Par Cécile Philippe.
Un article de l’Institut économique Molinari
John Gray est un philosophe britannique. On le confond parfois avec l’autre John Gray, l’essayiste américain auteur de livres sur le développement personnel comme Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Venus, ce qui fait rire notre philosophe. Comme son homonyme à succès, il se pose des questions qui taraudent les êtres humains depuis toujours, comme donner du sens à nos vies, la notion de progrès, etc. Dans son livre récemment traduit aux Belles-Lettres Le Silence des animaux (publié originellement en 2013), il s’interroge sur la place du mythe dans nos vies et sur les mythes — vrais et faux — auxquels nous croyons dans nos sociétés modernes.
Un des avantages des livres du philosophe, c’est qu’ils ne dépassent pas les 200 pages. L’inconvénient, c’est qu’il faut les lire plusieurs fois pour bien en saisir la teneur. Gray privilégie aussi une présentation assez poétique des choses qui ne rend pas la compréhension facile. Mais on découvre au fil des pages, dans les termes du poète Wallace Stevens, que la poésie est « l’activité même de fabrication des fictions », une fiction suprême. Or, c’est bien de fictions ou de mythes dont l’auteur veut nous parler à travers de longues citations d’auteurs plus ou moins connus : l’écrivain Joseph Conrad, le fondateur de la psychanalyse Sigmund Freud mais aussi le romancier hongrois Arthur Koestler, le philosophe allemand Hans Vaihinger et bien d’autres.
Le mythe du progrès
La place et le contenu du mythe dans la vie humaine sont au cœur du propos de l’auteur. Le mythe central dont il est question est celui du progrès qu’il examine ainsi que ses ramifications. Son propos n’est pas d’affirmer que nous puissions faire sans les mythes. Il semblerait bien que cela ne soit pas une possibilité qui nous soit offerte. Comme le dit aussi le célèbre essayiste Yuval Noah Harari, nous nous racontons des histoires. À ce sujet, Gray cite longuement le psychanalyste Freud qui a beaucoup écrit au sujet des illusions. Pour lui, le mythe est une des manières de s’en sortir avec le chaos des sensations. Il est un moyen que les êtres humains érigent comme des abris contre un monde qu’ils ne peuvent connaître.
Seulement un mythe peut se révéler être une pure illusion et passer totalement à côté de la réalité, et selon le philosophe latino-américain George Santayana ne nous inspire rien de sage. À la question « Dans quel sens les mythes peuvent-ils être considérés comme vrais ou faux ? » il répond « Dans le sens où ils sont articulés par des dilemmes moraux où […] ils sont en mesure de rendre compte du mouvement général et de la conséquence pertinente de faits matériels et peuvent alors, par leur présence, nous inspirer de sages sentiments. » Il ajoute : « Dans ce sens, je dirais que la mythologie grecque est vraie et que la théologie calviniste est fausse. »
S’élever au-dessus du monde naturel
À quelle catégorie appartient le mythe du progrès ? Selon John Gray, il appartient à la catégorie des mythes faux et même dangereux. Mais qu’est-ce au fond que ce mythe du progrès ? C’est cette idée que les êtres humains peuvent utiliser leur esprit pour s’élever au-dessus du monde naturel, que le progrès scientifique – qui est bien réel – est concomitant d’un progrès de la civilisation dans son ensemble sur les plans éthiques et moraux. En même temps que progresserait la raison et l’organisation rationnelle de la société, l’humanité progresserait pas à pas vers l’élimination de l’ignorance et de ce fait du bien et du mal.
Embrasser ce mythe, selon John Gray, est faux car justement le résultat final du progrès de la science est de montrer que contrairement au progrès scientifique, le progrès éthique et moral ne se capitalise pas et n’est donc pas inéluctable. Selon lui, la science est un solvant pour l’illusion, et parmi les illusions qu’elle dissout, on trouverait celles de l’humanisme.
Dans l’idée de progrès que l’on trouve au cœur des mythes humanistes, il y a d’une certaine façon l’élimination de l’aspect tragique de la vie. En effet, la tragédie ou le Mal dans ce prisme sont à relativiser puisqu’ils sont le résultat de l’ignorance ou de l’erreur. Par conséquent, ils peuvent être comblés ou réparés et au final conduire à la vérité. Or, si le monde est chaos et incertain, cette vision des choses ne peut qu’être erronée. D’un point de vue évolutionniste, l’esprit humain ne possède pas de tendance innée vers la vérité ni la rationalité et il continuera de se développer selon un impératif de survie.
La foi dans la rationalité humaine est aussi un des aspects de la croyance dans le progrès. En effet, l’esprit humain refléterait l’ordre du cosmos, il serait un miroir du monde, il obéirait aux lois de la logique et de l’éthique : si tu te connais toi-même, tu connais le bien. C’est ainsi la raison qui permettrait de bien vivre. Pour les humanistes modernes, il n’y a pas de problème que la raison ne puisse résoudre dans le temps.
La fiction de l’idéal de réalisation de soi
Gray insiste aussi du coup sur le fait que l’idéal de réalisation de soi est une des fictions modernes les plus trompeuses qui soit. C’est cette réalisation qui permettrait d’atteindre un autre mythe celui du bonheur. Il affirme à ce sujet que cela « laisse entendre qu’on ne peut s’épanouir que dans un seul genre d’existence, ou dans une variété limitée de vies, alors qu’en réalité tout le monde peut réussir d’un grand nombre de manières différentes. » Il ajoute « Chercher le bonheur revient à avoir vécu sa vie avant que celle-ci soit terminée. On sait tout ce qui est important à l’avance : ce qu’on veut, qui on est… ».
