Cinq vérités géopolitiques essentielles selon Zbiegniew Brzezinski

Le plus influent artisan de la politique étrangère américaine recommande vivement aux États-Unis d’assumer leur repli et de se réconcilier avec la Russie et la Chine afin de « redéfinir une architecture mondiale du pouvoir »…

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Cinq vérités géopolitiques essentielles selon Zbiegniew Brzezinski

Publié le 26 janvier 2017
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Zbigniew Kazimierz Brzezinski est né en 1928 à Varsovie (Pologne). Son père diplomate était en poste au Canada lorsque le pacte germano-soviétique fut signé et ne put donc rentrer avec sa famille au bercail. Plus tard, « Zbieg Brzez » épousa  Émilie-Anne Benes, nièce de l’ancien président tchécoslovaque Edvard Benes. Ce parcours personnel expliquerait-il, parmi d’autres facteurs, son aversion profonde pour l’URSS et/ou la Russie ?

Après avoir consacré sa carrière académique à étudier le totalitarisme soviétique et à forger une vision géostratégique sur le rôle prépondérant de l’Amérique dans le monde, Brzezinski gravit les échelons au département d’État et en devint le secrétaire sous l’administration Jimmy Carter (1977-1981). Il fut également membre du Council of Foreign Relations (CFR), du National Endowment for Democracy (NED), de divers think tanks et organismes spécialisés dans la défense et/ou la politique étrangère, eut l’oreille du président George Bush père au plus fort de la chute de l’URSS, et conseilla le futur président Barack Obama en affaires étrangères au cours de sa campagne électorale.

Livre de chevet des présidents américains

Son très fameux ouvrage « Le Grand Échiquier. L’Amérique et le reste du monde » figure parmi les livres de chevet des présidents américains, secrétaires d’État et chefs du Pentagone, et imprègne fortement la politique étrangère et de défense des États-Unis.

Ces extraits ont été volontairement sélectionnés pour leur clarté et leur percussion mais ne sauraient résumer à eux seuls cette œuvre très dense :

« Il est indispensable que l’Amérique contre toute tentative de restauration impériale au centre de l’Eurasie […] Le choix européen est la seule perspective géostratégique réaliste qui permettra à la Russie de retrouver un rôle international et les ressources nécessaires pour engager sa modernisation. Par Europe, nous entendons l’ensemble géopolitique uni par le lien transatlantique et engagé dans l’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN […] Telle est l’alliance qui profitera à la Russie et lui évitera de s’enfoncer dans un isolement géopolitique néfaste […] Du point de vue américain la Russie paraît vouée à devenir un problème : si sa faiblesse exclut de la considérer comme un partenaire, les forces qu’elle conserve ne nécessitent pas l’application de soins d’urgence. […] Même si une alliance stratégique solide de la Russie avec la Chine ou avec l’Iran a peu de chances de se concrétiser, l’Amérique doit éviter de détourner Moscou de son meilleur choix géopolitique […] Par ailleurs, les Chinois se montrent sensibles aux réserves doctrinales que les États-Unis émettent à l’égard de leur régime national. La Chine considère donc les États-Unis comme le principal obstacle à sa quête d’une prééminence mondiale, mais égaIement à l’affirmation de sa prédominance globale. Dans ces conditions, la collision entre la Chine et les États-Unis est-elle inévitable ? […] Quelle forme concrète et acceptable du point de vue américain doit revêtir la montée de la Chine en tant que puissance régionale dominante et quelles limites doit-on fixer à ses aspirations au statut de puissance globale? […] En réalité, si la Chine s’oppose aux États-Unis, ce n’est pas tant à cause des actions de ces derniers qu’en raison de la position qu’ils occupent aujourd’hui. La Chine considère que les États-Unis exercent une hégémonie sur le monde et que leur présence même dans la région, qui repose sur la domination du Japon, contribue à restreindre l’influence chinoise […] Aussi, en raison de ce qu’ils sont et de leur simple présence, les États-Unis deviennent involontairement l’adversaire de la Chine au lieu d’être leur allié naturel. »

Néanmoins, tout semble indiquer que l’Europe ne constitue plus le meilleur choix géopolitique pour la Russie en pleine résurgence stratégique malgré une économie stagnante… et qui se rapproche d’une Chine devenue aussi incontournable qu’ambitieuse dans la zone Asie-Pacifique et détenant désormais le premier PIB mondial.

