  • « … les avocats et juristes, qui sont occupés à entretenir des animosités pour s’enrichir ; idem des médecins… »

    Donc, voila des gens dont l’activité consiste à nuire à la société, et ce serait là le monde idéal selon Mandeville ? C’est du sérieux ou de l’ironie ?
    Au moins, dans un monde où règnerait la vertu, avocats et juristes pourraient travailler ailleurs, à produire davantage ou permettre une réduction du temps de travail, les médecins travailler à améliorer la qualité de vie des malades.
    Ce texte me fait penser à la parabole de « La vitre brisée »:
    https://www.wikiberal.org/wiki/Parabole_de_la_vitre_bris%C3%A9e

  • La fable de Mandeville est une gigantesque assertion. Comme dit par d’autres ce n’est que le sophisme de la vitre brisée en plus poétique.

    L’idée qu’une morale parfaite dans la société l’amènerait à sa mort est purement et simplement ridicule. La disparition des juges, des avocats, des notaires et tout le système pénitentiaire est une chose dont il faudrait se réjouir et se féliciter. La paix sociale est ce que souhaite tous les honnêtes gens. Les avocats, les juges ou les serruriers, moins on les voit, mieux on se porte. Tout juste si on irait pas nous écrire que la paix sociale et civile sont des dangers pour la société, absurde.

    Le reste de l’énumération frise le ridicule. Si en effet une « seule et unique bonne morale » (ce qui déjà reste à définir tant la morale et l’éthique sont des choses personnelles) pour tous amènerait probablement à la disparition de la vanité, pourquoi est-ce que celle-ci amènerait à la disparition du luxe ? L’abondance du luxe et le matérialisme qui en découle disparaîtraient vraisemblablement, mais pas le luxe en soi.
    Pourquoi est-ce que les peintres, sculptures et toute la société seraient menacés ? La morale parfaite éradiquerait-elle les maladies, la faim, la soif et toutes les passions des Hommes ?

  • La fable de Mandeville me paraît encore plus caricaturale que celle de Robespierre, qui elle a au moins l’air d’être rationnelle, et l’article dans son ensemble est binaire, manichéen, aussi profond et subtil qu’un manifeste marxiste.
    Mandeville confond égoïsme et individualisme, vertu individuelle (au sens de qualité morale) et vertu neutre (au sens de propriété naturelle, qualité des choses), et mélangeant tout cela de façon lamentable, en résumé il attribue l’ordre et la prospérité… au vice!
    Tous les libéraux qui souscrivent à cette fable se tirent une balle une pied, et donnent de bonnes raisons aux progressistes de détester le libéralisme.
    Alors qu’il est si évident que le libéralisme met aussi en oeuvre nombre de vertus à la fois personnelles et naturelles, déjà du fait que laisser les individus libres d’agir est plus efficace – et plus vertueux! – que de les contrôler sans cesse.
    Le libéralisme a aussi des valeurs humaines, il a aussi des vertus, il a aussi des qualités morales humanistes, et je ne comprends pas pourquoi AUCUN foutu libéral télévisuel n’est fichu de mettre ça en avant, pourquoi tous s’enferment dans des explications techniques et économiques qui les font passer pour des technocrates sans coeur.
    C’est aberrant, et ça ne laisse pas de me consterner.

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libéralisme
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