Samuel Beckett : “En attendant Godot”, un dénouement irrésolu

En cette période de révisions pour le bac, une analyse d’En attendant Godot, de Samuel Beckett.

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Opening night for "Waiting for Godot" with BFFs and Sirs Ian McKellan and Patrick Stewart By: Benny Wong - CC BY 2.0

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Samuel Beckett : “En attendant Godot”, un dénouement irrésolu

Publié le 28 mai 2017
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Par Thierry Guinhut.

Le masque de la Tragédie et de la Comédie à la main, nous sommes tous en attente d’une joie, d’un avenir meilleur, d’un miracle. Souvent rien n’arrive. Samuel Beckett offre une image noire de cette situation récurrente dans sa pièce En attendant Godot, publiée en 1953. Né en 1906 en Irlande, il se fixe à Paris, publie quelques romans comme L’Innommable, mais c’est surtout son théâtre, avec Fin de partie ou Oh les beaux jours, qui lui valut la notoriété et le Prix Nobel de littérature en 1969, avant de décéder en 1989.

Nous penchant sur la fin d’En attendant Godot, nous nous demanderons comment, à travers la pantomime absurde de deux clochards, Beckett parvient à nous faire partager sa vision tragique de la condition humaine. Deux clowns burlesques attendent en effet un mystérieux Godot sur le théâtre de l’absurde.

Dans cette pantomime, les didascalies sont nombreuses pour des gestes burlesques : chutes, pantalonnades de Vladimir et d’Estragon. Ce sont deux Laurel et Hardy d’un cinéma presque muet, des clowns aux noms ridicules. Écoutons l’onomastique : l’estragon est une plante aromatique, qui vaut moins qu’un dragon, Vladimir au nom de cirque a un surnom infantilisant : « Didi ».

Les anti-héros pratiquent le comique de situation, de gestes, de mots, de répétition. Les gags relèvent de la basse comédie, (pantalon tombé, corde qui casse) pour des clochards qui peinent à amuser, mais émeuvent par le pathétique, l’incapacité à faire aboutir une délibération vers des actes effectifs.

Le langage est pauvre, bref, coupé de « silences », sans rhétorique. Ces épaves humaines glissent vers le tragique devant le néant qui les caractérise. Le seul miracle serait la corde qui casse en les sauvant d’un suicide, d’une mort qui n’a pas plus de valeur que leur vie, mais en les privant de la liberté de choisir sa fin.

Autre miracle peut-être, Godot, ce personnage attendu, plus retardé que Tartuffe ou Athalie, puisqu’il ne vient jamais, écartant toute possibilité d’évolution dramatique. N’est-il qu’un homme, un « Monsieur » quelconque, un autre « clodo » pour approcher la sonorité de son nom ? En ce cas l’attente est grotesque, car le trio serait tout aussi pitoyable que le duo. Il est un attrape gogo (« Gogo » étant le surnom d’Estragon) un souvenir des godasses de ses trois traîne-godillots…

Reste l’improbable possibilité que dans Godot il faille entendre « God », Beckett parlant d’abord anglais, donc Dieu. Il a effet une « barbe blanche » (attribut de la sagesse et de la pureté du père vénérable), il « punirait » et permettrait que nos deux compères soient « sauvés ». Vladimir demande « Miséricorde » et le garçon qui donne des nouvelles bien floues de Godot, prophète dégradé, Messie parodique, dit « je crois », mais plus au sens de l’incertitude que de la foi.

Est-ce enfin une allégorie de la mort, du néant ? Beckett affirmait en vieux renard qu’il n’avait pas la moindre idée de qui était Godot, nom qui revient cinquante fois dans la pièce. Cependant, comme pour Dieu, il n’y a pas de preuve matérielle de son existence. Il n’a de sens que si les protagonistes croient en lui, restant le bâton de vieillesse d’une détresse pitoyable. Seul Godot les fait exister sur terre et sur une scène où le dénouement théâtral ne tient plus aucune promesse : Godot n’est pas venu, aucune résolution n’a établi un ordre, une justice, une métaphysique qui n’existent pas.

Sur la scène vide, le décor n’a qu’un « arbre » absurde. Si « Seul l’arbre vit », est-il une trace de l’arbre de vie de « La Genèse » dans La Bible, ou signale-t-il que la vie végétative est supérieure à celles des personnages ? Sa présence est aussi absurde que les démêlés de Vladimir et d’Estragon, pauvre succédané de campagne, alibi de décorateur ou parodie d’un sens divin. Effeuillé, arbre de mort, il ne permet que de se pendre, à moins qu’il reste une allusion à un théâtre mort (du moins pour Beckett) celui de Shakespeare, puisque c’est là un « saule », comme celui du suicide d’Ophélie. D’ailleurs les délibérations des candidats au suicide font écho au monologue, célèbre icône théâtrale, « Être ou ne pas être » d’Hamlet.

En un lieu improbable, un temps flou (« Le soleil se couche, la lune se lève. » ou « demain »)  un seul fait inaccompli, voilà qui serait un pied de nez à la règle des trois unités chère à Boileau. Il s’agit bien, après le mélange des genres, comédie et tragédie, qui permit aux Romantiques de bafouer le classicisme, de fonder un « anti-théâtre », un « théâtre de l’absurde ». Il y a effet plus de « silence » que de paroles, une absence caractérisée d’action, ou alors elle n’aboutit pas, une attente à jamais irrésolue, un nœud lâche qui ne trouve pas son dénouement, où la scène d’exposition est aussi lacunaire qu’interchangeable avec la fin, des péripéties dérisoires…

Cette déconstruction des genres théâtraux s’accompagne d’une érosion de la fonction de communication du langage, comme chez Ionesco dans La Cantatrice chauve, où les grands discours sont rendus impossibles, où une triviale stichomythie peine contre le silence. Dans les années cinquante, après le constat d’échec de l’humanisme et des lumières devant la seconde guerre mondiale, la Shoah et le communisme totalitaire, des auteurs (sans compter Sartre et son philosophique L’Être et le néant) Adamov, Ionesco, Beckett dressent le tableau d’une humanité abandonnée de Dieu (la « misère de l’homme sans Dieu », disait Pascal), dénoncent le vide métaphysique et le tragique de la condition humaine livré à la finitude, à l’impossibilité du bonheur. Leur pessimisme est noir, on s’amuse avec les dés absurdes des mots. « Rien n’est plus grotesque que le malheur » disait Beckett.

Vladimir et Estragon sont donc les miroirs d’une humanité désespérée qui ne sait plus que se divertir (au sens pascalien) d’une façon grotesque et pitoyable. Reste que ce théâtre, aux jointures de la tragédie et de la comédie, et aux personnages sans sens, n’est pas vide de sens : il parvient, y compris dans la tradition d’Horace, à « plaire et instruire », plaire avec une scénographie, un échange de réplique très novateurs, et instruire sur une condition humaine où, autant que Dieu, la catharsis nous est refusée, lors d’un sénouement irrésolu. « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » disait Gauguin dans un tableau pourtant situé dans les îles polynésiennes, ces lieux réputés paradisiaques…

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