L’alliance stratégique en formation accélérée de ces deux puissances, sous la pression d’une « quasi guerre froide 2.0 » les opposant aux États-Unis, laissent présager un condominium ou hinterland eurasien tant appréhendé par Zbieg.

Le retournement des alliances

En outre, l’annexion de velours de la Crimée – opération menée « en-dessous du niveau de la guerre » (cf. Michel Goya), le naufrage de l’Ukraine et la guerre en Syrie ont considérablement redoré le blason de la Russie, qui renforce de surcroît ses liens avec la Turquie, l’Iran et les pétromonarchies du Golfe arabe. Les visées territoriales de Pékin en Mer de Chine méridionale et le retrait des États-Unis du Traité Trans-Pacifique (également conçu pour un encerclement commercial du « Dragon Rouge ») offrent à la Chine d’immenses marges de manoeuvre pour consolider son influence et sa puissance dans l’espace asiatique.

Last but not least, les États-Unis ont sévèrement pâti des errements stratégiques des administrations W.Bush et Obama (Afghanistan, Irak, Libye, Ukraine, Syrie) et grandement entamé leur crédibilité sur la scène internationale.

Ce tableau général a certainement incité Zbieg à réviser ses fondamentaux : « l’ère de leur domination mondiale prenant fin, les États-Unis doivent prendre la main pour redéfinir l’architecture du pouvoir mondial. » | Vers un réalignement mondial (The American Interest)

Muni d’une grille de lecture américano-centrée et donc quelque peu hérétique pour l’observateur extérieur, le théoricien de 88 ans dresse ses cinq vérités essentielles :

  •  Les États-Unis resteront une superpuissance tous azimuts mais compte tenu de la complexité des évolutions géopolitiques et des équilibres régionaux, ne sont plus « une puissance impériale globale. »
  • La Russie vit la douloureuse phase finale de son empire post-soviétique mais, pour peu qu’elle fasse preuve de sagesse, deviendra probablement un État-nation européen de premier plan.
  • La Chine émerge en future rivale de l’Amérique, renforce lentement mais sûrement sa puissance technologique, militaire et navale, se garde de toute confrontation trop coûteuse et trop risquée avec l’Amérique, mais doit finement manœuvrer sur sa scène intérieure afin de ne pas entraver son succès économique.
  • L’Europe ne comptera pas parmi les poids lourds de la scène internationale mais jouera un « rôle constructif » en faveur du bien-être commun, contre les menaces transnationales, au sein de l’OTAN, et dans la résolution de la crise Russie-Ukraine.
  • Le monde musulman demeure violemment tourmenté par un traumatisme post-colonial et mu par des motivations religieuses à la fois fédératrices et très clivantes, du fait notamment des schismes séculaires au sein de l’islam.

Qu’entend Zbieg par « architecture mondiale du pouvoir » ? Serait-ce plutôt une architecture trilatérale de sécurité supervisée par les États-Unis, la Russie et la Chine ? S’agit-il d’une future gestion conjointe des crises & risques sécuritaires dans le monde ? Impliquera-t-elle une reconnaissance implicite des zones d’influence propres à chaque grande puissance assortie d’une entente mutuelle de non-ingérence ? Que deviennent l’OTAN, l’OCS et les Nations-Unies dans ces perspectives ?