Au final, John Gray essaie de nous dire que notre civilisation occidentale est fondée sur un mythe fragile, celui du progrès. L’espoir progressiste est au cœur de nos modes de fonctionnement, alors que la réalité dément le fait que nous progressions réellement sur les plans moraux et éthiques. Pour le philosophe, si l’animal humain a quoi que ce soit de singulier, c’est sa capacité à accroître son savoir de plus en plus vite, tout en étant incapable de tirer des leçons de son expérience. « Toute réduction des maux universels est une avancée dans la civilisation. Mais à la différence du savoir scientifique, les restrictions introduites par la vie civilisée ne peuvent pas être stockées sur le disque dur d’un ordinateur. Ce sont des habitudes comportementales, qui, une fois brisées, sont difficiles à réparer ». La civilisation comme la barbarie sont naturelles à l’homme et nous ferions mieux de ne jamais l’oublier quand nous pensons au vivre ensemble.
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Le « progressisme » utilisé pour justifier n’importe quelle réforme me parait être -intuitivement- une absurdité pour ne pas dire une imbécillité, alors je pense que la lecture de ce livre va me permettre de rationaliser mes intuitions.
Oui le mythe de la raison qui débouche sur LA « vérité », permettant ainsi de supprimer l’ignorance donc les vices, le mal.. Comme si la raison était un objet déconnecté du corps. C’est vraiment rien comprendre à la nature humaine. Ce sera toujours individuellement un processus subjectif qui doit être soumis à la concurrence d’autres esprits. A partir de là peut émerger quelque chose qu’on pourra appeler « vérité du moment ». Avoir un doute c’est le signe que l’on a compris cela.
« Au final, John Gray essaie de nous dire que notre civilisation occidentale est fondée sur un mythe fragile, celui du progrès. L’espoir progressiste est au cœur de nos modes de fonctionnement, alors que la réalité dément le fait que nous progressions réellement sur les plans moraux et éthiques. »
Problème très actuel que cette relativisation de la notion de progrès. Le progrès scientifique et technique peut difficilement être remis en cause : nous accumulons des connaissances nous permettant d’agir sur notre univers, y compris sur nous-même avec les progrès de la biologie. Nous en sommes au tout début, eu égard au potentiel scientifique actuel.
Quant au progrès moral ou éthique, il ne peut exister vraiment puisqu’il ne peut être défini que par référence à un corpus doctrinal qui n’aura rien d’objectif. Il s’agit de choix basés sur des croyances.
La seule définition à peu près rigoureuse du progrès éthique repose sur la notion de liberté. Le recul de la domination formalisée juridiquement sur les individus représente une évolution assez lisible de notre histoire. Ainsi, le christianisme rejette l’esclavage antique en définissant l’homme créé à l’image de Dieu. Il faudra deux millénaires pour la mise en œuvre à peu près complète. La soumission des femmes à l’autorité masculine cède peu à peu le pas au profit de la reconnaissance de l’égalité homme-femme, c’est-à-dire de la liberté des femmes.
Le progrès de la liberté peut ainsi s’analyser comme un recul de la domination formelle et une autonomisation croissante de l’individu. Le socialisme, par son tropisme égalitariste, apparaît dans ce cadre conceptuel comme un recul, dans la mesure où il cherche par la coercition étatique à instaurer une égalité dite réelle au détriment de l’autonomie individuelle. L’idéologie écologiste agit de la même manière pour d’autres raisons.
C’est sur ce point précis que bute aujourd’hui le seul progrès éthique définissable, celui de la liberté. La liberté cède face à l’égalité ou à la peur de la fin du monde. L’autonomie de l’individu est remise en cause par les impératifs collectifs.
Certains semblent d’ailleurs percevoir le progrès comme la soumission croissante de l’individu au groupe, ce qui nous ramène, du point de vue de la liberté individuelle, au statu quo ante précédant le siècle des Lumières. Éternel débat !
S. Pinker a déboulonné le mythe qu’est ce prétendu « mythe du progrès » :
« What is progress? You might think that the question is so subjective and culturally relative as to be forever unanswerable. In fact it’s one of the easier questions to answer.
Most people agree that life is better than death. Health is better than sickness. Sustenance is better than hunger. Wealth is better than poverty. Peace is better than war. Safety is better than danger. Freedom is better than tyranny. Equal rights are better than bigotry and discrimination. Literacy is better than illiteracy. Knowledge is better than ignorance. Intelligence is better than dull-wittedness. Happiness is better than misery. Opportunities to enjoy family, friends, culture, and nature are better than drudgery and monotony.
All these things can be measured. If they have increased over time, that is progress.
Granted, not everyone would agree on the exact list. The values are avowedly humanistic, and leave out religious, romantic, and aristocratic virtues like salvation, grace, sacredness, heroism, honor, glory, and authenticity.
But most would agree that it’s a necessary start. It’s easy to extoll transcendent values in the abstract, but most people prioritize life, health, safety, literacy, sustenance, and stimulation for the obvious reason that these goods are a prerequisite to everything else. If you’re reading this, you are not dead, starving, destitute, moribund, terrified, enslaved, or illiterate, which means that you’re in no position to turn your nose up at these values – nor to deny that other people should share your good fortune. »
— Steven Pinker, 2018. Enlightenment Now: The Case for Reason, Science, Humanism, and Progress