Le style flamboyant de Jean-François Revel

Jean-François Revel, à la fois philosophe, pamphlétaire et journaliste, a adapté son expression au forum qu’il a choisi. Il préférait le débat public, où il faut hausser la voix pour se faire entendre, à la solennité confinée des amphithéâtres universitaires.

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Jean-François Revel (Crédits Elsa Dorfman, licence Creative Commons)

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Le style flamboyant de Jean-François Revel

Publié le 9 février 2017
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Jean-François Revel fut l’un des grands penseurs libéraux du XXe siècle.  Plus de dix ans après sa mort, sa verve et sa clarté nous font cruellement défaut.  Un Abécédaire de Jean-François Revel, publié par les Éditions Allary vise à illustrer son talent de polémiste.  L’un des compilateurs, Henri Astier, analyse l’écriture distinctive d’un philosophe pamphlétaire.

Par Henri Astier.

Jean-François Revel (Crédits Elsa Dorfman, licence Creative Commons)

Le premier essai de Jean-François Revel, Pourquoi des philosophes (1957), a dû son succès autant aux idées qu’il défend qu’à la manière dont elles sont exprimées.  S’il avait été écrit dans un style conventionnel, le livre n’aurait pas transformé un jeune inconnu en auteur reconnu.

Revel aurait pu, par exemple, critiquer le mandarinat en France en écrivant que « l’enseignement philosophique est dominé par des personnalités sans envergure dont le magistère incontesté nuit à l’originalité de la recherche. »  Un tel jugement n’aurait ni gêné ni séduit grand monde. Revel met les choses autrement.  Après avoir énuméré les pontes qui ont dominé la philosophie académique depuis le XIXe siècle, il écrit :

« C’est un cimetière de lieux communs, le chemin de croix de la platitude… Notre système universitaire permet à des médiocres, une fois parvenus à des postes importants, d’y fortifier leur confiance en eux-mêmes et d’exercer leur dictature sur les examens, les concours et les carrières…  On peut dire de ces idéalistes  (pour reprendre le mot de Proust à propos de Mme de Cambremer) que moins ils croient à l’existence du monde extérieur, plus ils travaillent à s’y tailler une place.»

Revel n’est pas plus tendre avec les célébrités philosophiques de son temps. Il qualifie Jacques Lacan de « Sacha Guitry de la psychanalyse », en raison de sa propension à se donner le premier rôle dans ses œuvres. Quant à Heidegger, Revel expédie un écrit sur l’art du Berger de l’Être en un paragraphe :

« Qu’il n’ait pas hésité à nous asséner une aussi pénible suite de brimades intellectuelles ; (…) une accumulation de lieux communs qui, depuis cinquante ans, servent d’abreuvoir universel à la critique littéraire et à la critique d’art; qu’il se soit borné à accrocher, en fait d’origine de l’œuvre d’art, ce pot-pourri de clichés à la locomotive de la rhétorique heideggérienne ; (…) voilà qui nous donne les plus grandes inquiétudes non seulement sur la philosophie de Heidegger, mais sur sa culture.»

Pourquoi des philosophes n’est pas une série d’attaques gratuites.  Revel passe en revue les écoles successivement en vogue au XXe siècle – bergsonisme, phénoménologie, existentialisme, etc. – pour arguer que sous des dehors révolutionnaires, elles participent toutes d’un spiritualisme préscientifique.  Alors que la philosophie a enfanté les Lumières, depuis le XIXe siècle les avancées de la connaissance se font en dehors d’elle.

Le philosophe comme superman de la pensée

Les discussions suscitées par le livre n’ont rien fait pour amener Revel à changer d’avis ou de ton.  Rendant compte de ces controverses dans La Cabale des dévots (1962), il y voit une confirmation de ses thèses et redouble de combativité.  Il dénonce la conception du philosophe « comme superman de la pensée », et repousse l’accusation de scientisme portée contre lui :

« Fort d’avoir confondu science et scientisme, les philosophes en déduisent admirablement que quiconque fait l’éloge de la connaissance exacte et de l’expression rigoureuse, et la préfère à une creuse verbosité, est un « scientiste », un naïf troufion de la piétaille, alors qu’eux, les pistonnés de la connaissance, ont été affectés sans stage préparatoire au Grand État-Major des concepts.»