« Considérées ensemble comme un cadre unifié, ces cinq vérités nous disent que les États-Unis doivent prendre la tête du réalignement de l’architecture mondiale du pouvoir afin que la violence qui éclate au cœur ou au-delà du monde musulman – et, éventuellement, dans le tiers-Monde – soit contenue sans détruire l’ordre global […] Les souvenirs politiques longtemps réprimés alimentent en grande partie l’éveil soudain et explosif provoqué par les extrémistes islamiques au Moyen-Orient. Mais ce qui se passe au Moyen-Orient aujourd’hui peut être le début d’un phénomène plus vaste à venir en Afrique, en Asie… »

Dans ce contexte impossible, les États-Unis, la Russie et la Chine (qui devra être plus audible et plus active face aux futures crises) feraient mieux de s’accommoder de leurs zones d’influences respectives, de développer une solide coopération triangulaire, et entreprendre la même démarche avec des puissances régionales du monde arabo/musulman, et ce, afin d’élaborer un cadre élargi de stabilité internationale.

Contre l’usage obsessionnel de la force

Zbieg insiste sur la nécessité d’extirper l’Arabie Saoudite du wahhabisme et propose d’inclure dans ce vaste programme « les alliés européens […] qui peuvent encore être très utiles à cet égard. »

Pour couronner cette drastique réinvention de ses classiques, il émet une mise en garde sur l’usage obsessionnel de la force, probablement à l’intention de ses cadets et de leurs homologues Russes et Chinois :

« L’alternative à une vision constructive, et spécialement la recherche d’une issue militaire et idéologique imposée unilatéralement ne peut que prolonger inanité et autodestruction. Pour l’Amérique, la conséquence peut être un conflit durable, de la lassitude et même possiblement un retrait démoralisant sur un isolationnisme pré-XXème siècle. Pour la Russie, cela pourrait signifier une défaite majeure, augmentant la probabilité d’une subordination, d’une manière ou d’une autre, à la prédominance chinoise. Pour la Chine, cela peut annoncer une guerre, non seulement avec les États-Unis mais aussi, peut-être séparément, avec le Japon ou l’Inde, ou les deux. Et, dans tous les cas, une phase longue de guerres ethniques, quasi religieuses, au travers de tout le Moyen-Orient avec un fanatisme auto-justifié qui engendrerait des effusions de sang dans et hors de la région, et une cruauté croissante partout. »

Henry Kissinger, autre gourou de la politique étrangère américaine et ancien secrétaire d’État (sous les administrations Richard Nixon et Gerald Ford), avait précédé Zbiegniew Brezinski dans « Do We Achieve World Order Through Chaos or Insight ? » (Der Spiegel) et remettait sérieusement en question la politique étrangère de l’administration Obama. Depuis peu, il conseille le président Trump en vue d’un rapprochement graduel avec la Russie.

Quels regards portent les chancelleries européennes sur ces futurs conditionnels ? Que deviendraient le destin, l’influence et les intérêts de l’Europe si cette architecture trilatérale de sécurité (États-Unis, Russie, Chine) prenait forme ?

En savoir plus :

1.    Zbiegniew Brzezinski : Toward a Global Realignment (The American Interest)

2. Zbiegniew Brzezinski : Le Grand Échiquier. L’Amérique et le reste du monde (Fayard/Pluriel)

3.    Trump signe l’acte de retrait des Etats-Unis du Partenariat transpacifique (Le Monde)

4.  Henry Kissinger : ‘Do We Achieve World Order Through Chaos or Insight?’ (Der Spiegel)

5.    Kissinger, a longtime Putin confidant, sidles up to Trump (Politico)

Sur le web

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  • Ce bon Zbigniew est de la classe des plus grands hommes politiques de notre temps, une intelligence et un parcours exceptionnels, malheureusement gâchés par sa collaboration avec le pathétique marchand de cacahuètes. Mais c’était un sacrifice nécessaire pour contribuer à rendre le monde un peu meilleur.

    • Excellent commentaire Cavaignac ; j’avais quelques réserves sur ce « bon Zbigniew » mais son analyse actuelle est tout bonnement remarquable.
      Il faudrait dissoudre l’OTAN et créer une alliance de fait US, Europe et Russie contre l’horreur islamique.

  • Beaucoup de propos absurdes et contradictoires dans les pensées de ce vieux conseiller géopolitique.

  • Les commentaires sont fermés.

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