Toutes les caractéristiques de l’écriture qui constitue la marque de fabrique de Revel éclatent dans ses premières œuvres : goût de la formule, vigueur polémique, recours à un vocabulaire non-technique pour exposer les notions les plus complexes ; et à l’humour pour illustrer les sujets les plus sérieux.

L’hyperbole ironique

Une des figures de style que Revel affectionne est l’hyperbole ironique. Dans La Cabale des dévots, il évoque ainsi une directive ministérielle des années 1950 engageant les professeurs de lettres à s’occuper de problèmes techniques plutôt que de théories abstraites :

« Jusqu’où n’allait pas, avant cette roborative mise au pas, le goût épuisant des jeunes Français pour la pensée pure et la seule poésie ? Ne voyait-on pas nos potaches, vautrés sur les divans, commenter inépuisablement tel poème de Levet, telle dissonance de Satie ?  (…) C’était l’agonie des jeux télévisés, la faillite des marchands d’appareils à sous, l’effondrement de la machine (…)  Du Français moyen expulsons donc l’esthète et tirons l’ingénieur. »

Le même type d’expansio ad absurdum est en évidence une vingtaine d’années plus tard, lorsque Revel décrit la conférence de presse où le Chancelier allemand Helmut Schmidt, pressé par les États-Unis, finit par reconnaître le rôle de l’URSS dans l’écrasement du mouvement Solidarité en Pologne :

« Poussant de longs soupirs, s’arrachant de la gorge des segments de phrases séparés par de longs silences accablés, souriant tristement avec l’amertume angélique du martyr aux abords de l’ultime sacrifice, Schmidt commença par se plaindre de l’agressivité de la presse américaine à l’égard de l’Allemagne depuis un mois, à propos de la Pologne (…)  Enfin, dans un murmure, une sorte de râle que l’accablement du chagrin rendit à peine audible, il articula que l’Union soviétique était « vraisemblablement pour quelque chose » dans l’instauration de la loi martiale en Pologne. Je suppose que dans les manuels d’histoire à l’usage des écoliers, qui, d’ici un siècle, après la victoire planétaire du communisme, seront répandus, tous identiques, dans le monde entier, on révèlera que Schmidt, ce jour-là, juste avant la conférence, avait été torturé et drogué par la CIA.»

Une autre constante du style de Revel pourrait s’intituler le « téléscopage analogique » :

« L’irruption de Malraux dans la littérature, entre les deux guerres, ressemble à celle, plus tard, du Cordobés dans la tauromachie. Le saisissement provoqué par son courage physique reléguait au second plan la question de son art. »

Rapprochons cette phrase du jugement que portera Revel en 1983 sur le rétablissement du contrôle des changes, que certains justifient par le précédent gaullien de 1968 :

« Il est paradoxal de voir les socialistes se proposer pour modèle ce que leurs prédécesseurs ont fait de moins glorieux.  À ce compte, nos généraux de 1940 étaient des génies militaires, parce qu’ils avaient suivi les enseignements mis en pratique par Napoléon lui-même à Waterloo.»

Revel affectionne particulièrement les métaphores sportives. Sur le réflexe qui consiste à présenter les vices de l’Occident comme inhérents au système capitaliste et ceux des pays socialistes comme accidentels, il écrit :

« Tout se passe donc comme dans un match de football où ne seraient inscrits au tableau d’affichage que les points perdus par l’une des deux équipes.»

Plus tard, il décrit la hâte avec laquelle l’ouverture opérée par Mikhaïl Gorbatchev fut saluée comme l’avènement de la démocratie mondiale :

« L’ingénuité doublée d’enthousiasme porte à prendre l’embryon pour l’adulte, ou même le faire-part de naissance du nourrisson pour la montée sur le podium du futur athlète vainqueur aux jeux olympiques que l’on espère le voir devenir.»

Inutile ici d’accumuler les citations. Les amateurs trouveront dans L’Abécédaire de nombreux échantillons savoureux de la prose de Revel. Mon propos est d’éclairer les raisons et les conséquences de ce choix stylistique.

Revel pamphlétaire

Souvent qualifié de pamphlétaire, Revel ne récusait pas ce terme. Toutefois, il était conscient de sa connotation dépréciative, et précisait que la littérature de combat n’a jamais été une simple question de ton : « Il n’y a de bons pamphlets que fondés sur des arguments et des faits.  Le pamphlet, la polémique d’humeur comme on dit, ne tient pas la route. »

Chez Revel, le pamphlétaire est indissociable du penseur. Ses accès d’humour et d’humeur sont toujours liés à des développements. L’imbrication de la philippique dans l’analyse présente par ailleurs une gageure pour le compilateur : retirées du puissant flot démonstratif qui les charrie, les pépites ne brillent pas de tout leur éclat.

« La polémique, écrit-il dans un article de 1964, est inhérente à toute pensée novatrice et n’a pas besoin d’être virulente dans le ton : Galilée, Darwin ou Freud étaient des « polémistes sans le vouloir ».  Cependant, poursuit Revel, cette forme de polémique malgré elle n’est pas toujours efficace » :

« S’il suffisait de démontrer, d’établir les faits, pour emporter la conviction ou même retenir l’attention, l’humanité serait sauvée puis longtemps. Nous vivrions dans un monde où le penseur réfuté exigerait lui-même que son éditeur envoie son livre au pilon, ou le professeur convaincu d’incompétence offrirait d’emblée sa  démission.» 

Dans En France (1965), il réaffirme la nécessité de frapper fort, et de façon répétée, pour faire mouche :

« Le bon goût français requiert – disent les Français – l’art de la litote.  En fait, ce qui n’est que suggéré risque fort de passer inaperçu, dans ce pays où, en politique comme en culture, tout est fondé sur la propagande, c’est-à-dire la répétition. Il est imprudent de croire qu’un lecteur français puisse assimiler plusieurs raisonnements et il vaut mieux, pour forcer le seuil de la conscience, lui exposer le même à plusieurs reprises.»

Revel a adapté son expression au forum qu’il a choisi. Il préférait le débat public, où il faut hausser la voix pour se faire entendre, à la solennité confinée des amphithéâtres universitaires. Mais ce choix de style tient aussi à la nature de ses idées.

Revel réaliste

On peut résumer celles-ci à la défense des bases de la civilisation occidentale : la démocratie, le marché encadré par la loi, la connaissance du réel. Cette dernière, pour Revel, est la plus importante car sans la prise en compte de la réalité, l’exercice des libertés politiques et économiques ne sert à rien. Or de telles idées ne sont pas nouvelles : les penseurs libéraux les martèlent depuis le XVIIIe siècle, avec un succès limité et sans cesse remis en cause.

Revel cherche moins à révolutionner la pensée qu’à défendre des valeurs élémentaires et rappeler des évidences. Il n’est pas un astrophysicien qui révèlerait l’équation différentielle permettant de calculer l’âge d’une galaxie ; il est un instituteur qui rappelle que deux et deux ne font pas cinq, contrairement à ce que beaucoup prétendent.

À travers son œuvre, Revel constate la difficulté qu’éprouve l’être humain à voir le monde tel qu’il est. Ce thème, abordé dès Pourquoi des philosophes, est l’objet de son livre le plus profond, La Connaissance inutile (1988), où il écrit :

« La libido sciendi n’est pas, contrairement à ce que dit Pascal, le principal moteur de l’intelligence humaine (…)  L’homme normal ne recherche la vérité qu’après avoir épuisé toutes les autres possibilités.»

Revel fournit dans ce livre mille exemples de résistance à l’information dans des sociétés où elle est largement disponible. D’où la nécessité d’une expression aussi frappante que possible, afin qu’elle trouve un écho dans cette chambre capitonnée qu’est le cerveau humain.  Il ne suffit pas de réfuter l’erreur : il faut l’écraser.

Revel trop mordant ?

Mais Revel n’y va-t-il pas trop fort ?  Un ton trop mordant n’est-il pas contre-productif ?  Ce reproche lui a été adressé par certains de ses défenseurs. Commentant La Tentation totalitaire en 1976, Maurice Clavel écrit : « Ce best-seller mondial est un échec, n’atteignant que les déjà  convaincus. »

À cela, Revel répondait qu’il est hasardeux de parier sur l’ouverture et la rationalité.  Personne n’avoue s’être trompé à la suite d’une simple lecture « à moins de n’être arrivé déjà, de façon autonome, à la lisière d’une telle prise de conscience ».

Revel n’écrit pas pour des adversaires qu’il considère imperméables à la démonstration. Il écrit pour ceux qui, à la suite d’un cheminement, conscient ou non, sont parvenus à un point où leurs opinions sont partiellement révisables. À ces esprits réceptifs, il entend administrer le choc nécessaire à la conversion.

Le style de Revel a pu, il est vrai, le desservir auprès d’intellectuels concevant mal qu’une pensée complexe puisse s’exprimer de façon limpide et lapidaire. Un débat qui a suivi la publication de L’Absolutisme inefficace (1992) fournit un exemple de cette incompréhension. Ce livre, où Revel critique la constitution de la Ve République, s’ouvre sur les phrases suivantes :

«Je prends ici la tâche de défendre François Mitterrand contre ses détracteurs. Je reconnais, certes, qu’il a, dans l’exercice de la fonction présidentielle, su conjuguer, en un désastreux et paradoxal mariage, l’abus de pouvoir et l’impuissance à gouverner, l’arbitraire et l’indécision, l’omnipotence et l’impotence, la légitimité démocratique et le viol des lois, l’aveuglement croissant et l’illusion de l’infaillibilité, l’État républicain et le favoritisme monarchique, l’universalité des attributions et la pauvreté des résultats, la durée et l’inefficacité, l’échec et l’arrogance, l’impopularité et le contentement de soi.  Je le reconnais, mais je me propose de démontrer que le coupable de ces maux n’est pas l’homme, c’est l’institution.»

Cette entrée en matière résume de façon plaisante le propos du livre.  Mais ce n’est pas ainsi que l’a lue Olivier Duhamel.  Invité à porter la contradiction à l’auteur dans sur France Culture, le constitutionnaliste s’est exclamé : « Jean-François Revel est sur le terrain de la plaisanterie quand il explique que Mitterrand est inattaquable. »  Ce n’est pas que Duhamel sous-estimât son interlocuteur.  Mais pour lui, Revel cache dans son exorde le sérieux de sa pensée par un exercice de chansonnier.

Revel ou l’apparence de la frivolité

Si pour un critique équitable comme Duhamel, l’écriture de Revel donne l’apparence de la frivolité, pour ses adversaires idéologiques elle est la marque d’un esprit réactionnaire.  Ajoutée à son anticommunisme et sa foi dans le libéralisme, cette écriture serait une preuve de plus de sectarisme, voire d’extrémisme. Certains associèrent Revel à la Nouvelle Droite !

Ces inepties sont entretenues par l’assimilation commune d’un style féroce à une pensée extrême. Or rien n’est moins vrai. Si Léon Bloy, Léon Daudet, Céline, ou Jonathan Swift, étaient des fanatiques, d’autres pamphlétaires illustres, tels Benjamin Constant, Taine, Zola, Benda ou Orwell, ont combattu les extrémistes de leur époque. Revel illustra en notre temps le mariage du jusqu’au-boutisme stylistique et de la pensée modérée.

La difficulté à concevoir un tel mariage priva Revel de contradicteurs sérieux. Il fut facile de faire passer ses essais caustiques pour des épanchements de bile, des best-sellers de circonstance.  Cela explique en partie l’oubli qui le recouvre aujourd’hui. Mais il reste aux partisans de Jean-François Revel un espoir : celui que son style, facteur de succès public mais aussi d’incompréhension critique en son temps, vaille à ses livres la faveur d’une postérité moins fixée sur les circonstances qui les ont vu naître. La qualité d’une écriture, contrairement à celle d’un régime politique, est un gage de survie. On peut espérer que Revel sortira un jour du purgatoire pour prendre sa place non seulement parmi les grands pamphlétaires, mais surtout parmi les grands penseurs libéraux français.

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  • Un article qui me rappelle tellement bien Revel que les moins de vingt ans …
    Oui, il nous manque !

  • Les commentaires sont fermés.

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